IV.

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    Nous passâmes la frontière polonaise un après-midi particulièrement glacial. Nous n’avions toujours aucune explication sur ces flocons rouges suspendus en l’air. Les nuages incarnats poursuivaient leur chemin dans le ciel, le vent soufflait par moment, et les températures variaient toujours selon le soleil. Mais les flocons, eux, ne bougeaient pas. Ils constellaient invariablement les paysages russes et biélorusses comme quelques éclaboussures surnaturelles. Certaines des personnes rencontrées nous avaient assuré que, dans d’autres endroits, les gouttes d’une pluie de sang s’étaient figées de la même manière et que les vagues des océans avaient également pris cette couleur inquiétante.

    Baigner dans cette atmosphère rendait l’esprit malade. J’avais la sensation que plus jamais je ne verrai le bleu du ciel d’autrefois. A jamais, ces nuages sanguinolents et ces flocons carmin. Un enfer froid et embrasé.

 

    Nous galopions ainsi depuis des jours, des semaines peut-être, lorsque les éclats rouges disparurent petit à petit de notre chemin. Plus de neige suspendue. La Pologne nous offrait enfin une route libre de toute neige infernale.

    Je levai les yeux au ciel. Les nuages rougeoyants semblaient plus sombres sur cette terre, sûrement parce qu’ils étaient plus bas ce jour là. Je réfléchis un instant. Je n’avais aucun souvenir de pluie depuis la Levée du Voile. Pourtant, la végétation paraissait bien plus abondante qu’autrefois. En y repensant, même en pleine Sibérie, la taille des plantes m’avait paru étonnante pour la saison.

    J’avais, en mon for intérieur, la certitude que la flore avait aussi changé. La Levée du Voile avait tout modifié, et pas seulement les animaux. Sans me l’expliquer, j’avais cette conviction et je savais que je ne me trompais pas. Comme une préscience. La même qu’avait évoquée Syrine, plusieurs fois, depuis notre Réveil.

    Notre première journée en Pologne me réconforta donc au-delà de ce que les mots peuvent exprimer. Et, même s’ils n’en dirent rien, mes deux mentors paraissaient aussi soulagés de ne plus traverser ce perpétuel mur écarlate. Nous étions donc d’humeur à nous détendre un peu.

    Nous nous installâmes au pied d’un arbre pour passer la soirée. Le résineux était bien plus grand que tous ceux que j’avais pu voir en Russie. Plus nous avancerions, plus il serait difficile d’éviter les villes. Cette partie du voyage ne nous enchantait guère. Les émeutes dont nous avions entendu parler nous effrayaient. L’être humain est souvent cruel lorsqu’il est livré à lui-même, surtout lorsqu’il a peur. Rien ne nous permettait d’espérer qu’un semblant d’ordre avait été réinstauré. Nous aurions, tôt ou tard, à affronter l’anarchie.

    Un autre problème se posait. En parcourant les campagnes et les petits villages isolés, nous avions, certes, minimisé les risques, mais nos informations étaient tout aussi minimes. Assistions-nous à la fin de notre civilisation ? Dans quel état se trouvait le pays d’origine de Kami et Syrine ? Hormis nos quelques pressentiments, et les maigres observations faites en chemin, nous ne savions rien.

 

    « Une vodka, mon jeune ami ? » m’interpella Kami. J’attrapai le verre glacé agité sous mon nez et y plongeai les lèvres tout en l’observant.

    — Mais où as-tu trouvé cette bouteille ? s’exclama Syrine en m’imitant.

    — Dans la ferme bien sûr. J’en ai récupéré quelques unes. Et j’ai même des cigarettes. Il en alluma une avec les flammes de notre feu de camp. Ça fait du bien, souffla-t-il.

    Ses yeux, si particulier avec ses iris gris aux éclats violets, s’embuèrent sous les lampées de vodka. Ses joues de porcelaine rougissaient alors qu’il se levait pour nous haranguer.

    — Alors que savons-nous ? La Bête protégeait l’énergie en de multiples endroits sur cette planète. Les Descendants d’Eren ont libéré cette énergie, un rite appelé la Levée du Voile, ce qui a conduit notre monde à changer. Toute technologie a disparu, les êtres humains sont devenus télépathes, certains portent une marque au poignet et sont dotés d’une préscience. Les animaux et la végétation ont également muté, le climat semble bouleversé, le ciel, les nuages et l’eau sont devenus sanguinolents. Et, si vous voulez mon avis, nous n’avons encore rien découvert de notre Nouveau Monde.

