Mars

- Lila ! Tu as oublié ton portable dans la buanderie, crie Ambre en entrant dans la pièce, une corbeille pleine de draps.

Elle pose son fardeau sur le plan de travail et entreprend d’étendre la machine qu’elle a lancé le matin même. C’est fou comme une chambre d’hôte demande comme ménage et lessive. Un bip se fait entendre provenant du portable de Lila. Puis un autre. En l’espace de deux minutes, le portable a déjà sonné quatre ou cinq fois. Ambre se demande bien qui cela peut être. Lila est vraiment la dernière personne à qui elle pense quand on lui dit « accro au portable ». D’habitude, c’est à peine si elle le descend de son appartement. Mais dernièrement, elle ne peut plus s’en passer. Elle l’emmène partout avec elle et est toujours en train de répondre à des messages. Elle qui d’habitude est d’une écoute infaillible, est toujours ailleurs, perdue dans les brumes de sa conversation virtuelle. Cela ne lui ressemble pas, mais Ambre ne peut que se réjouir. Cela fait longtemps qu’elle n’a pas vu son amie aussi enjouée et souriante. Elle est contente qu’elle s’ouvre enfin un peu aux autres. Elle reste tout de même vigilante et prête à intervenir pour protéger Lila de toute souffrance. Elle a déjà eu suffisamment à faire avec les bassesses de la race humaine.

Ambre entend du bruit dans la maison et réitère son appel.

- Lila, téléphone !

Son deuxième appel reste sans réponse, pourtant elle entend son amie s’afférer en cuisine. Elle étend sa dernière housse de coussin, lance sa deuxième machine et sort dans le couloir, le téléphone de Lila en main. Arrivée devant la cuisine, elle trouve sa colocataire en train de cuisiner. Elle bouge la tête d’un côté et de l’autre, remuant les hanches. Ambre remarque les écouteurs vissés dans ses oreilles. Son amie lui tourne le dos et ne l’a pas entendu arriver. Elle ne peut pas laisser passer une telle occasion. Elle s’en frotte les mains d’avance. Veillant à ne pas faire de bruit en s’approchant, elle s’empare d’une casserole et d’une spatule en bois en train de sécher sur l’évier. Elle avance encore un peu avant de hurler, tout en tapant sur la casserole à grands coups. Lila se retourne vivement. Le cri strident qu’elle pousse pourrait faire fuir même la plus grosse des brutes. Le sachet de riz qu’elle tient à la main vole dans les airs, presque au ralenti, avant de s’éclater sur le parquet. Le sol est maintenant recouvert de petits grains blancs, comme les marches d’une église après un mariage. Elle arrache violement ses écouteurs de ses oreilles.

- Mais tu es malade ?! J’ai failli faire une crise cardiaque. Regarde, j’ai les mains qui tremblent. Et arrête de te marrer comme ça, ce n’est pas drôle.

En disant ça, Lila croise les bras sur sa poitrine, comme une enfant qui boude. Elle ne réussit qu’à accentuer le fou rire d’Ambre. La jeune femme rit tellement qu’elle est pliée en deux, se tenant les côtes à deux mains. Des larmes perlent aux coins de ses yeux. La voyant dans cet état et la pression étant retombée, Lila ne peut que rejoindre son amie et se met elle aussi à rire, fort.

Après cinq bonnes minutes à essayer de se clamer avec beaucoup de peine, elles entreprennent de nettoyer la cuisine. Une fois la corvée réalisée, Ambre se rappelle enfin pourquoi elle cherchait à la voir. Elle tend son portable à Lila.

- Il n’a pas arrêté de sonner. Tu es devenue pire qu’un ministre ma parole !

- Ah merci, dit Lila en s’emparant de son téléphone.

Lila s’empresse de regarder ses messages, les joues un peu roses. Ambre remarque que son amie répond immédiatement, un sourire rêveur aux lèvres.

- C’est important ? C’est qui ? demande innocemment Ambre, tout en faisant semblant de nettoyer le plan de travail des derniers grains de riz.

- Hein ? demande Lila en levant a peine son nez de l’écran.

- Mais ma parole ! Est-ce que tu ne serais pas en train de draguer par texto par hasard ? C’est qui ? Thor premier du nom ?

- N’importe quoi ! Je ne vois pas du tout de quoi tu parles.

Ambre n’est pas dupe, loin de là. Lila a répondu trop vite, elle s’est vendue elle-même. Et puis, elle qui d’habitude n’est absolument pas gênée de montrer ses messages, tient son portable très loin des mains chapardeuses d’Ambre.

- Vous en êtes déjà à vous envoyer des émojis courgette et pêche ?

- Mais ça ne va pas la tête ? On ne fait que parler de choses banales, rien de plus.

