III.
Le peuple du croissant de lune, mon peuple, était tout à fait particulier.
Lorsque j’empruntai le dédale de ponts tressés, certains incroyablement longs, qui tanguaient au-dessus de l’eau rouge, la vie sembla se figée sur le Lac Victoria. Je traversais les premiers ilots, habités par une faune incroyablement variée, sous les regards d’hommes et de femmes lointains. Il y avait, là, quelque chose d’inédit. Trop d’espèces cohabitaient sur ces petits bouts de terre.
De nombreuses tentes avaient été montées sur les plus grandes îles, quelques maisons rudimentaires aussi, et j’apercevais, au loin, des canots qui voguaient vers les endroits qu’aucun pont ne pouvait atteindre. Le vacarme des chutes d’eau devenait, petit à petit, une symphonie qui plaisait à mon oreille. J’avais du mal à me repérer dans ces couloirs flottants tant ils étaient nombreux, et je ne croisais aucun être humain sur mon chemin.
De loin, on me fit signe de m’arrêter. Une femme vint enfin à ma rencontre. Elle devait avoir mon âge environ, de longues jambes et une peau d’ébène. Ses cheveux noirs, parfaitement lisses et d’une brillance incroyable, courraient jusqu’au creux de ses reins. Ses yeux profonds et sa bouche en cœur donnaient un caractère particulier à son visage de poupée. Elle était belle, indiscutablement.
Je lui tendis la main pour la saluer. Elle s’y agrippa brusquement et la porta à son nez. Elle renifla mes doigts, puis remonta le long de mon bras, de mon épaule, de mon cou, jusqu’à ce que sa tête frotte contre la mienne. J’étais tétanisée.
Elle tournait autour de moi, agitée de spasmes, et se caressait frénétiquement les épaules à l’aide de ses pommettes anguleuses. Au bout de quelques minutes, elle attrapa mes cheveux et les souleva pour dégager ma nuque et contempler la marque qui y brillait. Ma tête bourdonna subitement de milliers de voix mentales « Elle est des nôtres. Elle est des nôtres. Elle est des nôtres. »
***
Cette femme s’appelait Raja. Elle m’a accueillie et est devenue mon guide spirituel ainsi que mon amie. Elle m’a tout enseigné sur notre peuple et notre nouvelle nature. Étrangement, cet enseignement a principalement consisté à mettre des mots sur ce que je pressentais depuis mon « Réveil » ; c’est ainsi qu’on appelle le premier jour après la Levée du Voile.
Le peuple du croissant de lune est intimement lié à la nature, et particulièrement aux animaux. Nous abritons, chacun, une âme animale. On la nomme Totem. Ce Totem nous transmet ses propres particularités et, plus la symbiose entre son âme et la nôtre est forte, plus nos natures se confondent. Nos corps se transforment en partie lorsque nous nous connectons au Totem, et certains connaissent une symbiose si parfaite qu’ils deviennent des animaux à part entière.
Raja me montra comment entrer en contact avec mon Totem. Fermer les yeux. S’abandonner. Laisser la chaleur animale nous recouvrir entièrement. Les battements de cœur plus forts. La conscience qui se retire lentement. Et les frontières qui se brisent subtilement.
Je me souvenais de cette première fois, dans les ruines, lorsque le monstre, un hurlombre ai-je appris, m’avait attaquée. La sensation de courir si vite, de sentir mon corps craquer et se modifier. L’âme d’un pur-sang qui m’envahissait pleinement. Ainsi, je pouvais à présent le faire à volonté.
Bien souvent, je fis des expériences pour apprendre à maitriser ma nouvelle condition. J’observais attentivement mes pieds se contracter, les os se tasser, sans douleur mais dans un bruit sinistre, et durcir jusqu’à devenir de puissants sabots. Mon visage allongé, dont le reflet vibrait sur l’eau rouge, était effrayant avec ces yeux immenses que je ne reconnaissais pas et ce nez déformé.
Mes métamorphoses partielles étaient angoissantes et je finissais souvent en sanglots, au début. J’apprenais à connaître cette âme avec laquelle je cohabitais. Sa puissance était grisante. Mais se familiariser avec un nouveau corps, hybride qui plus est, était considérablement plus difficile. Je n’étais plus sûre d’être tout à fait un être humain. Mes traits me semblaient constamment se modifier. Mon visage avait disparu, au profit d’un autre à la fois plus sauvage et plus subtil.
***
Presque un an après la Levée du Voile, une société s’était recréée ici, sur les eaux sanglantes du Lac Victoria. Très naturellement, des petits clans s’étaient formés, des familles improvisées le plus souvent, et chacun participait à la vie collective en fonction de ses talents. Ceux qui ne portaient pas de marque, mais qui vivaient avec l’un d’entre nous, étaient chargés le plus souvent des relations avec les non-marqués extérieurs à notre communauté.