    Nous ne lui répondîmes pas. Ce résumé n’était pas de nature à galvaniser les troupes. Du bout de l’ongle, il griffa la cicatrice qui barrait le côté droit de son visage, puis se laissa retomber sur le sol, silencieux.

    La soirée fut, tout de même, la plus agréable de toutes celles que nous avions vécues depuis la Levée du Voile. Après le petit discours stérile de Kami, nous nous lançâmes sur des sujets plus légers. Nos discussions s’éternisèrent jusque tard et mes amis, sous l’impulsion de l’alcool sûrement, avaient semblé oublier leurs blessures pour retrouver un peu de leur spontanéité et de leur joie de vivre.

    Je veillai encore, rajoutant du bois dans le feu en essayant d’imaginer ce que serait l’avenir. Les chevaux, attachés un peu plus loin, s’agitèrent bruyamment. Je traversai le champ lentement, la nuit noire n’aidant pas à se repérer. Un bruissement derrière moi me fit tressaillir. Je plissai les yeux mais ne distinguai rien. On aurait dit le frottement d’un vêtement, mais je ne pouvais en être sûr. Mes yeux aveugles ne m’étaient d’aucun secours dans la nuit profonde. Quel imbécile de ne pas avoir pris une torche pour me guider.

    Je continuai sur quelques mètres avant qu’un craquement, devant moi, m’arrête net. Je tendis l’oreille. On courait autour de moi. Des bruits de pas rapides, impossibles à localiser. J’allais appeler quand une violente douleur sur le haut du crâne me projeta contre le sol. La tête dans la terre détrempée, je luttai un instant contre l’inconscience. Syrine hurla au loin, mais je n’étais déjà plus parmi les vivants.

 

***

 

    Inconscient, dans une boîte. Un cercueil ? Mes yeux étaient ouverts. En tout cas, c’est ce qu’il me semblait, mais je n’y voyais strictement rien. Mon corps était plié dans une position tout à fait impossible. Comment avais-je pu atterrir ici ? Seul avantage, le sol en pierre, gelé, soulageait quelque peu la blessure qui palpitait sur le haut de mon crâne. Je dépliai un bras afin de faire le tour de ma cage. Une pièce de moins de deux mètres carrés.

    « Kami ? Syrine ? » mon appel resta sans réponse, mais un hurlement étouffé, lointain, déchira le silence de ma geôle. Je trouvai, à tâtons, une porte en ferraille et m’y adossai. Aucun souvenir de ce qu’il s’était passé, mais la sensation d’avoir été inconscient plusieurs jours. J’entourai mes genoux de mes bras et me mis à sangloter. Cet endroit, le noir profond, le froid, la peur… Les images de mon ancienne vie, au cirque, me revenaient sans que je ne puisse les chasser.

    Le temps a cette aptitude à être relatif. Il s’allonge ou se raccourcit en fonction de ce que nous vivons. Enfermé dans une pièce minuscule, plongée dans le noir, l’on constate qu’il s’allonge terriblement. Il nous échappe même. Ainsi, des mois ou des minutes sont passés sans que je ne sois capable de le déterminer. J’en suis venu à me demander si j’étais encore vivant.  Et puis un cliquetis dans la porte m’annonça une rupture dans l’écoulement du temps.

 

    Aveuglé par le peu de lumière qui pénétra la pièce, je distinguai, tant bien que mal, un homme immense sur le seuil. Il portait un regard haineux sur moi. Son torse nu, particulièrement musclé, faisait apparaître une croix brillante dans sa chair. Une marque profonde qui dégageait une lumière mystique. Je baissai les yeux vers le pentacle sur mon poignet. Ce ne pouvait être une coïncidence.

    J’allais parler lorsque l’homme fondit sur moi. En quelques secondes, je me retrouvai avec un collier métallique autour du cou. Il y attacha une chaine et tira violemment dessus pour me forcer à sortir de la geôle.

    Un long couloir s’étendait en dehors de ma cellule. La noirceur profonde de l’endroit était brisée par quelques torches qui brulaient contre les murs en pierre. Des dizaines de portes en métal, humides et rouillées, perçaient la monotonie du boyau. J’imaginai, derrière, d’autres geôles, semblables à la mienne.