- Donc tu admets que tu parles bien toute la journée avec Gabriel !

- Oh ça va. On ne fait rien de mal. Il me raconte juste comment se passent ses entraînements et les progrès que font ses chiens.

Ambre lève les deux mains en l’air en signe d’apaisement.

- Eh, moi je n’ai rien contre. Je suis de ton côté. Je te chambre juste. Sérieusement, je suis très contente pour toi. Si vous vous entendez bien, c’est l’essentiel. En tout cas, ça faisait longtemps que je ne t’avais pas vu comme ça.

- Comme quoi ?

- D’habitude tu fredonnes des airs inconnus, mais là c’est plus que d’habitude. Tu as des étoiles dans les yeux, tu ne te déplaces plus qu’en sautillant partout, et tu rougis dès qu’on aborde Gabriel.

- Je sais que tu aimerais bien, mais il ne se passe absolument rien entre nous. On est juste ami, c’est tout.

- C’est déjà beaucoup plus que ce que tu étais prête à faire il y a peu. Donc je suis très fière de toi.

Ambre décide de ne pas embêter plus son amie, mais part quand même très fière de voir que Lila s’ouvre petit à petit à Gabriel. Elle lui tourne le dos en souriant, et se dirige vers le bureau pour aller faire des papiers. Avant de tourner dans le couloir, elle lance :

- N’oubliez pas de vous protéger surtout. Je ne voudrais pas voir des minis Thor courir partout dans la barraque. Ça serait un enfer.

Ambre a à peine tourné dans le couloir qu’un fouet heurte la porte du cellier devant elle. Un peu de plus et elle se le prenait en pleine tête. Elle entend Lila rire aux éclats.

***

- Je suis vraiment obligée d’y aller avec lui ? Il n’a pas besoin d’une nounou. Il peut très bien se débrouiller tout seul, râle Ambre avant de boire une grande gorgée d’eau.

Elle s’essuie le front avec le bout de sa manche. Avec les travaux, elle n’a vraiment pas besoin d’aller à la salle de sport pour transpirer. Ceci dit, elle n’y allait pas non plus avant. Les travaux ont bien avancé, le rez-de-chaussée est bientôt terminé. Il ne manque que certaines peintures et l’aménagement des meubles. Pendant qu’elle ponce les grandes bibliothèques qu’elle a déniché chez un antiquaire, Lila met la dernière couche de peinture dans l’entrée.

- Franchement, je ne vois pas pourquoi je dois l’accompagner, c’est lui qui est censé fabriquer les meubles, pas nous. Et pourquoi tu n’irais pas toi ? Je n’ai poncé qu’un tier de ce monstre, il faut que j’avance.

- Parce que, c’est toi qui a imaginé toute la décoration. Et s’il a le malheur de choisir une teinte qui ne te plais pas, il va y avoir une troisième guerre mondiale. Je veux à tout prix éviter ça. Donc tu vas aller te changer et partir gentiment avec Noah.

Ambre n’a vraiment pas envie d’aller à Mont-Tremblant avec Noah. Trente minutes de route, coincée dans un espace réduit avec ce…, cet emmerdeur de première. D’accord, ils doivent finaliser tous les achats pour attaquer sérieusement l’aménagement des chambres d’hôtes, mais le feeling ne passe vraiment pas avec ce mec. Il la met hors d’elle à chaque fois qu’il ouvre la bouche. Elle rumine sur l’injustice de sa vie et sur comment l’ébéniste peut la lui pourrir par sa simple présence, lorsque Lila apparaît dans l’embrasure de la porte. Elle a la mine sérieuse.

- Ambre, on a vraiment besoin d’avancer dans les travaux pour ouvrir au printemps prochain. Ça va arriver vite. Et puis j’aimerais bien qu’on arrive aussi à finir nos appartements. Je commence à en avoir plein le dos de dormir sur un matelas à même le sol dans le bureau. Je t’adore, mais j’ai vraiment envie d’avoir une chambre pour moi toute seule, avec un peu d’intimité.

Ambre soupire, vaincue. Elle lève les bras au-dessus de sa tête et les laisse tomber avec exagération.

- C’est bon tu as gagné, j’irais. A quelle heure il passe cet abruti ?

- Il vient te prendre à 14h00. Allez, arrête de faire ta tête de mule. Tu as deux heures pour te préparer psychologiquement, se moque Lila en s’éloignant.

Deux heures plus tard, Ambre ferme la portière du pick-up de Noah avec force et tire violement sur la ceinture de sécurité, pendant que le jeune homme fait demi-tour dans la cour du manoir.

- Apparemment, ponctualité ne fait pas partie de ton vocabulaire, lance-t-elle, acerbe.

- Bonjour à toi aussi, rayon de soleil, répond Noah moqueur.

