Prologue
Les Enfants de la Déesse
© Rose P. Katell (tous droits réservés)
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La clairière était silencieuse, comme si sa faune et sa flore saisissaient l’importance du rituel qui se déroulait devant eux et le respectaient. Le vent ne faisait plus crisser les épines des pins contre leurs voisines, le gazouillis des oiseaux s’était interrompu, nul rongeur n’agitait les fourrés de sa présence.
Disposée en cercle, la dizaine d’enfants qui avait suivi Aanor, l’Œil-de-la-Déesse de la meute, retenait son souffle tandis que celle-ci encourageait la fillette à ses côtés.
De sa voix hachée mais douce, elle lui répétait des paroles réconfortantes et lui assurait qu’elle ne risquait rien, qu’elle était en âge de se contrôler ; d’un doigt ridé par les printemps, elle désignait une jeune pousse en mauvais état, privée d’ombres et maltraitée par les rayons du soleil. Le sourire confiant qui lui valait l’amitié des siens ne la quittait pas.
Au bout de longues secondes, sa patience paya. Eblenn hocha la tête avant de s’accroupir timidement en face de la plante. Poings serrés sur ses genoux, elle prit ensuite une profonde inspiration dans le but de se donner de la bravoure.
Kaliska, assise en tailleur parmi les spectateurs, étouffa de justesse un bâillement. La cérémonie s’éternisait et elle commençait à avoir des fourmis dans les jambes. Elle détailla Eblenn, se retint de lever les yeux au ciel. Oh ! Du haut de ses cinq ans, elle ne s’expliquait pas pourquoi sa sœur de meute se montrait si anxieuse… Elle avait enfin atteint son dixième anniversaire : elle était en mesure d’accomplir son tout premier don de vie, d’honorer le pouvoir que la Déesse Seva avait insufflé à leur peuple. À sa place, Kaliska aurait trépigné jusqu’à ce qu’Aanor termine son discours et l’autorise à effectuer un pas vers son existence d’adulte. Si la loi de la Forêt ne l’interdisait pas, elle aurait même déjà demandé à passer ce cap si crucial.
Ses lèvres s’étirèrent. Beaucoup de ses amis avaient hâte de franchir l’étape afin que la magie coule dans leurs veines, puis s’échappe de leurs paumes ouvertes. Mais pas elle, non, loin de là. Elle, elle l’espérait pour pouvoir discuter de l’incroyable ivresse qu’on éprouvait lorsqu’on offrait une part minime de son énergie vitale à un être qui en avait plus besoin que soi – qu’il soit Lycanthus comme elle, animal ou végétal. Elle l’espérait pour se débarrasser du poids du secret, fardeau qu’elle portait en elle depuis plusieurs mois.
L’excitation la gagna. Kaliska peina à la masquer et fut forcée de jouer sur sa respiration pour retrouver un calme d’apparence. Tout serait tellement plus simple si elle avait la possibilité de se confier à quelqu’un ! Les règles étaient cependant transparentes… Chez les moins de dix ans, l’utilisation des capacités accordées par la Déesse était prohibée. Mal contrôlé, un don de vie pouvait se révéler mortel. Si l’être qui l’exécutait n’arrivait pas à interrompre le flux qui s’écoulait de ses mains, il se vidait de son énergie jusqu’à s’effondrer, inerte.
Kaliska comprenait cette décision, le besoin de ne pas courir de risque ; n’en était son impatience, elle n’avait jamais cherché à les remettre en cause, acceptant l’autorité avec résignation. Pourtant, quelques mois plus tôt, lorsqu’elle avait aperçu un lièvre emmêlé dans des ronces et blessé à une patte, nulle hésitation ne l’avait envahie. Elle l’avait approché avec lenteur, interpellé de son ton le plus tendre, puis s’était appliquée à reproduire les gestes souvent étudiés au sein de sa famille pour libérer le potentiel qui sommeillait en elle.
Un agréable frisson remonta le long de sa colonne vertébrale. La sensation qui l’avait envahie lorsqu’elle avait réussi était indéfinissable : soigner la bête l’avait rendue plus heureuse que n’importe quel cadeau !
Un souffle nerveux la tira de ses réflexions. Kaliska balaya sa réminiscence et se focalisa de nouveau sur Eblenn. Les paupières closes, cette dernière affichait désormais une mine plus déterminée qu’angoissée – avec un peu de chance, elle se déciderait bientôt à vivre l’une de ses plus belles expériences.
Kaliska tourna la tête et observa l’Œil-de-la-Déesse. Les talons ancrés dans le sol, les mains posées sur sa large taille, Aanor fixait la jeune initiée de son regard lupin, aussi doré que le sien. Son expression aimable et détendue ne laissait pas l’ombre d’un doute sur ses pensées : pour elle, le rituel se déroulerait bien. Ses traits transpiraient la bienveillance, ils la dotaient d’un charme que la vieillesse n’était pas capable d’éteindre.
Oui, malgré ses rides et son dos voûté, Aanor demeurait une superbe Lycanthus. À la contempler, Kaliska s’animait d’une immense fierté et s’enorgueillissait d’être sa petite-fille.
