A knife in my belt
C’est Billy qui me réveille en grattant contre la porte de la chambre.
Merde, quelle heure il est ?
Je jette un regard par la fenêtre. Dehors, le crépuscule gagne son éternel combat. J’ouvre la porte. Le coyote me saute dessus et me fait tomber. Il est seul. Je comprends qu’un truc ne tourne pas rond. Sans prendre de veste, je le suis jusqu’au bord d’un lac.
Les Yeux Bleus gît à terre, toute recroquevillée. Elle ressemble à une pierre. Mais une pierre abîmée, couverte d’écorchures, maltraitée. Elle n’arrive pas à parler. Je la prends dans mes bras et aussi vite que je peux, je rentre à la chambre.
La lueur d’une lampe révèle des coups au visage, dont un sur une joue et le sang qui s’échappe de la commissure des lèvres. Sa veste déchirée me fait craindre le pire, son jeans aussi, mais les articulations rougies de ses poings me rassurent. Elle a dérouillé, mais s’est défendue. La connaissant, j’aurais pas voulu me trouver en face d’elle.
D’un coup de bagnole, je trouve une pharmacie. Aujourd’hui, c’est moi qui panse ses blessures. Elle gémit au désinfectant et montre les dents quand je lui enlève sa veste et ses vêtements. Seuls ses bras et ses jambes sont couverts d’ecchymoses, aucun coup n’a marqué le reste du corps. Elle a réussi à se protéger. Un moment elle ouvre les yeux, quand elle voit que c’est moi, des perles coulent sur ses joues.
Elle finit par s’endormir, les cachetons sûrement. Pendant que Billy veille sur elle, je retourne au lac. Impossible de rester dans la chambre, je bous, ne suis que rage. Dans ma ceinture, je glisse mon couteau.
Difficile de décrire ce que je ressens. Je crois que je pourrais tuer. Comme ça, de sang-froid, sans me poser de question. Sans savoir si j’ai raison ou si l’autre à tort. Un coup, rien qu’un. Plein cœur et basta.
Pourtant, après une centaine de mètres, le froid calme mes ardeurs. Je me ressaisis alors que j’arrive au bord du lac. Mon regard se perd sur les reflets couleur mercure de l’étendue liquide. J’attrape un caillou, le fait rouler entre mes doigts. De toutes mes forces, je le balance le plus loin possible.
Tu n’es pas comme ça, Marsh. Et sans doute ne le seras-tu jamais. Tu n’es pas un guerrier. Tu ne sais pas te battre. Tu n’as pas cet instinct.
Que ferais-tu face à un gars qui t’implorerait de le laisser vivre ?
Ne te pose pas la question, tu connais la réponse.
Et ce proverbe qui tourne en boucle dans ma tête. Tu ne trouveras dans la vengeance que l’amertume de ton âme. Je me souviens l’avoir dit à Les Yeux Bleus.
Saura-t-elle s’en souvenir à son tour lorsqu’elle se réveillera ?
Je l’aiderai.
Je fouille quand même la berge à la recherche de je ne sais quoi. Rien sûrement. Le faisceau de ma lampe précède mes pas. Je retourne là où je l’ai trouvée et essaye d’imaginer d’où venait le ou les agresseurs. Peut-être de derrière les branchages là. Je les contourne, revient au lac. Il n’y a rien à part des traces de semelles. Plusieurs. De différentes tailles, de différentes formes. Ces gars étaient au moins trois. Je suis les empreintes… elles vont bien à l’endroit de l’agression. Ces enfoirés se sont mis à trois pour la cogner. Je me souviens de ses poings rougis. Elle aussi a distribué des coups et ils ont fait mouche. Peut-être qu’un des types c’est retrouvé sur le cul ou c’est cassé la gueule dans les branches. J’y vais. Sous la lumière, une médaille brille. Je m’en saisis et la porte à mes yeux. Gravé dessus, je lis : MIKE.
Le lendemain, je me lave les dents quand on frappe à la porte. Merde ! Les Yeux Bleus dort encore. Tant pis, j’y vais. C’est la proprio. Elle ouvre de grands yeux quand elle me voit à moitié à poil, puis esquisse un sourire. Sûr que son gars doit pas être gaulé comme moi. Elle est toute rouge lorsque je lui dis d’entrer. J’ai bien fait d’enfermer Billy dans la salle de bain.