Ambre croise les bras sur sa poitrine et tourne la tête vers la vitre. Elle ne compte pas lui donner le plaisir de la voir s’énerver. Elle va essayer de rester calme et professionnelle et tout se passera bien. Plus vite cette virée sera terminée, plus vite elle sera délivrée.

- La panthère a rentré ses griffes ? Tu n’as rien à répondre ? questionne Noah en lui lançant un regard furtif.

Ambre décide de l’ignorer et ne relève pas. Du coin des yeux, elle voit les mains du conducteur se crisper sur le volant.

- Tu comptes m’ignorer tout le trajet ?

Il a employé un ton sec qui ne plait pas à Ambre, mais elle décide de jouer la carte de la diplomatie.

- Je n’ai rien à te dire pour le moment, dit-elle en haussant les épaules.

Le ton calme de sa voix la surprend elle-même. Noah souffle et allume la radio alors qu’il s’insère sur la route nationale. Une chanson de rap se lance, accompagnée des braillements du chanteur. Ambre se retourne pour lui dire d’éteindre cette horreur, mais il la devance en faisant une moue de dégoût. Il bascule sur sa clé USB. Les premières notes caractéristiques de Come as you are emplissent l’habitacle.

- Quoi ? demande Noah en s’apercevant que deux grands yeux noirs le fixent.

- Ce n’est pas un peu cliché ?

- Quoi donc ? questionne-t-il en fronçant les sourcils.

- Le bad boy tatoué et veste en cuir qui écoute Nirvana ?

- Je sais juste apprécier la bonne musique. Je suis sûr que tu aurais préféré que je te mette les Spice Girls, mais c’est la règle ici. Ma voiture. Ma musique.

Après un moment de réflexion, il ajoute, un grand sourire aux lèvres.

- Ah non pardon, j’avais oublié. Tu es plus Céline Dion.

Ambre ne dit rien, mais lui lance un regard noir qui le fait sourire encore plus, dévoilant ses dents blanches. Elle ne veut pas se remémorer ce moment de gêne ultime lors de leur première rencontre. Malheureusement, il ne semble pas vouloir oublier ce souvenir et le lui rappelle constamment. Elle est tout de même agréablement surprise par les goûts musicaux du jeune homme. Ils se rapprochent un peu trop des siens. Et cela l’embête de le reconnaitre. Durant le trajet jusqu’en ville, ils ne se parlent pas et se laissent porter par les douces mélodies des Beatles, les paroles universelles de Queen, les sonorités envoutantes des Rolling Stones.

Une fois en ville, Noah la conduit chez ses fournisseurs pour qu’Ambre puisse choisir le bois qu’elle veut pour les meubles des chambres. Lorsqu’ils parlent travail, Ambre essaye le plus possible de rester professionnelle, même si Noah ne manque pas une occasion de lui envoyer des piques. Elle trouve que pour l’instant, elle ne s’en sort pas si mal. Sa patience à tenue plus longtemps qu’elle ne le pensait.

Les rendez-vous se passent bien et le choix des matériaux facile. Ambre a beau être de mauvaise foi quand il s’agit de parler de Noah, elle doit bien reconnaître qu’ils ont la même approche. C’est elle qui a imaginé toute la décoration du manoir, en regroupant des photos et en créant des planches d’inspirations pour chaque pièce. Elle a même dessiné certains éléments elle-même. Noah a ensuite fait tous les plans d’aménagement intérieur. Il est doué pour le gros œuvre et la construction des bâtiments, mais son talent s’exprime vraiment dans l’aménagement intérieur. Il a un coup de crayon incroyable, sait marier les couleurs à merveille et a une créativité qui touche directement la jeune femme. Ses croquis sont presque des œuvres d’art. Ambre, même si elle ne le reconnaîtra jamais devant personne, aime vraiment travailler avec lui. Il a une sensibilité d’artiste qui lui parle. Il sait donner vie aux idées qu’elle a dans sa tête. Professionnellement parlant, bien entendu. Quoi qu’elle ne serait pas contre à ce qu’il donne vie à certaines de ses pensées plus personnelles… Noah est penché sur une table, les coudes en appuis devant lui, en train d’observer des échantillons de bois. Sa position donne à Ambre une vue imprenable sur ses fesses rebondies, les muscles de son dos mis en valeur par son t-shirt noir moulant. En attrapant une plaque de bois exotique, son haut remonte sur ses hanches, laissant apparaître un carré de peau halée, tâchée d’encre noire. Perdue dans ses pensées Ambre s’aperçoit qu’il a tourné la tête vers elle. Ses yeux verts la dévisagent intensément. Son expression est un mélange de surprise, de satisfaction et d’autre chose qu’elle n’arrive pas à identifier. Comme si on la réveillait d’un rêve, elle se rend compte qu’elle le fixe de façon suggestive, en se mordant la lèvre inférieure. Prise la main dans le sac… Rouge de honte, elle se rapproche précipitamment de la table et fait mine de s’intéresser à ce qu’il y a dessus. Elle ne veut surtout pas croiser le regard de son voisin. Elle a juste envie de disparaître sous terre.