Certains l’enviaient d’avoir pour grand-mère la personne la plus puissante du village, celle qui constituait le lien entre la meute et la Déesse, le rappel de Ses enseignements. Néanmoins, c’était sa gentillesse et sa noblesse d’âme qui étaient les raisons majeures de son affection envers elle. Kaliska raffolait des moments passés en sa compagnie, des légendes qu’elle lui racontait et des astuces qu’elle lui apprenait. Chaque seconde que son aïeule lui accordait était un joyau à chérir.
Eblenn releva la tête pour parler ; aussitôt, Kaliska chassa ses rêveries.
— Vous… c’est sans danger ?
Aanor opina.
— J’ai confiance en toi. Tu es plus mesurée et réfléchie maintenant, tu sauras contrôler la magie. Rassure-toi, cette pousse ne te demandera qu’un soupçon d’énergie.
— D’accord. Je suis désolée.
— Pourquoi donc ?
— D’être si… incertaine, balbutia Eblenn, contrite.
— La peur est une émotion normale, Eblenn. Il est vain de la condamner ou de l’enfouir. Il faut simplement la dépasser. Respire, ne commence que quand tu te sentiras sûre de toi. Le premier don est une étape importante, tu n’as pas à te presser pour l’accomplir.
Tout en approuvant le discours, Kaliska pria Seim et Rezon, les fils de Seva, afin qu’ils lui insufflent la force et la sagesse de patienter jusqu’à ce qu’Eblenn se juge prête. La voir hésiter l’irritait. Elle brûlait d’envie d’agir à sa place !
Elle dissimula un soupir las ; les parents d’Eblenn avaient probablement trop insisté sur les dangers encourus.
Un craquement lointain lui effleura les tympans. Sans même qu’elle le souhaite, son instinct s’enclencha… Son ouïe aiguisée traqua l’origine du son, qui se répéta en plus grand nombre.
Intriguée, Kaliska se désintéressa du rite pour se concentrer sur ce qu’elle percevait. Ses sens, hérités des anciens loups géants, se montraient formels : plusieurs individus se mouvaient en silence dans la Forêt. Ils se rapprochaient du territoire de la meute, de ses habitations. Toutefois, le bruit de leurs pas était étrange, presque irréel. Il ne ressemblait pas à celui engendré par le déplacement des siens, comme si les pieds des arrivants étaient… recouverts ?
Alarmée, Kaliska rompit son mutisme :
— Grand-mère ?
Peu habituée à être dérangée en plein cours d’une cérémonie, Aanor la dévisagea avec stupéfaction. Ses sourcils se froncèrent, un pli de contrariété tordit ses lèvres. Lucide quant à son impair, Kaliska lui adressa une moue contrite, résolue à se justifier.
Elle n’en eut hélas pas l’occasion. Une détonation retentit, sourde et terrible. Durant une fraction de seconde, le temps se figea ; nul ne remua, aucune respiration ne troubla le silence instauré. Puis les hurlements des leurs et leur panique fendirent l’air, qui se chargea d’horreur.
Les enfants se relevèrent. L’un d’eux vagit, mais sa voix fut masquée par des impacts métalliques, de nouveaux coups de feu, de nouveaux cris. Si calme un instant auparavant, la clairière se teinta d’angoisse.
Ses occupants se dispersèrent au pas de course.
Tandis que les larmes étaient sur le point de franchir ses paupières, Kaliska n’eut qu’une pensée lorsqu’elle saisit la cause l’épouvantable vacarme. Ses parents étaient en danger ! Son cœur réagit pour elle. Elle galopa en direction de leur hutte, décidée à les retrouver, à vérifier qu’ils allaient bien.
— Kaliska ! Kaliska, non !
Insensible à l’appel, elle continua à courir jusqu’à ce qu’une main agrippe son bras et la tire en arrière. Furieuse, elle pivota et foudroya Aanor du regard.
— Lâche-moi ! Je dois rentrer.
— Non… Non, ma chérie. Seule la mort nous attend là-bas.
Kaliska n’en eut cure, elle se débattit afin de lui échapper. Peu importait les risques, il était primordial qu’elle rejoigne le reste de sa famille.
Aanor ne desserra pas son emprise et s’agenouilla à sa hauteur.
— Écoute-moi, je t’en prie. C’est trop dangereux.
— Papa et maman sont là…, chevrota-t-elle.
— Les Hommes aussi !
La crainte que Kaliska décela dans sa voix souffla son impétuosité et la pétrifia.
— Tu entends le résultat des purges, tu comprends ? S’ils nous trouvent, ils n’auront pas de pitié. Ils nous tueront ou nous captureront. Qui sait alors le sort qui nous sera réservé ? Il faut partir. C’est notre unique chance de survie.
Un sanglot la secoua.
— Mais… maman, papa… la meute ?
Les yeux de sa grand-mère s’embuèrent et elle baissa la tête.
— Je suis désolée, il est trop tard.
Tremblante, Kaliska accepta les bras qu’elle lui tendait, puis se laissa soulever.
Et tandis qu’Aanor courait loin du risque et de leurs proches, elle se blottit contre son épaule, terrorisée par l’écho du massacre.
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