Chapitre 75 : Danser avec le colosse enflammé

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 Elle ne pouvait s’empêcher de grelotter, mais la fin des gros “Boum”, des cris terrifiants et de la musique oppressante l’exhortait à sortir de la cachette qu’elle s’était construite avec les draps et les meubles de sa chambre. 

 Esseulée et hagarde, elle scruta les décorations d’enfants, renversées par les multiples secousses de la nuit. Seuls ses crayonnages aux murs demeuraient intacts, les fissures les évitant comme par miracle. 

 Ses oreilles perçurent des bruits de pas se presser dans l’immeuble. « Y a quelqu’un ? », Tehani serra ses mains contre son corps frêle et recula vers la fenêtre. Les chauds rayons du soleil détendirent son dos. La petite fille tourna son regard vers le ciel, visible au-delà de la rangée de toits. 

Elle n’avait jamais vu les nuages défiler aussi vite, quand une lueur fila au-dessus de ses yeux. 

« Oh... », elle étouffa sa réaction et porta les mains à sa bouche : ça avait l’air d’être une femme. Elle sautait de toit en toit comme si elle était suspendue dans les airs, luisant de toutes les couleurs. Une trainée de poudre scintillait dans son sillage. Aussi, deux longues “choses” semblaient pendre de son cou. 

 Soudain, la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas. Son cœur loupa un battement. Tehani regarda sa cachette : si son esprit y était déjà, son corps restait paralysé. 

 Elle se mit à trembler de plus belle et sentit sa vessie se relâcher quand la porte de sa chambre valdingua à son tour. Tehani poussa un cri strident, à en déchirer les tympans. 

– Oh non non, c’est pour te sauver ma petite, désolé désolé ! s’exclama le grand garçon blondinet en gigotant des mains comme pour chasser les mauvais esprits. 

Tehani le fixa en écarquillant ses mirettes. Elle reconnaissait l’accoutrement, mais ne savait plus si elle devait avoir peur ou se jeter dans ses bras : il portait les bas d’une tenue de milicien, mais cette dernière n’avait plus grand-chose de blanc, tout comme sa chemise déchirée. 

– Vraiment désolé petite. À la base je ne suis pas sauveur moi, mais on m’a dit qu’il y avait une petite fille restée ici, c’est toi ?!

Le “demi-milicien” s’accroupit, fit un large sourire et ouvrit ses bras.

Les larmes se mirent à couler quand ses pieds avancèrent instinctivement vers le jeune gardien. Tehani fit le dos rond au moment d’effleurer la main du milicien. « Voilà, c’est ça... », dit-il en la prenant contre lui. La chemise encrassée salit sa nuisette dès le premier contact. De plus, il avait l’odeur d’un animal de la forêt. Tehani se frotta autant les yeux que les narines. 

 « Ah oui... », le milicien la décolla. Ses mains réchauffées sur les épaules frêles de la petite suffirent à la rassurer.

 – Tu t’appelles comment ? demanda-t-il d’une voix douce.

 – Te...Tehani.

 – Très bien Tehani, ne bouge pas, juste un instant.

 Le milicien se leva, marcha quelques pas en arrière et hurla « Ouaaaaais, j’ai ré-u-ssi » en gesticulant des bras à chaque syllabe. Passée la surprise, Tehani échappa quelques rires qui firent gargouiller son ventre.

 – Oh, tu dois avoir faim ? s’enquit-il en revenant à ses côtés. Écoute, moi c’est Gojïn, le milicien Gojïn Hiegel, et je vais te sortir de là. Tu veux retrouver ta famille ?

 Tehani hocha la tête avant qu’une question ne la taraude :

 – Les... les méchants, ils sont partis ?

 – Les gros méchants ne sont plus là et les petits qui restent vont être capturés par la vaillante Milice de Golèn. Tout est fini, Tehani.

 À ces mots, sa poitrine se réchauffa à son tour.

 – Et heu... C’était quoi la chose qui volait ?

 – La chose qui volait ?

 – Oui... y avait plein de couleurs. Elle volait sur les toits, elle était jolie...