La journée se poursuit sans que ni l’un ni l’autre ne fasse de commentaires sur l’incident, ce qui va très bien à Ambre. Il est dix-huit heures trente passée lorsqu’ils sortent du dernier magasin où ils ont choisi tous les éléments des salles de bain. Ambre voit enfin la fin de cette journée arriver avec envie et une pointe de déception, qu’elle essaye de repousser. Juste avant de s’embarquer sur la route du retour, Noah bifurque sur le parking d’un fast food.

- Qu’est-ce que tu fais ?

- J’ai faim, déclare Noah comme si c’était la question la plus stupide du monde.

Il s’enfile dans la queue réservée aux voitures et patiente, tapotant le volant au rythme de The Rover de Led Zepplin. Une fois que c’est à son tour, il ouvre la fenêtre sur une jeune femme aux cheveux décolorés. Son top moulant ne laissant pas grande place à l’imagination, mais elle est tout de même très jolie. En voyant le conducteur, elle se penche en avant pour faire ressortir ses atouts et lui demande ce qui lui ferait plaisir avec un sourire aguicheur. Ambre a envie de lui prendre la tête et de lui faire découvrir quel goût à la table devant elle. Qu’est ce qui lui prend d’être jalouse comme ça ? Noah n’a pas l’air d’avoir remarqué le rentre dedans que lui fait la serveuse.

- Je prendrais un Maxi Best Of avec un Chicken big tasty, des frites, et un coca s’il vous plait.

Ambre n’a aucune idée de ce qu’il vient de commander. Elle déteste les fast food. Rien que de voir ce qu’ils servent suffit à lui retourner l’estomac. Noah se retourne vers elle, un regard interrogateur dans les yeux. Elle ouvre la bouche pour lui dire que pour rien au monde elle ne veut manger de telles cochonneries, lorsque la serveuse la coupe d’une voix trop aigue pour être agréable.

- Je suppose que vous allez prendre une salade et un coca light.

Elle s’est penchée encore plus en avant et regarde Ambre d’un air dédaigneux. Cette dernière voit rouge et a vraiment envie de lui exploser la tête sur la vitre. Elle n’a pas besoin qu’on lui dise qu’elle n’a pas la taille mannequin, elle le sait très bien. Après de longues années de combats, elle a enfin réussi à s’accepter, mais ce sujet reste tout de même sensible. A sa grande surprise, Noah se retourne vers la serveuse et déclare d’une voix dure, toute trace d’amabilité envolée :

- Elle va prendre un Croque McDo avec frites et nuggets et un Ice Tea.

Une fois leur commande récupérée, ils reprennent la route. Ambre ne peut pas s’empêcher de rager intérieurement. N’y tenant plus, elle déclare :

- Tu n’avais pas à prendre la commande à ma place. Je n’ai pas besoin de toi ni de quiconque pour dicter mes choix. (Elle croise les bras sur sa poitrine). De toute façon je ne mangerais pas cette merde.

- Crois-moi, tout le monde sait très bien que tu n’as besoin de l’aide de personne pour te défendre, ricane Noah. Alors rentre tes griffes, tu vas abimer ma banquette.

Elle se rembrunit. Elle regarde en silence le paysage défiler derrière la vitre, assise le plus loin possible de Noah. Ambre est perdue dans ses pensées lorsqu’elle se rend compte que quelque chose à changer. La route est beaucoup plus cahoteuse à présent. Elle relève la tête et panique. La voiture est engagée dans un sentier de terre, entouré de grands sapins qui projetent leurs ombres menaçantes devant eux.

- Putain, tu me fais quoi comme plan, là ?

- Fais-moi confiance.

Noah a un sourire en coin. Et si c’était en réalité un psychopathe ou un tueur en série ? C’est vrai, elle ne sait rien de ce mec. Il se gare sur un bord de la piste, dans un endroit un peu dégagé. Il coupe le contact et descend de voiture. Il prend sa veste en cuir sur la banquette arrière, ainsi que le sac en papier contenant la nourriture. Ambre croise les bras. Elle n’a pas l’intention de foutre un seul pied à l’extérieur de cette voiture. Elle entend le coffre s’ouvrir et se refermer. Noah arrive devant sa fenêtre et tape le carreau.

- Allez, sors de là. Ne fais pas ta tête de mûle.