Elle me demande si on compte rester encore une nuit, je lui dis oui et attrape un billet de cent dollars. Elle sort. Dans l’entrebâillement, elle me reluque comme si j’étais un sucre d’orge.
Les Yeux Bleus se réveille alors que je prépare du café. Elle essaye de se redresser, y arrive difficilement. Son corps n’est que douleur. Je m’approche.
– Je vais t’emmener passer des radios, je dis.
– Non, arrive-t-elle à articuler. Je me suis protégée, je sais comment faire.
– J’ai passé un peu de pommade sur les coups que tu as reçus. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Elle ferme les yeux. Billy pose son museau contre elle, la pousse. Elle tourne la tête vers lui.
– Sans toi, je crois que j’étais cuite. Marsh, aide-moi à m’asseoir contre l’oreiller.
C’est ce que j’ai fait. Alors, elle a raconté.
- On était sur le chemin le long du lac avec Billy. J'ai entendu des types qui racontaient une histoire bizarre alors je me suis planquée pour les écouter. Billy a fait du bruit, les trois mecs ont arrêté de parler et sont venus vers moi. J'ai senti que ça craignait... J'ai joué la fille perdue et je leur ai demandé ma route. Il y en avait un avec une cicatrice, il s'est approché et a commencé à me tripoter, bien sûr, je l’ai repoussé mais les deux autres ont rappliqué… Ils m'ont bousculée, attrapée par les bras. ils voulaient me faire tomber et... Je sais me battre, je ne t'apprends rien, alors j'ai balancé un coup de poing dans la tronche du mec au blouson, je ne l'ai pas raté, il doit se payer un sacré cocard, il a valdingué dans les buissons. J‘ai visé la rotule du rouquin, ça l'a couché au sol. Je pensais qu'ils allaient se barrer, mais le grand, le balafré, il en voulait plus, il me voulait moi. Quand je pense à ses mains sur mon corps, ça me donne la gerbe. J'ai cru que j'allais y passer. Sans les promeneurs qui marchaient sur le chemin plus haut, c'était sûr, ces types me violaient. Ils ont détalé, et tu m'as trouvée.
Le seul que je n'ai pas réussi à blesser, c'est ce mec-là, celui avec une grande cicatrice sur la joue.
Les trois, je les ai vus, distinctement. Je pourrai les reconnaître. Ils parlaient de meurtre et de viol si j’ai bien compris.
– Tu en es sûre ?
– Murder en Anglais, c’est bien meurtre ?
– Oui. Et viol c’est rape.
– Ah ! Non, je ne me rappelle pas ce mot.
– Violence, violation, peut-être ?
– Je ne sais plus. Tout s’embrouille… Attends, je me souviens que sur la veste du grand, y avait écrit TAK. Ça te parle ?
– Non. Là, je ne vois pas ce que cela veut dire. Moi, j’ai trouvé cette médaille dans les fourrés. Regarde, le prénom marqué dessus.
– MIKE.
– Je vais aller voir les flics.
– T’es dingue, Marsh ! Ils vont te coller au trou ou te mettre une balle. On va s’en occuper de ces pourritures. Je vais leur faire la peau.
– Non, tu ne feras pas ça.
– C’est toi qui vas m’en empêcher, peut-être.
– … Tu n’es pas venue ici pour ça. Ton ancienne vie est derrière toi…
– Marsh, arrête. Tu vas me faire chialer.
– Et qu’est-ce que tu vas faire ? Te lancer à leur poursuite ? Tu sais pas qui ils sont ni où ils crèchent. Et si tu les trouves, tu vas leur dire quoi ? Hey, salut les gars. J’ai entendu que vous aviez tué une personne, vous pouvez me dire où elle est ?…
Cette dernière phrase provoque un déclic. J’y réfléchis un instant, et me dis que c’est peut-être une solution à notre fin de cavale. J’expose l’idée à Les Yeux Bleus.
– Tu vois quand tu réfléchis un peu, dit-elle en clignant un œil.
Dix minutes plus tard, on roule en ville. On va d’abord ravitailler le Mitshu et acheter de quoi se nourrir. Je gare la bagnole sur le parking d’un supermarché. Les yeux Bleus reste avec Billy, alors que j’entre.
Je remplis à la hâte un petit panier. Je passe un dernier rayon quand je remarque un sigle sur un comptoir : TAK. Des articles de pêche. J’approche. Un homme bedonnant sert un client. Lorsqu’il me voit, il se retourne et dit :
– Mike, can you come? There's a client for you.
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