Chapitre 16
Il est plus d’une heure et demi du matin et le bar commence à se vider, facilitant les déplacements. Après avoir enchaîné les danses, Lila suit Ambre jusqu’à leur table, où elles s’affalent hors d’haleine. La jeune femme ne sent plus ses jambes et n’a qu’une envie, quitter ses baskets. A peine s’est elle assise cinq minutes, qu’un puissant bâillement lui échappe.
- Eh ben dit donc, j’ai failli voir ton estomac, entend-t-elle.
Lila relève la tête et voit Gabriel s’approcher. Il s’assoit à côté d’elle et l’embrasse sur la tempe.
- Je crois qu’il ne fallait pas que je m’arrête, mais mes pieds n’étaient pas du même avis.
Le musher passe un bras derrière ses épaules et la serre contre lui. Instinctivement, Lila vient poser sa tête sur son épaule. Elle se sent bien, à sa place. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas passer une soirée aussi agréable en dehors du travail, et la partager avec Gabriel la rend d’autant plus savoureuse. Autour d’elle, la salle se vide progressivement. L’air est devenu moins étouffant, si bien que le froid extérieur lui transperce les os à chaque fois que la porte d’entrée s’ouvre. Elle remet son pull en laine, quand les garçons qui faisaient une partie de babyfoot s’approchent.
- Bon les gars, je vais y aller. Il se fait tard et Salomé m’attend. C’était une chouette soirée, à refaire, déclare Logan en enfilant sa veste.
- Nous aussi on va y aller, dit Léo. Je les ramène, ajout-il en faisant un signe de tête pour désigner Alexis et Raphaël à côté de lui.
Ambre pose ses coudes sur la table en fixant les garçons.
- Attendez les mecs, vous n’avez réussi à convaincre personne de rentrer avec vous ce soir ?
Tous les deux se regardent, puis hochent la tête négativement. Ambre lève les mains en l’aire avec un grand sourire aux lèvres. Lila la regarde intriguée par la soudaine joie de son amie.
- Qu’est-ce qui se passe ? questionne le vétérinaire, lui aussi perdu.
- Sidonie ne va pas être profanée !
- On ne comprend rien à ce que tu dis Ambre. Tu es sûre que tu n’es pas bourrée toi aussi ? demande Alexis en riant.
- Non, non, je suis aussi sobre qu’une bonne sœur. Mais pourquoi toi aussi ?
Pour toute réponse, il désigne le bar du menton en s’éloignant à la suite des garçons. Lila se tourne dans la direction indiquée en même temps que Gabriel et Ambre. Cette dernière se fige, serre les points en disant :
- Je vais la tuer… et lui aussi.
Elle se lève, faisant voler sa longue chevelure derrière elle alors qu’elle s’avance d’un pas décidé vers le bar. Lila jette un coup d’œil au musher qui acquiesce. Ils la suivent rapidement. Lila craint que son amie ne fasse un esclandre, elle préfère donc rester à proximité pour intervenir si nécessaire. Ambre s’arrête net, si bien que Lila manque de lui rentrer dedans, retenue à temps par Gabriel derrière elle. Elle l’entend respirer fortement, mais elle ne semble plus vouloir bouger. Par-dessus son épaule, elle peut mieux distinguer ce qu’il se passe. Noah est accoudé au bar, en pleine discussion, un grand sourire aux lèvres. En face de lui se tient une jeune femme avec de long cheveux décolorés, portant une robe mettant en valeur ses formes avantageuses. Elle drague ouvertement le métis, en souriant à tout ce qu’il lui dit, jouant distraitement avec une mèche de cheveux fins et lisses. Noah rit à gorge déployé, son bras droit tendu vers elle. Elle se rapproche et fait glisser ses doigts parfaitement manucurés sur l’avant-bras du jeune homme, qui se laisse faire. Il n’en fallait pas plus à Ambre pour réagir. Elle s’élance et se plante devant le duo les bras croisés.
- Ça va, je ne vous dérange pas trop ? dit-elle d’une voix sèche.
Noah se tourne vers elle sans dégager son bras et la fixe, le regard vitreux et rouge, comme s’il avait du mal à faire le point sur sa petite amie. Lila est restée un peu en retrait. Gabriel se penche vers elle et lui fait remarquer les verres vides posés à côté de Noah. Elle ne sait pas combien il en a bu, mais cela faisait un moment que l’ébéniste n’était pas revenu avec le groupe. Il n’est clairement plus en état de se rendre compte de la situation. Reportant son attention sur le petit groupe, elle voit la blonde retirer son bras avec une lenteur délibérée et se tourner vers Ambre.
- Qu’est-ce qu’elle veut Bellatrix ? Elle a perdu son balai, pouffe la jeune femme en détaillant Ambre des pieds à la tête.
Lila la voit se raidir et serrer les poings. Ambre n’est pas d’une nature trop violente, mais l’attaquer sur son physique n’est pas une très bonne idée si elle veut garder toutes ses dents. S’il y a bien deux choses qui peuvent la mettre hors d’elle, c’est qu’on s’approche de trop près de Noah et qu’on juge sa façon d’être. Elle assume son style, mais cela n’a pas été facile. En plus, Lila trouve sa tenue de ce soir beaucoup plus classe et recherchée que celle de la fille. Elle a mis une robe patineuse en velours noir qui lui arrive à mi-cuisse, avec des manches longues transparentes. Ses éternelles docs lui donne un côté plus sauvage, tout comme son maquillage foncé qui souligne ses grands yeux et son rouge à lèvre bordeaux. Il est vrai que son sautoir en forme de lune ajoute une touche de mystère à sa tenue.