- Non. Ma mère m’a toujours répété qu’il ne fallait pas que je suive des inconnus dans la nature. Et tu sais quoi ? J’écoute toujours ma maman.

Noah soupire. La jeune femme pense qu’elle a gagné et qu’ils vont reprendre la route. Surtout, que vu le temps qu’ils ont roulé, ils doivent être à deux pas de chez elle.

- Comme tu voudras, déclare le jeune homme en s’éloignant sur un petit sentier qui part dans la forêt sur leur droite.

- Il ne va quand même pas m’abandonner au milieu de nulle part ? râle-t-elle pour elle-même.

Après trois bonnes minutes à attendre, Ambre sent l’angoisse monter. Le courage ne fait pas partie de sa panoplie et le soleil couchant rend l’atmosphère oppressante. Son esprit s’emballe trop vite et elle s’imagine toute sorte de bêtes l’observant sous le couvert des arbres. Que doit-elle faire ? Rester dans la voiture ou partir à la poursuite de Noah ? Elle tourne la tête dans tous les sens pour voir si un malade mental n’est pas en train de la mater, une hache à la main. Sa situation ferait une très belle scène dans un film d’horreur : une jeune femme seule dans une voiture, au milieu de nulle part, à la tombée de la nuit. La victime idéale. Quand elle se retourne de nouveau face au pare-brise, un corps gigantesque et massif tape des deux mains sur le capot de la voiture. Ambre hurle en portant la main à sa poitrine, puis entend un rire roque. Noah est hilare, les mains posées sur ses genoux légèrement fléchis.

- Si tu voyais ta tête ! s’exclame-t-il.

- Espèce d’abruti ! hurle Ambre.

Il s’approche et ouvre la portière en lui tendant une main. Ambre croise les bras tout en le fixant méchamment. Quelques mèches se sont échappées de sa tresse posée sur son épaule. Elle doit avoir l’air d’une folle écervelée, mais elle s’en fiche. Elle n’ira nulle part avec lui. Sans rien dire, Noah hausse les sourcils, un air de défit sur le visage. Il se penche en avant, au-dessus de son corps. La respiration d’Ambre s’arrête, non sans avoir senti l’odeur qui émane du jeune homme et qui lui fait tourner la tête. C’est un mélange indescriptible de bois fraichement coupé, de nature sauvage et de soir d’été après l’orage. Son cœur s’emballe instantanément. Elle voit son bras musclé descendre vers sa hanche, lentement. Il ne la quitte pas du regard durant toute la manœuvre. Il ne sourit plus, ses yeux emplis d’une lueur sauvage qu’elle ne lui connaissait pas. Il est si proche d’elle, que malgré la lumière du jour descendant, elle voit les petites paillettes d’or qui parsèment ses iris émeraudes. L’habitacle est saturé de testostérone. Le temps semble s’être arrêté. Puis sans prévenir, il appuit sur la boucle de sa ceinture de sécurité. Il dégage Ambre du lien et passe rapidement ses bras sous ses genoux. Pétrifiée, elle ne réagit pas, avant de comprendre, trop tard, ce qu’il est en train de faire. Elle se retrouve plaquée contre son torse, dans les airs. Il se retourne et claque la portière d’un coup de pied. La sensation est bizarre. Elle n’a jamais été portée par quelqu’un de la sorte. Elle sent les muscles tendus des bras de Noah sous son dos et ses jambes. Il marche en direction du chemin qu’il a pris quelques instants plus tôt.

- Putain, mais qu’est-ce que tu fais ? Repose-moi tout de suite par terre ! s’agite Ambre dans ses bras.

Faisant comme s’il n’avait pas entendu, Noah continu sa progression. Ambre se demande comment il fait pour la porter de la sorte. Elle n’est pas un poids plume. Dans les films, les filles qui se font porter par un homme sont toutes petites et minces. Elle évite de trop bouger et contracte ses abdos pour se faire la plus légère possible. Noah, quant à lui ne donne pas l’impression de faire le moindre effort. Elle se sent bête d’être dans cette position et c’est un soulagement, quand quelques minutes plus tard, il la fait descendre en douceur. Elle ressent immédiatement le froid. Elle se retourne et ce qu’elle voit lui coupe le souffle. Est-ce qu’on peut avoir des séquelles quand on arrête de respirer plusieurs fois en quelques minutes ? Ils font face à un magnifique lac perdu au milieu des arbres. Au loin, les montagnes se détachent dans le ciel. Le coucher du soleil n’est pas loin et les couleurs sont magnifiques. En cette fin septembre, les arbres commencent à peine à se parer de leurs teintes chaudes. La lune apparaît timidement, pleine et ronde, se reflétant dans l’eau sombre du lac. La petite brise de cette fin de journée agite les mèches rebelles qui se sont échappées de la tresse d’Ambre. Devant eux un ponton avance sur le lac. A son bout, une couverture à carreaux verte et bleue est étendue au sol, un sac de nourriture posé à côté. Ambre reste interdite, la bouche entrouverte, devant la beauté de la scène. Elle se tourne vers Noah, attendant une explication. Il la fixe quelques secondes puis hausse les épaules en détournant le regard. Serait-il à court de répartie ? Ce serait bien une première. Ambre se retourne de nouveau vers le paysage et entend le jeune homme prendre une grande inspiration. Serait-il nerveux maintenant ? Puis comme si de rien n’était, il lui prend le bras et l’entraine vers le pique-nique improvisé.