    Nous marchâmes pendant un moment à travers le couloir, empruntâmes d’autres allées, toutes identiques, jusqu’à déboucher sur un immense escalier en pierre noircie. J’observai mon guide, ses poignets épais, ses épaules puissantes. Chacun de ses mouvements était à la fois sensuel et menaçant. Son cou, aussi large qu’une de mes cuisses, était constellé de morsures superficielles.

    L’homme me fit passer devant lui, en me poussant si fort que je trébuchai sur les premières marches. J’étais totalement terrifié. Je me mordis la lèvre inférieure. Ne pas parler. Ne pas le mettre en colère.

    J’escaladai comme je pus l’escalier, peinant à suivre le rythme imposé par les poussées de mon geôlier. Je sentais, sur ma nuque, son souffle glacé, qui s’échappait de sa bouche dans un sifflement discret et menaçant. Au bout d’un moment, nous arrivâmes sur le seuil d’une porte massive en bois. Celle-ci était ouverte sur une vaste salle plongée, elle aussi, dans la pénombre.

 

    Quelques personnes étaient allongées sur les dalles en pierre, inertes, disséminées dans cette pièce immense aux plafonds hauts de six mètres au moins. Les fenêtres étaient masquées de rideaux en velours épais. Proche de l’une de ces ouvertures, une femme blonde était perchée à cheval sur un homme et semblait se noyer dans ses yeux. Le bougre, à moitié inconscient, geignait faiblement, comme sur le point de mourir d’épuisement.

    La salle était d’une profondeur inouïe. Nous la traversâmes, cela dura une éternité, en évitant les corps inanimés ça et là, jusqu’à nous arrêter devant une estrade. Un parfum de sang m’emplissait les narines. Un trône était installé sur la scène. Un vieil homme s’y trouvait, le menton baissé sur sa chemise noire. Des hommes torses-nus encadraient le vieillard. Chacun était marqué par la même croix luminescente que portait mon geôlier, une marque mystique, bouillonnantes d’énergie.

    « A genoux » grogna mon gardien. Je m’exécutai.

    Des pas approchèrent dans mon dos. Kami et Syrine me rejoignirent. Nous attendîmes.

    — Mes chers amis. Je suis tellement heureux de vous avoir retrouvés. » Le vieillard leva la tête vers nous, un sourire cruel aux lèvres. L’un de ses yeux était totalement blanc, ce qui lui donnait un air particulièrement effrayant. Une canne était posée contre son siège. Le bois noir était surmonté par une tête de lion en argent.

    « Vous m’avez volé autrefois. J’ai cru ne pouvoir jamais vous retrouver, jusqu’à ce qu’une opportunité s’offre à moi. »

    — Sergeï ! s’écria Kami.

    — Silence ! C’est à toi, et à la sorcière rousse, que je dois la perte d’Antha. Ma précieuse Antha. Le préjudice que vous m’avez infligé est inestimable. Bien plus que vous ne pouvez l’imaginer. Depuis la Levée du Voile, je vous suis attentivement. Une amie commune m’a donné des renseignements capitaux à votre sujet. » Il tourna la tête vers un coin de l’estrade. Dans l’ombre, une silhouette se détachait.

    « Allons, Anna, vient dire bonjour à nos amis. »

    La jeune femme s’avança vers Sergeï. Ses cheveux en bataille masquaient partiellement son visage, mais je reconnus immédiatement la sœur d’Antha. Ses vêtements déchirés ne cachaient presque rien de son corps meurtri. Sa peau était parsemée de marques noires ou bleues, de griffures profondes, de morsures… Elle tremblait.

    — Mais enfin, c’est ta petite-fille Sergeï, souffla Syrine.

    — Elle n’est rien ! Je ne l’ai gardée vivante que dans l’espoir de retrouver mon emprise sur Antha.

    Il avait déjà agit ainsi. Anna m’avait raconté, à l’époque, les pressions que Sergeï avait exercées sur elles. Il menaçait l’une pour obtenir ce qu’il attendait de l’autre. Si Antha avait été là, elle se serait immédiatement sacrifiée pour sa sœur.

    Le vieil homme frappa dans ses mains. Ses deux sbires bondirent en bas de l’estrade et se jetèrent sur Kami et Syrine.

    — Mais, dans son babillage épuisant, cette sotte m’a offert une option que je n’avais encore jamais envisagée. » Son œil mort se fixa sur moi. « Une option nommée Tiass, si je ne me trompe pas.

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