Une femme à sa fenêtre.
de Annick
Eléonore se fige face à la fenêtre pour mieux cacher sa douleur. Surtout, se dérober pour ne pas qu'il voie cette larme couler doucement le long de sa joue, comme l'aveu de sa faiblesse. Se détourner dans un réflexe pudique et jaloux afin de garder pour elle cette souffrance qu'elle ne voudrait surtout pas partager avec lui. Marc, saurait-il seulement recevoir encore quelque chose d'elle ?
Son fils, Adrien, est parti. Le reverra-t-elle ? À travers les carreaux, elle regarde dans la rue avec tendresse, la silhouette mouvante se reflétant sur les pavés mouillés, miroirs de son chagrin, réceptacles de ses larmes retenues. Quelques parapluies noirs viennent fleurir le trottoir luisant. Des gouttes de pluie au parcours erratique glissent le long de la vitre, brouillent son regard et remplissent la pièce d'un vide sépulcral.
Avant de s'en aller, il l'a serrée contre son cœur, a pressé ses mains froides contre les siennes, essayant de la rassurer, lui murmurant à l'oreille qu'il reviendrait parce qu'il ne pouvait en être autrement.
Dehors, le point s'éloigne, s'amenuise, jusqu'à disparaître complètement. La rue l'a absorbé, avalé.
Eléonore est silencieuse, immobile. Elle semble être le prolongement des riches tentures de velours noir et des rideaux de dentelle blanche qui retombent en plis élégants sur le parquet ciré. Le mur de la bâtisse d'en face s'inscrit de manière immuable dans l'encadrement de la fenêtre.
Le temps peut-il s'écouler quand rien ne vit ? Seule, la respiration régulière de Marc permet de croire qu'il y a encore quelqu'un qui demeure là. Le père s'est assoupi sur son fauteuil au cuir épais. Il dort du sommeil de celui qui ne rêve plus. Le visage abandonné contre les pages de son magazine, il s'ennuie dans son sommeil.
Lorsqu'il se réveille, il s'étire et bâille :
- Eléonore ! Apporte-moi un thé à la menthe et des biscuits !
- ...
Il se lève avec difficulté en s'appuyant sur les bras de son fauteuil :
- Éléonore ?
- ...
Il s'étonne qu'elle ne réponde pas. Et pourtant, il suffirait qu'il l'imagine contre lui pour qu'elle apparaisse, disponible, offerte, qu'il murmure avec tendresse son prénom pour qu'elle devienne tout à coup visible, audible, qu'il la suppose rose parmi les roses… Mais rien de tout cela.
Eléonore se confond avec le drap moiré et sombre comme un catafalque, ses cheveux bruns lissés dans l'ombre des plis du tissu. Il ne la remarque pas. Elle fait partie du décor !
Elle aurait pu être un vase aux effluves d'encens, une écritoire en ébène, une psyché sertie d'opales. Mais elle est un manteau de velours noir, une robe en dentelle blanche que l'on tend chaque soir devant la fenêtre pour occulter la mélancolie d'un appartement sans vie, d'une vie sans amour.
Elle se tient en équilibre instable entre deux mondes : le visible et l'invisible.
Elle est de celles qui glissent à pas feutrés sur le parquet comme un félin, sans bruit, le corps souple, le geste lent. À peine le tissu de sa robe vient-il effleurer délicatement le bois dur des meubles.
Son parfum discret se mêle aux senteurs des fleurs lorsqu'au printemps les fenêtres sont ouvertes sur le parc.
Elle se penche parfois sur le rebord de l'une d'elles, vacillante comme une flamme prête à s'éteindre. Il lui vient, alors, l'envie de se pencher un peu plus encore pour se fondre dans le bleu du ciel.
Marc appuie sur le bouton de la radio qui grésille. Une voix annonce dans un message laconique : « La guerre est déclarée ». Je répète : « la guerre est déclarée. Les jeunes gens âgés de dix-huit ans et plus sont mobilisés. Ils doivent se présenter devant les casernes de leur département, dès demain, à huit heures. Je répète...»
Les rideaux palpitent légèrement comme dans un courant d'air. À peine. Un souffle. Une inspiration. Une expiration. Quelques larmes perlent et se frayent un chemin entre les rosaces blanches. Qui pourrait deviner, sinon un cœur pur, qu'une âme diaphane se cache là ?
Marc ouvre la fenêtre pour prendre une bouffée d'air frais. Il pense que son fils pourrait ne jamais revenir. La guerre…
« La guerre », se dit-il tout haut. Heureusement, l'atmosphère paisible du salon l'invite à se détendre. Il est bien trop tôt pour se lamenter. Marc est un être qui vit dans le présent, dans l'instant. Demain est un autre jour.
Le temps passe sur la pointe des pieds… « Il est l'heure de dîner », se dit-il, avec satisfaction :
- Éléonore ?
À quoi bon la chercher ! Elle est toujours ici et ailleurs. Ou nulle part. Il pense parfois qu'il a pour compagne un fantôme. Mais ce n'est pas pour lui déplaire. Cette femme silencieuse lui convient tout à fait. Elle se tait. C'est parfait ! Qu'aurait-il à lui répondre ?
Il reconnaît ses talents de ménagère, de cuisinière et cela suffit.
Pourtant, aujourd'hui, elle tarde à reparaître… Il est intrigué.
Il l'appelle encore et encore. Il ouvre la porte de la cuisine. Personne. Qu'importe ! Le dîner mijote sur le feu. Il n'aura qu'à se servir.
La nuit tombe. Il tire vers lui, de part et d'autre de la fenêtre fermée, les lourdes tentures qui gémissent sur leur rail. Un feston volette, la dentelle du rideau se chiffonne en un bruissement de feuilles mortes, puis les tissus se figent comme des paupières baissées sur un monde dérobé.
Pourtant, un cœur bat dans le drapé du voilage, mais il ne le voit pas. Mais il ne l'entend pas.
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