- J’ai la dalle, dit-il en s’assaillant en tailleur au sol

Ambre reste un moment debout, puis se sentant bête, s’assoit à son tour. Son jean slim noir la gêne un peu. Elle essaye de le réajuster discrètement pendant que Noah répartit leurs victuailles sur la couverture. Sans un mot, il s’attaque à son burger à pleine dent. Ambre ouvre la boite du sien du bout des doigts, comme si une bête aller en sortir, en faisant la grimace.

- Tu es bien la seule personne que je connaisse qui n’aime pas le Mcdo, déclare Noah.

- Il en faut bien une.

- Non mais sérieusement, tout le monde aime le gras et la mal bouffe.

La jeune femme finit de boire une gorgée de son thé glacé avant de répondre.

- Pas moi. Je préfère un bon restaurant, équilibré. A la limite une brasserie ou une pizzeria, mais pas de burger. Je trouve ça répugnant ce mélange d’ingrédients, de sauce qui coule partout. Beurk.

Noah rit en plissant les yeux.

- C’est tellement français tout ce discours sur la nourriture. Tu devrais quand même goûter. Je suis sûr que tu vas me remercier après. J’ai un don pour deviner le goût des gens.

- Tu fais ça avec toutes tes conquêtes ? demande Ambre moqueuse.

- Qui te dit que j’ai des conquêtes ? renchérit Noah.

- Arrête, tu as tout à fait conscience de ton physique avantageux et tu sais très bien en jouer. Il n’y avait qu’à voir comment toutes les vendeuses te regardaient dans les magasins aujourd’hui. Ça te plait qu’on te regarde, ça se voit.

- Ça ne te dérangeait pas de me regarder toi non plus, dit Noah en haussant un sourcil entendu.

Ambre sent ses joues s’empourprer et enfourne une frite pour se donner contenance. Un silence passe sans que ni l’un ni l’autre ne semble vouloir le briser.

- Pourquoi tu as décidé de venir au Canada ? demande Noah au bout d’un moment.

Ambre se lèche le bout des doigts avant de répondre. Le regard de Noah se voile légèrement. Finalement, ce repas n’est pas si mauvais que ça.

- Avec Lila on avait le projet depuis longtemps de monter une entreprise ensemble, mais on ne savait pas vraiment quoi. Et puis son connard d’ex l’a détruite. Elle a voulu partir loin de lui et je l’ai suivie.

- Il n’y avait rien qui te retenais en France ? Pas de petit ami, ni de parents protecteurs ?

Ambre secoue la tête et tape sur la main de Noah qui essaye de lui piquer un nugget.

- Non, rien de tout ça. C’est à peine si mes parents m’ont accompagné à l’aéroport. Ils pensaient sûrement que j’allais revenir aussitôt partie, déclare Ambre évasive.

- Pourquoi tu dis ça ? Tu n’avais pas pris un billet aller-retour, ils se doutaient bien que tu allais faire ta vie de l’autre côté de l’océan.

Ambre ricane, amère.

- Ils pensaient surement que c’était un caprice d’enfant gâtée. Qu’une fois arrivée sur le continent américain, j’allais me ressaisir et rentrer sagement à la maison. Mais voilà, je ne suis plus la petite fille docile qu’ils ont connue. J’en ai eu marre de faire ce qu’ils attendaient de moi et pour une fois je me suis écoutée. Désolée, dit-elle en relevant les yeux, je me plains comme une môme capricieuse.

Noah la fixe, son visage soudain sérieux et attentif. Il fronce les sourcils.

- Je ne comprends pas. Tu n’as vraiment pas l’air de quelqu’un qui se laisse dicter ses choix.

Pour toute réponse, Ambre hausse les épaules et reporte son attention sur le lac. La lune est de plus en plus visible. Ce paysages et l’évocation de ses parents la rendent nostalgique. Elle frissonne. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas parlé de choses aussi intimes à quelqu’un d’autre que Lila.

- Et aujourd’hui, comment ils prennent le fait que tu es en train de réussir ?

Ambre émet un rire amer.

