Vigilance

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11h06, déjà une heure que je suis là, il en reste 8 grosso modo avant de rentrer à la maison. Ça me paraît insupportablement long. Mal au dos d’être assis tout le temps. Il se voûte, y’a pas grand chose à faire contre ça. Essayer de se redresser, lutter contre la propension du corps à se courber, à aller vers le sol, la destination finale. Il est pressé le corps. L’âme ne l’est pas toujours mais le corps si. Pour le corps c’est comme une fin de journée. Pour l’âme, c’est rideau. Rien à signaler, c’est fini. Retour vers les ténèbres.

Ce soir, il y a Ligue des Champions. Peur pour Paris, peur de la raclée face à Manchester. Pas peur de la défaite, la défaite est quasiment inéluctable vu le niveau de jeu affiché par les deux équipes dernièrement. Le déséquilibre est abyssal. Mais il faudrait au moins marquer un but, ou pas en prendre trop. Lutter au moins, montrer qu’on combat, qu’on a du caractère. C’est ce qui manque à cette équipe, tout le monde le dit. Du cœur. Du panache. C’est pas grave d’être vaincu qu’on a bien combattu. Mais c’est peine perdu, ce sont des enfants gâtés, gachés par l’argent. Ils ont toujours tout eu sur un plateau. Il manque à cette équipe une identité. Je ne sais même plus pourquoi je supporte Paris. C’est devenu une habitude, en fait. J’ai essayé de les boycotter en 2023. Je suis pas allé au stade, j’ai regardé aucun match à la télé. Puis je me suis lassé de cette censure dont le club ne savait rien. Cette équipe m’insupporte mais bon, voilà, je la supporte.

En ce moment c’est le tennis, l’Open d’Australie. je regarde sur mon portable le match Sinner-De Minaur. Non pas que j’aime le tennis mais j’ai payé un abonnement Eurosport, alors autant regarder les contenus. L’Italien explose le pauvre Australien devant son public. J’aime pas les humiliations. Le sport est rempli d’humiliations. J’ai l'impression qu'avant c’était plus équilibré. Avant quand ? A la grande époque du sport. Avec les légendes : Borg pour le tennis, Pelé pour le foot, je ne sais pas qui d’autre. Jordan, voilà. Le temps lisse tout je crois.

Heure de la ronde. Pour prouver à mes supérieurs que je la fais, je dois scanner des QR codes disséminés dans tout l’établissement à des heures bien précises. Je sais pas bien qui vérifie ça. Je fais mon tour. Tout le monde est calme. Il y a très peu de débordements en bibliothèque. Les vieux sont les plus emmerdants mais très peu dangereux. Je suis surnuméraire en fait. Distingué du reste de l’équipe par mon uniforme, aussitôt catalogué par le public comme figure d'autorité. Celui dont on doit se méfier. Les bibliothécaires ne me considèrent pas comme un collègue. On me parle peu. On me salue le matin puis on m’adresse à peine la parole. Je mange seul, les yeux rivés sur mon portable. Comme il vieillit, la batterie peine à me mener au bout de la journée. Surtout avec mes trois heures de train quotidiens.

Il est prévu une galère de RER ce soir. Je veux même pas y penser. J’espère arriver à temps pour le match. Sinon je regarderai dans le train. Des yeux se baladeront sur mon écran, on partagera peut-être des commentaires dépités, des lieux communs. C’est peut-être mieux que d’être seul devant mon écran 50 pouces aux couleurs criardes. Le pré apparaît vert fluo mais je n'ai pas réussi à changer les réglages. Impossible d’obtenir du réalisme avec cette TV. Le réel nous fuit de plus en plus, j’ai l’impression.

Dans une heure je pourrai aller manger. Sortir jusqu’à la boulangerie me fera du bien. Prendre un peu l’air, en changer. L'inactivité me bouffe, le vide me sature le cerveau. Je sais qu’il faudrait que je lise, que je discute, que je vive. Impossible de lâcher l’écran, je parviens à peine à saluer les entrants, leur marmonner un bonjour. De toute manière, ils ne me veulent pas dans leur monde, ils ne souhaitent pas mon existence, regrettent ma présence. Il faudrait que quelque chose se produise et requiert mon intervention. Justifie ma situation, me donne un sens. Mais quoi ? Un départ de feu ? Une altercation ? Je ne suis même pas sûr que je saurais gérer ça. On me paye à attendre que quelque chose se produise, quelque chose que personne ne souhaite voir se produire. Je suis un mal nécessaire.

Je garde leur temple du savoir contre la barbarie du dehors. Mais ils me voient comme un barbare, un mercenaire, un de ces soldats étranger engagés par l’armée romaine pour lutter contre les siens. Je n’ai ma place nulle part dans leur monde, ce monde que je protège contre des dangers qui n'existent sûrement que dans leur tête.

11h30. Sinner a gagné le deuxième set. C’est trop facile. Il frappe plus fort, plus précisément, plus rapidement que De Minaur. L’Italien déroule, comme disent les commentateurs. Je regarde les vigiles sur le côté du court. Énormes, patibulaires, dissuasifs. Ils sont au centre mais personne ne les voit. Ils sont un rempart, un obstacle. Dos au court, les yeux sur les tribunes, ils ne voient rien du spectacle.

Le bibliothécaire à côté de moi a changé. Il m’adresse un signe de tête, un sourire aux lèvres, avant de se plonger dans les abîmes de son ordinateur. Avec lui, aucune chance de discuter de quoi que ce soit. Il ne regarde pas le foot et ne me croit pas suffisamment cultivé pour discuter d’autre chose. Il a tourné son écran de manière à ce que je ne puisse pas espionner ce qu’il fait. Lui aussi s’ennuie, ça se voit. Il répond par monosyllabe aux questions des usagers. Encore quelques années et ce trentenaire ne pourra pas retenir un soupir quand on viendra interrompre ses recherches internet. Identifié par les habitués, on le sollicitera de moins en moins. Ses jours de travail se succèderont, tous semblables, jusqu’à son pot de départ à la retraite. Personne ne le regrettera.