 Gojïn fronça les sourcils. Il n’arrivait pas à déchiffrer les mots de la petite.

Soudain, la réponse lui parut évidente :

 – C’était une fille comme toi ?

 – Elle était plus grande – Retrouvant son enthousiasme, Tehani mima la hauteur avec son bras –, Tu la connais ?

 – Eh eh, c’est Lonka ! Lonka la fille-méduse ! – Gojïn leva le bras et joua du biceps pour accentuer sa palabre – ! Et elle vient de punir tous les vilains.

 « Wouaah », Tehani écarquilla grand les yeux. 

***

 L’épave de l’arche se fractionnait et coulait lentement dans la baie de Tabantz, ses morcellements flottant jusqu’au seuil de l’assemblage de bâtiments montés sur pilotis.

 Sous l’eau, sa vue devenue floue distinguait tout de même les morceaux de ferrailles et les corps de ses geôliers, fondant à présent dans l’obscurité. L’image d’un torrent de lasers, larges comme des mâts, pulvérisant chaque segment de la Berosswald lui restait en tête. Kalah, tout est ta faute ! éructa Xhilna en son for intérieur. 

Miraculée, elle peinait à rejoindre la surface. Plusieurs de ses os étaient cassés et chaque mouvement lui procurait la douleur intense d’un corps qui se déchirait. 

 Le sang s’écoulait à nouveau de la plaie sur son crâne, ajoutant un filtre rouge supplémentaire à ces abysses désolés.

 La guerrière d’Er Zfrazim serra les dents et, enivrée de l’énergie de la haine, battit des pieds pour s’extirper des flots. Elle sentit ses poumons imploser sous le manque d’air et battit plus fort encore, hurlant les dernières bulles qui lui restaient.

 La couche de l’eau n’était plus qu’à quelques pieds, obstruée par des débris flottants. Enfin ! pensa-t-elle au moment d’en sortir dans une éclaboussure. La puissante lumière du soleil fut la première chose à frapper sa rétine. Elle prit une grande inspiration et s’agrippa à un gros morceau d’arcature en bois. 

 Elle mit du temps à reprendre ses esprits, exténuée, endolorie et fiévreuse. 

La carcasse éventrée de la Berosswald, gisant et fumant dans la baie, obstruait son champ de vision. Elle se tourna : un escalier de pilotis formait plusieurs petites terrasses qui remontaient jusqu’à la structure lactescente des gardiens de la cité. 

 Elle se frotta les yeux : sur la terrasse du milieu, une femme se tenait là, avachie et adossée à la marche. Une traînée de sang suivait ses traces, remontant jusqu’à une fenêtre claustrée dans la paroi arrondie du quartier général. 

Elle était agonisante, peut-être déjà morte, mais surtout... C’est impossible !! C’est vraiment elle ?! Xhilna se mordit les lèvres. Sa rage brûla ses entrailles. 

Elle se hissa sur le rondin avec une force retrouvée, fixant sa proie malgré le sang perlant à ses sourcils. 

 « Eh, toi ?! », hurla-t-elle depuis son bout de bois émergeant. La femme en armure tourna ses prunelles marron clair vers elle. Ses rétines livides luisaient aux rayons du jour. Xhilna esquissa un sourire en observant le nombre de blessures qui la rendait à sa merci. Parmi les entailles et les ecchymoses, des flèches étaient plantées dans son corps.

 Xhilna se tortilla sur le débris flottant, agrippa une écharde d’un pied de long et l’arracha du bois dans un grognement animal.  

Munie de son arme de fortune, elle se laissa tomber dans la baie pour rejoindre dans une nage bancale la première terrasse à flanc d’eau. 

 La femme en armure la regarda se hisser, lentement mais sûrement, de marches en marches, traînant dans son sang tel un gros ver de terre dans la boue. 

 À bout de souffle, Xhilna grimpa et rampa jusqu’à elle, son bout de bois tenue comme un glaive.

 Le contrecoup de son effort freina son extase. Elle perdit ses sens et ses repères. 

