VI.
Charles volait à toute vitesse. Ses bras musclés me portaient facilement, mais nous devions nous arrêter toutes les nuits car le pouvoir des Fées dépendait du Soleil.
J’avais appris à le connaître. C’était un homme vaillant et sérieux. Ses fossettes se creusaient à chaque sourire et son nez se retroussait quand il riait. Il avait une voix claire et grave, de beaux yeux verts, et des cheveux bruns qui partaient dans tous les sens en mèches courtes et indisciplinées. A l’inverse de Rona, il ne partageait pas la position de la Reine et participait activement à la prise de conscience que tentait de provoquer Lélahel.
Ce jour là, en fin de matinée, nous abordâmes les plages atlantiques. Charles m’expliquait le système d’espionnage de son peuple, système bien utile car c’était par ses renseignements que nous avions su où aller. Il perdit mon attention lorsque l’étendue carmin se découvrit à mes yeux. Cette vision était aussi angoissante qu’époustouflante. Et vu du ciel, le paysage océanique était encore plus impressionnant.
Je voyais l’océan approcher, les flots sombres explosant sur les côtes comme de petites éruptions volcaniques. Le sable sous nos corps avait l’air d’être souillé par les assauts des vagues incarnates. Le ciel rejoignait l’eau au loin, rencontre contre-nature entre deux poésies sanglantes. Syrine, à côté, était aussi fascinée.
Rona désigna du menton un point sombre perdu au milieu des vagues, au large.
« — Ils sont bien là. Voyez. Ils se sont arrêtés. »
Nous avions parcouru une longue distance au-dessus de l’eau. Le point noir que nous avions aperçu était extrêmement éloigné des côtes. Et plus nous nous étions rapprochés, plus il s’était avéré immense. Il s’agissait, en fait, d’une île monstrueuse qui flottait dans les airs, une cinquantaine de mètres au-dessus des vagues. Elle semblait se maintenir en l’air grâce à d’énormes réacteurs placés sous elle. Il y en avait des centaines. Ils crachaient des flammes bleues et blanches dans un bruit assourdissant.
Rona et Charles nous firent prendre de la hauteur. De petits immeubles avaient été bâtis sur l’île, des routes serpentaient un peu partout, et je distinguai même des cyclomoteurs à quelques endroits de l’île.
« — Voilà donc l’Atlantide, souffla Charles dans mon oreille.
Nous nous élevâmes encore, frôlant les toitures des habitations. Je discernais, un peu partout, de gros cristaux qui scintillaient de toutes les couleurs et pensai à l’Ancien Monde. Cette île paraissait avoir été épargnée par la Levée du Voile. Toute la technologie avait été épargnée.
Nos deux guides nous déposèrent au bord d’une route goudronnée et nous firent leurs adieux. Hors de question, pour eux, de s’attarder ici. La Reine des Fées s’était engagée à nous mener vers l’endroit de notre choix, rien d’autre. Nous étions à nouveau seuls.
Je regardai les deux Fées s’envoler dans le ciel vermeil en leur faisant des signes. J’avais lu, dans les yeux de Charles, son ravissement devant ce lieu étonnant. J’avais deviné son désir de nous accompagner. Mais son peuple passait avant sa propre envie. Je lui souhaitais de pouvoir, un jour, découvrir le Nouveau Monde. Peut-être que sa Reine l’autoriserait, plus tard, à partir à la rencontre des autres peuples. Alors, nous nous reverrions.
***
Personne ne semblait nous prêter attention. Nous marchions au bord de la route, sentant l’air marin pénétrer l’île de toutes parts. Le vent soufflait en continue et faisait tourner d’énorme éoliennes que nous apercevions un peu plus loin. Des champs apparaissaient un peu partout, disséminés au milieu des constructions diverses qui rappelaient facilement l’Ancien Monde. Tout semblait avoir été posé là, sans idée directrice pour donner une cohérence à l’ensemble. Ainsi, l’île était une succession infinie de bâtiments, de cultures et de cristaux.
Je m’arrêtai prêt d’un cristal qui bordait le chemin. Il était aussi grand qu’un enfant et brillait vivement. J’observai son éclat dont la couleur variait sans cesse et repensai aux cristaux de Sorman Union.
— Syrine, ces pierres me font penser à notre propre système d’énergie. On dirait que plusieurs personnes y ont déversé leur fluide. Regarde.
La jeune femme se pencha pour examiner l’objet et acquiesça rapidement.
— Il y a sûrement un lien avec la sauvegarde de la technologie.
Une navette passa près de nous. On aurait dit une petite voiture, un peu plus arrondie et dépourvue de roue. Elle lévitait à quelques centimètres du sol en ronronnant légèrement.
Un garçon courrait au loin en faisant de grands signes à notre attention. Je le regardai se rapprocher et reconnu Régis, l’une des Larmes de Prométhée. Une bouffée de tristesse m’envahit. Leurs capes rouges me faisaient toujours penser à Salem.
Je l’avais vu. Avant la Levée du Voile, il était déjà capable de se téléporter. Malia également. Ils auraient dû être là, membres des Larmes de Prométhée. Au lieu de ça, l’une était morte, et l’autre avait renoncé à exister. Je repensai à Tiass. Comment allait-il ?
Le jeune homme s’arrêta devant nous, à bout de souffle. Les mains sur les genoux, il suffoquait. Ses gros yeux verts globuleux s’agitaient dans tous les sens. Le pauvre n’était pas un sportif de haut niveau. Il passa ses cheveux de paille derrière ses oreilles et se redressa.
— Syrine ! Kami ! Qu’est-ce que vous faites ici ?
— Une longue histoire Régis. Et toi, tu faisais partie de la délégation chargée de lier des rapports avec les Atlantes ?