Un système de troc avait été instauré un peu partout dans le monde, pour remplacer les systèmes monétaires impossibles à maintenir. Nous avions régulièrement besoin les uns des autres, malgré la crainte que nous inspirions aux non-marqués, et pouvions alors troquer ce dont notre peuple n’avait pas l’utilité.
Notre vie était simple, sans artifice. Nous assurions les besoins de nos membres sans monnaie ou contrepartie. Je vivais sous une petite tente, avec Raja, et ne m’étais pas encore véritablement liée avec d’autres personnes. Réintégrer une communauté sédentaire avait ressurgir ma nature timide. Mais cela m’était égal. J’accomplissais chaque tâche qui m’était confiée avec bonheur, pleinement consciente de la chance qui nous avait été offerte par la Levée du Voile. Retrouver l’essentiel. Peu m’importait comment nous en étions arrivés là, ou si c’était le bon moment au sens de l’évolution normale.
Une sorte de gouvernement régissait notre vie sur le lac et s’occupait de répartir les tâches en fonction de nos connaissances et capacités physiques. Raja m’avait expliqué qu’un loup gris, nommé Nanaki, en était à la tête. Je ne l’avais jamais rencontré. Il n’avait pas été élu, ni rien de la sorte. Il s’était simplement battu avec le plus de rage, lorsque des combats avaient été organisés pour déterminer qui serait le chef. Et si quelqu’un voulait prendre sa place, il devrait le battre à son tour.
Le loup avait choisi douze personnes, aussi fiables que rapides, et leur avait confié la mission de parcourir notre territoire sans cesse afin d’organiser le travail et de savoir en permanence ce qu’il s’y passait. Ils se réunissaient une fois par semaine pour trancher sur les affaires courantes, et le loup arbitrait au besoin. Raja faisait partie de ces douze organisateurs. A mon grand étonnement, ce système fonctionnait plutôt bien et personne ne s’en plaignait. Nous semblions avoir oublié les processus démocratiques plus ou moins représentatifs. Notre semi-tyrannie était douce et efficace.
Aux abords du lac, de nombreux champs commençaient à produire des récoltes et l’autosuffisance devenait de plus en plus assurée. J’aimais beaucoup être affectée aux champs. Les travaux physiques me plaisaient. Ils me permettaient de ne pas penser trop souvent à mes parents, souvenir encore douloureux de ma vie antérieure.
Un soir, alors que je regagnais le lac après une longue journée de labeur dans les champs, j’aperçus Raja. Elle m’attendait sur les berges, assises sur un tonneau en bois. Ses longues jambes, fines et musclées, battaient l’air, impatiemment.
— Sarah ! Te voici. Dépêche-toi, nous sommes attendues.
— Attendues ? Mais par qui ?
— Par Nanaki.
Je me précipitai à sa suite, tremblante. Loup Gris voulait me voir. Ce devait être une erreur, certainement. Je plongeai dans un silence inquiet, me remémorant tout ce que j’avais fait ou dit les jours précédents. Avais-je commis une faute impardonnable sans m’en rendre compte ? Quelqu’un s’était-il plaint de mon travail ?
Raja avançait à vive allure, avec toute sa grâce habituelle, sans rien dire sur l’objet de notre convocation. Après avoir traversé de nombreux ilots, nous sautâmes sur une pirogue et nous perdîmes dans l’immensité du lac. La nuit tombait, le ciel violet serait bientôt d’un noir rougeoyant, et notre seule repère serait la lune gigantesque qui se levait au-dessus de nous.
Mais mon amie était sûre d’elle et pagaya avec conviction jusqu’à ce qu’une berge se dessine enfin. Il s’agissait d’une île un peu plus grande que les autres. Des torches en éclairaient les contours et trois grandes cabanes avaient été construites pour abriter les gens qui habitaient ici.
Nous entrâmes dans la première chaumière, la plus grande des trois.
A l’intérieur, des tentures et des coussins avaient été étalés sur le sol. C’était là le seul mobilier de la pièce, mais je m’y sentis bien immédiatement. Il y avait un côté brut et intime, dans cet endroit, qui me réconfortait.
Raja me fit signe de m’assoir à côté d’elle et nous attendîmes.
Au bout de quelques minutes, un homme entra. Un rouquin aux yeux bleus, trapu, aux muscles gonflés et aux veines apparentes. Il devait avoir un peu moins de quarante ans. Il s’installa à côté de Raja, sans un mot, et l’attente recommença. Je jetai des coups d’œil à l’intrus. Que faisait-il là ? Que faisions-nous tous ici ?