 Une lueur brillait au loin et derrière elle, des ombres fondaient dans le ciel. Les fumées s’échappant de la ville se rejoignaient dans des volutes géantes, façonnées par le vent. 

La lueur se rapprochait. 

La femme en armure la regardait, hagarde, prête à accepter son sort. Xhilna se releva. L’environnement tournait. Elle ne se sentait pas bien, mais celle qui l’avait battue devait mourir de sa main. La lueur s’arrêta sur le toit de la structure lactescente. Les traits d’une femme se dessinaient. 

Non, pas elle ! Xhilna reconnut les tentacules. La fille-méduse sauta du toit. 

Xhilna usa de ses dernières forces pour brandir sa lance au-dessus de la femme estropiée.

 Puis elle sentit son souffle se couper net. 

Elle baissa les yeux à l’extrémité du tentacule qui venait de la pourfendre dans le dos. La guerrière d’Er Zfrazim, tenue debout par le monstrueux bras mécanique, perdit l’usage du toucher et de l’odorat. Elle se tourna vers la fille aux yeux rougeoyants, enveloppée d’une nappe symbiotique, translucide et brillante. « Je suis désolée... » fut la dernière chose qu’elle entendit avant de perdre l’ouïe. 

Le regard sanguin de la chimère, expression de la peine et de la haine, absorba les dernières bribes de sa conscience.

***

 « Irina, tu m’entends ? », Lonka n’osait toucher le corps gisant de la capitaine Morgän, qui tourna la tête et les yeux vers elle en signe de vie. « Ne t’en fais pas, ça va aller », répondit-elle d’une voix douce et faible. Lonka haleta à l’écoute de ces mots et posa les mains sur ses genoux, accablée par le poids de son propre corps. 

Elle sentit ses nerfs se relâcher, mais ses larmes n’avaient plus l’énergie de monter. 

 Les tentacules se rétractèrent lentement. La sève coula le long de son corps, perdant peu à peu ses radiances. « Aaaaaah ! », Lonka hurla, tentant d’expulser le trop-plein d’émotions qui brûlait dans ses entrailles. 

 Elle se redressa. Elle avait réussi.

 Après avoir sauté de l’obusier, elle s’était occupée de deux chars en même temps. Acharnée, elle avait fait un carnage, comme possédée par une autre entité. Elle avait descendu la ville en neutralisant chaque barbare se trouvant sur son chemin, avant de sauter de toit en toit, de ruine en ruine. Enfin, trop pressée pour s’occuper des bastions avazen restés à l’entrée du District de la Milice, elle contourna la structure pour trouver celle qu’elle était venue chercher. 

 L’instinct.

 Exténuée, elle souffrait des marteaux cognant dans son crâne. Les teintes se fractionnaient à sa vue, les couleurs vives agressaient ses rétines, seulement humidifiées de fatigue. 

 Elle jeta un regard à cette Avazen qu’elle venait de transpercer de son tentacule. L’espace d’un instant, elle sembla reconnaître ce visage, tordu par la douleur et la haine, mais la substance abandonnant le corps de la fille-méduse recouvrit la guerrière. Tel un être vivant emportant son trophée, la sève fit tranquillement glisser le cadavre de la terrasse. Ça alors… Lonka resta pantoise, palpant ses bras dénudés devenus collants. 

Les cris des Avazen résonnèrent au loin. Lonka se tourna alors vers le ciel de Tabantz où elle constata, rassurée, une rangée de croiseurs de la Milice descendre vers le port.

 Elle s’affala à côté du capitaine, qui fixait maintenant la baie de Tabantz. 

 – Que se passe-t-il en ville ? demanda-t-elle, reprenant un grain de rigidité dans la voix.

 – On a gagné, Irina. On a détruit leurs arches et leurs chefs barbares sont morts... – Lonka eut un hoquet, chamboulée de mettre des mots sur l’absence soudaine de ces menaces – Il... il reste encore quelques barbares en ville, mais y a tous les renforts qui arrivent. Ils vont nous sortir de là...

 Irina sourit.

 – Et toi, ça va ? demanda-t-elle après un temps de silence.