- On n’a pas encore ouvert, donc rien ne garantit qu’on va réussir. De toute façon, je ne leur parle que rarement. Ils ont le don pour me déprimer à chaque appel et casser tout mon entrain.

Elle se compose un sourire forcé et se redresse en regarder le beau brun en face d’elle.

- Assez parlé de moi ! A toi.

- Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? demande Noah d’un ton charmeur.

- J’ai parlé de mes parents, à toi de me parler de ta famille.

Tout le corps de Noah se crispe.

- Mon père est ébéniste et je travaille avec lui. Voilà.

- Quel scoop ! Waouh, je ne m’y attendais pas à celle-là. Sérieusement, je sais déjà tout ça. Mais ta mère elle fait quoi ? Est-ce que tu as des frères et sœurs ?

- En quoi ça t’intéresse ? dit-il d’une voix empreinte de méfiance.

Ambre lève les mains en signe de paix.

- Pas besoin de m’agresser ! Je n’en ai rien à faire. Je trouvais juste ça plus équitable. Je me suis confiée, c’est la moindre des choses que tu fasses de même. Mais si tu ne veux pas, je ne vais pas t’attacher à un poteau et te torturer pour que tu crache le morceau.

Noah se redresse, une lueur malicieuse dans les yeux. Sa bouche se lève d’un côté et il lui lance ce sourire charmeur, qu’il doit réserver à toutes les filles qu’il veut mettre dans son lit. Elle le pointe du doigt.

- Oublie tout de suite ce que tu as en tête, ça n’arrivera pas !

Il rit silencieusement et se tourne vers le lac. Il déplie ses longues jambes devant lui et s’appuit en arrière sur ses bras. Seul le bruit de l’eau qui vient s’écraser contre la berge se fait entendre. C’est paisible et reposant.

- Ma mère travaillait dans la cantine d’une école primaire, entre autre.

Il ne la regarde pas. Sa voix est tendue, même si son visage ne trahit aucune émotion. Ambre ne s’attendait pas à ce qu’il lui réponde. Comprenant que c’est un terrain glissant, elle demande prudemment.

- Elle ne travaille plus là-bas ?

- Je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis que je suis parti de chez elle. J’avais 16 ans. Alors peut-être qu’elle a changé depuis le temps, je ne sais pas.

- Pourquoi vous avez coupez les ponts ? demande Ambre curieuse.

- Une longue histoire, dit Noah évasif en rassemblant les restes de leur repas improvisé.

Il les fourre dans le sac qu’il pose à côté de lui, libérant la place sur la couverture. Il fait signe à Ambre de se rapprocher, pour s’assoir plus confortablement sur le plaid. Ils restent ainsi assis un moment, contemplant le coucher du soleil sur le lac. Ambre se croirait dans un de ses romans d’amour. C’est le moment où le garçon se penche vers la fille, et l’embrasse tendrement. Elle se tourne légèrement vers son voisin et le regarde du coin de l’œil. Il est perdu dans la contemplation du paysage devant lui, à des années lumières d’elle et du présent. Elle est troublée par sa présence. D’un côté elle ne peut pas nier l’attirance qu’elle éprouve pour l’ébéniste. De l’autre, il a la capacité à la faire enrager dès qu’il ouvre la bouche. Mais ce soir, il lui a montré une part de lui totalement nouvelle. Elle a découvert un Noah sensible, attentionné, qui a plus de points communs avec elle qu’elle ne pensait. Elle est totalement perdue. Elle aimerait découvrir qui se cache réellement derrière ces sourires arrogants, ces blagues et ce physique de tombeur. Plus elle passe du temps avec lui, plus elle est troublée par sa personnalité ambigüe.

Ils parlent de sujet plus neutres et moins douloureux que leur famille. Ils se disputent un moment sur leurs goûts musicaux, surpris d’aimer les mêmes vieux classiques du rock. Ils parlent de tout et de rien, apprenant à se découvrir. Après un moment de silence, Ambre se décide enfin à lui poser la question qui lui trotte dans la tête depuis leur arrêt au McDo.

- J’ai une question à te poser ?

Noah tourne la tête vers elle, surpris par son approche indirecte, elle qui ne se gêne pas pour parler librement en général. Elle s’arrache les petites peaux autour de ses ongles, signe qu’elle est mal à l’aise.

- Pourquoi tu as réagi comme ça quand la serveuse à pris ma commande ? J’aurais très bien pu lui répondre moi-même.

Noah la fixe intensément dans les yeux et même si elle se sent gênée, elle n’ose pas détourner le regard.

- Je sais que je n’aurais pas dû prendre la commande à ta place, mais je n’ai pas supporté le ton sur lequel elle t’a parlé.