— Affirmatif. Nous sommes partis quelques jours après vous. A présent, je suis membre de la guide implantée ici. Comment ça s’est passé pour vous ? Où sont les autres ?
— C’est justement pour ça que nous sommes présents. Nous avons été attaqués. Tiass a été sérieusement blessé. Raven et Anna sont restés avec lui pendant que nous allions chercher des secours.
— Vous avez l’air épuisé. Suivez-moi, la guilde n’est pas très loin.
***
Régis nous traîna à travers un champ de tournesols et nous fit entrer dans une petite maison. Les choses semblaient irréelles. On reconnaissait les appareils d’antan, réfrigérateur, four à micro-ondes, machine à laver, mais ils avaient un aspect plus futuriste et étaient faits de matériaux inconnus. A bien y observer, la maison elle-même et tous les bâtiments que nous avions croisés étaient taillés dans une pierre que je n’avais encore jamais vue.
— C’est impressionnant, n’est-ce pas ? Les Atlantes ont une vie qui ressemble à celle que nous avions autrefois. Sauf qu’ils vivent sur une île mobile qui flotte ou qui vole. Ça, c’est un détail qui ne me rappelle pas ma vie d’avant…
— Mais comment ont-ils pu conserver la technologie ? Pourquoi tous ces appareils ne fondent-ils pas ?
Le garçon nous servit deux grands verres d’un liquide rose qui avait le goût de pâte d’amande. Je m’affalai dans l’un des fauteuils confortables qui meublaient son salon. La pièce était chaleureuse, décorée avec goût, même si l’utilité de la plupart des bibelots me restait mystérieuse.
— C’est leur marque qui leur permet tout ça. Ils dégagent une espèce d’aura électrique qui protège les appareils autour d’eux et qui les fait fonctionner. Et ils sont déterminés à continuer à s’en servir.
— Et cette île ? Elle sort d’où ?
— Je ne sais pas si on peut vraiment s’y fier, mais ils m’ont raconté que les douze-mille atlantes vivaient déjà sur cette île depuis très longtemps. Elle était dissimulée au fond de l’océan, bien protégée par une bulle gigantesque qui maintenait un air sain, une pression normale et qui leur fournissait un soleil artificiel. En même temps, je ne sais pas s’ils disent vrai, mais je suis certain qu’ils ne sont pas tout à fait comme nous. Leur technologie est un peu différente de celle que nous avions. Comme s’ils l’avaient développée en parallèle, sans savoir ce qu’il se passait dans l’Ancien Monde. Même usage, mais pensé différemment. Et puis leurs matières premières aussi. Ils trouvent tout sur cette île, et la plupart de ces choses me sont totalement inconnues.
Syrine s’appuya contre le mur, touchant du bout des doigts la fleur bleue qui se dandinait dans son pot.
— Il faut s’en méfier ?
Régis retira la plante du bord de la fenêtre et la plaça sur une étagère, en hauteur.
— Carnivore. Je ne pense pas. Ils sont très accueillants. J’ai déjà aperçu beaucoup de membres d’autres peuples ici, beaucoup de Savants les aident à travailler sur leurs machines d’ailleurs, et, lorsque nous nous sommes présentés à eux, ils ont été très heureux de nous offrir un endroit pour la guilde. Sans aucune contrepartie.
— Aucune contrepartie, vraiment ?
Syrine regardait par la fenêtre. Elle avait l’air sur le point de s’écrouler de fatigue. Derrière elle, j’apercevais les hélices tournoyer sous les assauts du vent. Ils ne devaient pas manquer d’énergie ici. La jeune femme se tourna vers Régis. Ses yeux étaient vitreux. Pourtant, je la connaissais assez pour le savoir, son esprit fonctionnait à plein régime.
— Nous avons vu de gros cristaux un peu partout, sur les toits, sur les bords des routes, au milieu des champs.
— Oui, ils remplacent les carburants par leurs propres énergies. De la même façon que nous maintenons la muraille de Sorman Union. Sauf que leur magie, en plus de faire fonctionner les appareils, a cette propriété de sauvegarder la technologie, d’empêcher la déliquescence que la Levée du Voile provoque dans le Nouveau Monde.
Tapotant ma cicatrice, j’imaginai un instant le Nouveau Monde envahi par la technologie Atlante. Des voitures volantes un peu partout sur les continents, des Morts en train de laver leur linge, des Vampires animant des émissions télé. L’image dans mon cerveau était grotesque. Pourtant, quelque chose sonnait juste.
— Sommes-nous certains que leurs machines fonderaient loin d’eux ou de leurs cristaux ?
— Absolument. Ils ont déjà fait l’expérience. Mais si vous le voulez, je vous ferai visiter lorsque vous vous serez reposés.
— Nous n’avons pas le temps Régis. Nous devons repartir immédiatement pour que Sorman Union vienne en aide aux autres.
— Très bien. Alors dépêchons-nous. Je vais vous transporter là-bas avant que le dôme soit réactivé.
— Le dôme ?
— Oui, c’est la sphère protectrice qui entoure l’île lorsqu’elle doit se déplacer ou se protéger. C’est cette sphère qui, d’après eux, leur a permis de se maintenir pendant des siècles au fond de l’océan.
— Une question Régis. La marque des Atlantes, elle ressemble à quoi ?
— Ho. Il s’agit d’un immense V qui part de leurs omoplates et descend jusqu’au bas de leur dos. Mais ils ne le montrent que rarement.
Il tendit ses mains vers nous. Je m’accrochai à son poignet, tournant la tête pour apercevoir les éoliennes métalliques qui tournaient un peu plus loin. La Levée du Voile n’avait peut-être pas totalement éradiqué l’Ancien Monde finalement. Mais je n’étais pas certain qu’il s’agisse là d’une bonne chose.
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