On le regrettera plus que moi, quand même.

Je sais qu’on me présente comme le “vigile mutique”, celui qu’on aimerait bien voir remplacé par quelqu’un du quartier, un médiateur pour les jeunes. J’ai surpris des murmures. Personne n’osera me le dire en face. Ce sont tous des lâches.

Ils pensent qu’ils valent mieux que moi mais moi tout ce que je vois ce sont de pauvres agents si sûrs de leur mission de service public qu’ils n’interrogent pas le monde extérieur. S’ils le faisaient, ils réaliseraient qu’ils ne servent à rien ni à personne. Le monde se passerait volontiers de leur présence. Quoi qu’ils en disent, des robots feraient parfaitement l’affaire pour mettre des livres et des services à leur disposition.

11h37. Le temps creuse des trous en moi, des trous noirs. Ce qui peut me rester de joie se fait lentement aspirer. Me lever pour aller chercher un café, occuper mes membres. On a tous besoin de quelque chose à accomplir. Ce poste ressemble à un supplice grec. Existe-t-il des vigiles des Enfers ? Cerbère, bien sûr. Mais Cerbère est le chef des vigiles des Enfers. Les autres tournent le dos au chaos, observent l’entrée, un œil sur la vie qui s’achève et à laquelle ils n’ont pas goûté. Le cul vissé sur le bureau d’accueil ou une petite chaise a été installée à côté de l’agent des Enfers. Prêt à subir la colère et l’impatience des mourants.

Quand je serai mort, je serai enfin un usager. Je pourrai mépriser le vigile et gueuler sur l’agent.

Je songe au match de ce soir alors que mon café coule de la machine dans un gobelet recyclable. J’aimerais que Manchester ne nous humilie pas.

Qu’est-ce que j’en ai à foutre pourtant ? Je ne suis même pas né à Paris, comme 80% de l’équipe qui représente la Ville lumière. Je n’aime même pas Paris, cité grise et inhospitalière. Qu’est-ce que j’en ai à foutre ?

Il faut continuer à en avoir quelque chose à foutre de quelque chose, n’importe quoi, sinon on devient fou.

Je crois.

Pourquoi pas ça.

Le café instantané est répugnant. Mon estomac se révolte. La nausée n’est pas loin.

Une pause toilette s’impose.

Mon ventre me parait énorme. Il faudrait reprendre le sport. Le foot. j’étais bon. J’avais du cœur à défaut de technique. Je me donnais pour l’équipe.

La mort c’est n’avoir rien à donner.

Je n’ai rien à donner ici, c’est pour ça que je m’éteins.

11h50. Marmonner au collègue que je fais une pause. Quitter le hall d’entrée, aller aux toilettes, se poser sur la cuvette, sentir le froid de la faïence sur mes fesses. Mon portable dans les mains, toujours. 71% de batterie. Tiendra jamais jusqu’à la fin de la journée. Il faut l’économiser, occuper mon temps à autre chose qu’à faire défiler des posts instagram ou des vidéos de sport.

Certaines personnes détestent chier sur leur lieux de travail, moi ça ne me pose aucun problème. C’est peut-être mon acte de résistance à moi, mon ultime baroud. Les traces que je laisse sont les preuves de mon existence. Une existence déplaisante.

Jusqu’au bout?

11h56.

Chaque passage d’heure est une bouffée d’air. Encore une heure et je pourrais aller manger. La montée vers la mi-journée sera terminée. La descente commencera, le compte à rebours jusqu’au RER, jusqu’au match.

Je ne sais pas si j’ai hâte.

Je tire la chasse, efface finalement les marques de mon passage. Un bon vigile devrait être invisible, surgir en cas de soucis.

Non, avec un bon vigile il n’y aurait jamais de soucis.

Nous sommes des non-évènements. De l’anti-évènement. La matière sombre de l’univers.

Regagner mon poste. 12h00, enfin.

2h30 que je suis ici.

Reste 7h à tirer, moins la pause déjeuner et le sandwich au thon. Rien d’insurmontable. Je peux le faire. Suffit d’attendre que les heures s'égrènent, suffit d’attendre que la nuit tombe. La folle aux revues viendra vers 14h30 réclamer des numéros pas encore parus. Vers 15h on aura droit au SDF qui a utilisé ses deux heures d’internet et en souhaite d’avantage. Il faut serrer les dents, attendre.

L’air froid s’engouffre à chaque fois que la porte s’ouvre. Dans l'équipe, ça râle beaucoup à cause de la température. Les autorités en prennent pour leur grade. Moi aussi j’ai froid mais je ne me plaindrai pas.

La plainte, ça utilise trop d’énergie et ma batterie est presque vide.

Ça fait longtemps que j’ai enclenché le mode économie d’énergie.

Sinner est en train de plier le dernier set. Dans les tribunes, on encourage son malheureux adversaire. On a l’air dépité d’avoir payé si cher pour un si piètre spectacle. Sinner ne fait que son métier. Il exécute l’autre sans passion et sans affect. Ce quart de finale n’est qu’une étape vers le titre, le titre qu’une étape dans sa carrière. Sinner est un champion.

Je n’aime pas les champions. J’aime les perdants magnifiques.

Je ne suis pas un perdant magnifique. Un perdant oui, mais pas magnifique. Un de ces milliards de perdants invisibles qui constellent la Terre.

Et il me reste 7 heures à tirer.

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