- Tu te rends compte qu’elle était juste jalouse parce que j’étais dans la voiture avec toi. A ses yeux j’étais juste une « concurrente » (Ambre, mime les guillemets avec ses mains) à éliminer.

Elle rajoute d’une voix plus basse.

- Même si elle n’a pas de soucis à se faire là-dessus.

- Pourquoi tu dis ça ? demande Noah le plus sérieusement du monde, voire même un peu énervé.

- Je sais très bien que je ne rentre pas dans les codes de beauté de la société. Un mec comme toi n’a aucune raison de s’intéresser à moi. Et je comprends tout à fait. Tu peux avoir n’importe quelle fille, alors pourquoi tu t’intéresserais à une fille un peu grosse et trop grande ?

Ambre détourne la tête. Elle n’en revient pas qu’elle ait dit ça à voix haute. Elle n’avait pas prévu de tout déballer comme ça. Et surtout, elle a vraiment l’impression d’être passée pour une fille désespérée. La honte. Puis, Noah lui prend doucement le menton pour qu’elle tourne le visage vers lui.

- Tu n’as vraiment aucune idée de l’image que tu renvois n’est-ce pas ?

Ambre ne comprend pas où il veut en venir et le laisse poursuivre.

- Putain, souffle Noah. Tu es complétement à côté de la plaque. Tu es magnifique (le cœur d’Ambre rate un battement), tous les mecs rêvent d’avoir une fille comme toi à leur côté. Tu dégage une aura incroyable. Tu es sûre de toi. Tu as un look affirmé qui te vas à ravir. Tu es intelligente et drôle. Tu sais ce que tu veux et n’a pas peur de dire ce que tu penses. La plupart des filles qui rentrent dans les codes de beauté comme tu dis jouent un rôle pour plaire aux autres. Toi, tu es vraiment toi et putain, qu’est-ce que c’est sexy.

La jeune femme sent ses joues s’enflammer. Elle ne sait plus où se mettre. De sa place, Noah doit entendre son cœur battre à toute allure.

- Et puis tu sais, j’ai toujours trouvé que les mannequins avec des seins refaits et un cul à la Kim Kardashian étaient d’un ennui mortel.

Il se penche lentement vers elle, toujours en la fixant de ses yeux verts.

- Je n’ai jamais su résister à un défi et tu en est un pour moi. Je compte bien percer à jour les mystères d’Ambre Saleil, sorcière habitant au Manoir de Jadis.

Ambre se demande comment elle a pu entendre Noah tellement son cœur tambourine dans sa cage thoracique. Elle aurait bien aimé trouver une réplique concernant son allusion à son côté sorcière, mais Noah se rapproche toujours et elle perd le fil de ses pensées. Il fixe sa bouche, puis remonte vers ses yeux, pour redescendre son regard la seconde suivante. La respiration de la jeune fille se bloque dans sa gorge. Les lèvres de Noah sont juste à quelques centimètres des siennes. Elle peut sentir le souffle du jeune homme sur sa peau. Les poils se dressent sur ses bras. Il avance encore. Son cœur s’arrête. Puis sans prévenir, il tourne la tête et colle sa bouche à son oreille.

- Je n’embrasse jamais au premier rendez-vous, susurre Noah de sa voix roque.

Ambre frissonne de la pointe des cheveux aux orteils. Elle a envie de le frapper, mais son corps refuse de bouger. Quel culot ! C’est la douche froide. Il se recule, lui fait un clin d’œil et se relève, prêt à repartir en lui tendant la main.

***

Il fait plus froid, des plaques de neige sont en train de fondre sous le couvert des arbres, mais l’atmosphère est toujours aussi paisible. Ambre resserre son manteau autour de son corps, essayant de se protéger du vent qui souffle avec force. Une mèche de cheveux vient lui barrer le visage. Elle l’écarte et la passe derrière son oreille percée à de multiple endroits. Elle s’avance sur le ponton en bois et contemple un moment l’horizon du lac. Le lieu semble plus triste sans les yeux rieurs de Noah et le son de sa voix. A chaque fois qu’elle vient ici, elle repense à leur premier rendez-vous improvisé. Le premier d’une longue série. Elle a l’impression que c’était il y a une éternité. Depuis, ils ont parcouru un long chemin.

Noah lui manque terriblement. Elle commence à être vraiment déprimée et triste, ce qui ne lui ressemble pas. Elle a eu besoin de s’aérer l’esprit et ses pas l’ont conduite directement ici. Ce lieu représente le début de leur histoire, là où tout à commencer. Encore quelques semaines à attendre et elle pourra enfin se jeter dans ses bras. Elle compte bien rester enfermer avec lui une semaine entière dans leur chambre pour rattraper le temps. Quand il est près d’elle, elle se sent invincible. Sans lui, il lui manque une partie d’elle.