 Lonka regarda ses mains. Des croûtes de sang s’étaient formées sous la substance visqueuse qui lui avait servi de seconde peau. Elle sentit ses extensions s’empiler dans sa nuque, leur pointe passant sous ses cheveux.

 – J’ai tué beaucoup de gens, cette nuit, répondit-elle, désœuvrée.

 – Et ce matin aussi ! s’esclaffa fébrilement la capitaine. Je savais que t’étais un danger majeur.  – En voyant son regard atterré en guise de réaction, elle ravala douloureuse sa salive et reprit son sérieux – Eh... Lonka... Merci pour tout. Quand tu verras Deön et les autres, remercie-les aussi, au nom de tout Suän Or.

 – Tu auras l’occasion de le faire toi-même, Irina, tiens bon.

 – Peut-être bien, dit-elle dans un sourire. C’est plus résistant que je ne le pensais, un humarion...

 – Je ne m’en rendais pas aussi compte sur Nygönta...

 Irina fixa de nouveau l’horizon. Les rayons câlinaient sa chevelure noire.

 – Rappelle-moi, tu appelles comment le soleil, d’où tu viens ?

 Lonka tourna les yeux vers l’astre chaleureux.

 – Le colosse enflammé.

 – Voilà, le colosse enflammé, c’est beau comme expression.

 – Je trouve ça plus joli que “soleil”, en effet, s’esclaffa Lonka malgré la douleur qui secouait ses entrailles.

 – Et dis-moi, Lonka. Tu aimes quelqu’un ?

 Lonka tiqua et fit de grands yeux ronds. Irina ne pouvait s’empêcher de garder un sourire en coin, mais insista du regard. Elle voulait une réponse.

 – Heu... Heu... Je n’ai pas vraiment réfléchi à ça. 

 – Vraiment jamais ? Par exemple... avec qui voudrais-tu danser pour fêter cette victoire ?

 Lonka se sentit rougir. Elle n’avait pas la réponse à cette question. Son ventre gargouilla, ce qui fit rire la capitaine.

 – Tu devrais aimer quelqu’un, Lonka. 

 Irina tourna de nouveau la tête. Elle perdit son sourire, mais conservait une expression apaisée.

 – Et... Toi ? Tu voudrais... danser avec qui ?

 – Moi... – Irina fixa l’astre rayonnant. Sa rétine se mit à luire intensément. – Moi, j’aimerais danser avec le colosse enflammé, ce soir.

 Lonka mit du temps à comprendre ce qui semblait clocher dans cette phrase. Elle gloussa et retrouva le sourire. 

 Elle se dépoussiéra les mains sur le muret en bois et frotta ses yeux avant de regarder la baie fumante.

 – Quand j’étais sur Nygönta, mon frère me disait souvent qu’il avait telle ou telle amoureuse. Ça me faisait rire, mais je ne comprenais pas comment ça marchait. Pourquoi papa était avec Jewesha ? Pourquoi les garçons et les filles se tournaient autour ? À part me faire rire, j’... – Lonka plissa les yeux. Elle sentait la brûlure s’intensifier dans ses entrailles – j’avoue... ça me rendait un peu nerveuse. Je voulais connaître aussi, peut-être. Et ici y a peut-être... – Lonka se sentait de plus en plus nerveuse. Elle perdit ses mots, puis se détendit en se plongeant dans la contemplation des épaves géantes – Enfin, je ne sais pas. D’ailleurs...

 Lonka jeta un œil à Irina. Elle continuait de fixer le soleil, immobile.

 Lonka suivit son regard, mais la puissance de l’astre lui brûla la rétine. « Eh ! Mais arrête de faire ça, tu vas te rendre aveugle ! », malgré l’entrain soudain, Irina ne réagit pas. « Irina ? ».

 Le silence s’installa.

 Ses lèvres tremblaient de comprendre lorsque Lonka approcha sa tête : Le visage de la capitaine Morgän était pâle ; ses rétines avaient blanchi. 

Posture droite, épaules relâchées, Irina restait posée, là, s’abandonnant tranquillement aux bras du colosse enflammé.

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