Il s’était installé en tailleur, tirant sur son pantalon en lin brun, et avait baissé les paupières, entrant instantanément en méditation. Ses mains semblaient s’épaissir lentement. Son nez aquilin se tassait sur lui-même et sa peau roussissait, malgré les rayures noires qui apparaissaient par endroits. Son Totem semblait effleurer ma peau tant il était puissant.
J’étais fascinée par le spectacle de sa transformation. En quelques minutes, le petit homme bourru était devenu un tigre imposant, couché à côté de Raja qui ne réagissait pas. Le fauve semblait s’être assoupi, sa respiration profonde ressemblait à une multitude de petits tremblements de terre. Sa métamorphose était totale. Parfaite.
« Tu y arriveras, toi aussi. Donne-toi du temps, Sarah » murmura Raja dans mon esprit. Mon amie pressait ses doigts sur ma main lorsqu’un hurlement explosa derrière nous.
Un loup immense s’était avancé, ses yeux fiers braqués sur moi. Son pelage gris luisait sous la lumière crue des flammes orangées des torches.
« — Veuillez m’excuser pour mon retard. Des affaires de dernières minutes à régler.
Raja agita la tête, docilement.
— Et bien, je suppose qu’il s’agit de ta protégée. Sarah, n’est-ce pas ?
— C’est elle, oui.
Le loup pencha la tête en continuant son observation.
— Quel est ton Totem, Sarah ?
— Le cheval, grand Loup.
— C’est un Totem de choix, sais-tu ? A présent, il ne reste presque plus de chevaux sur notre planète. La plupart ont été remplacés par des serpaux, ou des espèces encore plus hybrides pour les moins chanceux.
Il grogna, mécontent à cette idée.
« Enfin, la Levée du Voile est ce qu’elle est, et les animaux sont tous merveilleux qu’ils soient de l’Ancien Monde ou du Nouveau.
J’essayai de me représenter le monde dans lequel nous vivions à présent. Les animaux qui n’avaient pas muté seraient-ils à même de survivre ? Je revoyais l’hurlombre qui m’avait attaquée. Pouvaient-ils échapper à ce genre d’animal surpuissant ou étaient-ils voués à s’éteindre ?
« Sarah, si tu te trouves ici ce soir c’est que Raja m’a demandé de t’intégrer à sa petite excursion.
Je tournai la tête vers la jeune femme, mais elle ne cilla pas.
— J’ai demandé à Raja d’être la première représentante de notre peuple à travers le monde. Parmi les coordinateurs, elle me semblait la plus qualifiée pour remplir ce rôle. D’autres suivront prochainement, mais je ne peux pas me séparer de tous les coordinateurs en même temps. Il faut que d’autres prennent le relai avant. Je souhaite que nos représentants voyagent accompagnés de deux personnes au moins. Ainsi, j’ai associé John à ce projet.
Le fauve s’agita en entendant son nom.
« Il m’a prouvé ses capacités à de nombreuses reprises et sera un allié précieux si les choses venaient à se compliquer sur la route. Raja a insisté pour que tu sois sa deuxième gardienne, malgré ton inexpérience.
Je baissai la tête.
— Je suppose que tu apprendras énormément en les accompagnant.
— C’est certain, grand Loup. Mais, avec tout le respect que je vous dois, pourquoi voulez-vous que nous soyons représentés ? Notre peuple est autosuffisant et nous sommes assez éloignés de tout pour ne pas craindre de problèmes importants avec un autre peuple élu par la Levée du Voile.
— Il est temps de nous faire connaître, Sarah. Les émissaires Sorciers parcourent le monde depuis bientôt un an. Le peuple avec le serpent autour du poignet, quant à lui, a déjà de nombreuses alliances, comme avec les vampires par exemple. Et les autres y viennent également. Nous ne devons pas oublier que nos peuples ont tous un rôle à jouer dans ce Nouveau Monde. Nous ne pouvons pas ne pas assumer ce statut particulier et laisser les autres s’en charger à notre place. La mission de Raja sera donc double. Elle devra guider les membres de notre tribu jusqu’à nous, s’ils souhaitent vivre ici, et, surtout, tisser des liens avec les autres peuples. Et vous deux, vous devrez la protéger et la seconder au mieux.
Il se redressa, nous écrasant tous de sa présence sauvage. Sa voix mentale devint tout à coup très solennelle.
« Je vous ai fait venir ce soir pour vous souhaiter bonne chance mes amis. Raja sait quel chemin elle doit suivre. Demain, à la première heure, vous prendrez la route en notre nom à tous. Vous rejoindrez les côtes de l’océan indien. Faites honneur aux vôtres.
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