- Je viens juste récupérer mon mec. Mais peut être qu’au passage je te transformerais en cafard, ça ne te changera pas beaucoup de ton style habituel.
Si le ton employé par Ambre pouvait se matérialiser, à coup sûr ça aurait été des petits bouts de verres envoyé pour taillarder le visage de cette inconnue. Mais loin de comprendre le message, cette dernière enchaîne avec un sourire suffisant :
- Qui te dit qu’il a envie de partir avec toi ?
- Tu ferais mieux de partir avant que ta trop grande bouche ne goûte à la saveur du bois du comptoir, réplique Ambre les dents serrés.
Elle se tourne vers Noah qui n’a pas bougé et le tire par le bras. Il se laisse faire, mais à peine s’est-il éloigné du bar qu’il trébuche. Ambre essaye de le soutenir mais les quatre-vingt-cinq kilos de son compagnon la font chanceler.
- Noah, tu veux bien faire un effort. Je ne vais pas te porter jusqu’à la voiture.
- Je… pas… que… tu… toi.
- Je ne comprends strictement rien à ce que tu marmonne, dit Ambre essoufflée par l’effort.
Devant ce spectacle, Gabriel se précipite vers la jeune femme pour l’aider et ils se dirigent vers leurs affaires. Lila jette un coup d’œil à la blonde. Elle est déjà en train de parler à un grand barbu et semble se désintéresser totalement de Noah.
- J’bontrais juste bon tarouage… mon tatouage, dit péniblement le jeune homme en s’affalant sur une chaise et en levant le bras comme si c’était la preuve irréfutable de ce qu’il avançait.
- Tu m’en diras tant, bougonne Ambre. En plus, c’est pas le bon bras que tu lèves espèce d’andouille.
Noah le baisse et fixe ses avants bras les sourcils froncés, suspectant un mauvais tour, comme si le tatouage avait bougé tout seul. Puis, comprenant enfin, il passe une main sur l’œuvre qui s’enroule autour de son membre, noircissant la peau de son poignet à son coude. Elle représente une forêt de sapin.
- Je crois qu’on devrait rentrer, dit Gabriel.
Ambre acquiesce, aide Noah à mettre sa veste en s’y reprenant à de nombreuses fois, et les quatre amis sortent dans la nuit froide. Le musher aide Ambre à mettre Noah dans la voiture, tout en se retenant de rire aux phrases improbables et incompréhensibles de ce dernier.
- Ça va aller pour conduire avec lui à côté ? demande Lila. Tu veux que Gabriel rentre avec vous ?
- Non, non, ne vous en faite pas, ça ira. Et puis s’il me soule trop, je l’assomme avec la pelle qu’il y a dans le coffre. Rentrez tous les deux. De toute façon on se retrouve à la maison.
Ambre s’installe devant le volant et alors qu’elle referme la portière, Lila l’entend râler.
- Je te préviens, tu n’as pas intérêt à vomir dans la voiture, sinon tu rentres à pieds.
Le trajet retour se fait plutôt dans le silence pour Lila et Gabriel. Ils reparlent un peu de la soirée, puis à mi-chemin, le musher s’endort, la tête posée contre la fenêtre. Lila le trouve encore plus beau, les traits détendus, le visage illuminé par le clair de lune, faisant danser des ombres sur ses cheveux clairs et sur sa mâchoire carrée. Les soubresauts de la route chaotique menant au manoir réveillent le musher, qui étire sa nuque rendu raide par sa position inconfortable.
- Je suis vraiment désolé, je t’ai totalement abandonné, s’excuse-t-il.
- C’est pas grave, le rassure Lila en lui souriant.
Elle gare la voiture de Gabriel dans la cour et lui tend les clés au moment où il passe à côté d’elle pour aller aider Ambre avec Noah qui n’arrive pas à faire trois pas correctement.
- Ca a été ? demande Lila.
- La première partie du trajet il dormait, c’était parfait. Mais malheureusement il a retrouvé la parole et depuis, impossible de le faire taire. J’en peux plus.
Comme si c’était le signal qu’il attendait, Noah se tourne vers Ambre et se rapproche, lui soufflant son haleine chargée d’alcool au visage. La jeune femme grimace en essayant de le maintenir droit.
- T’sais quoi, j’vais t’dire quelqu’chose… j’crois j’t’aime bien.
- Je suis contente de l’apprendre, merci.
Ambre réprime un rire, face aux déclarations du jeune homme.
- C’est vrai… t’es drôle et t’es belle… très belle.
- C’est gentil Noah, mais si tu pouvais te concentrer sur tes pas, on irait plus vite.
Lila prend les affaires d’Ambre pour lui permettre de mieux soutenir son compagnon avec l’aide de Gabriel. Ce dernier se dirige vers la porte d’entrée, mais arrivés sur la terrasse, les filles lui font signe de faire le tour de la maison.
- On va passer par derrière, ça évitera à nos clients de découvrir Noah complètement pété.
- Eh, c’pas moi qu’ai pété, c’est lui dit-il en montrant un personnage invisible.
- Mais oui, mais oui, ricane Gabriel.
- Bébé (Ambre grimace en entendant ce surnom qu’elle n’aime pas du tout), suis désolé. J’suis un boulet.
- Un boulet qui pèse son poids en effet, rit la jeune femme cette fois de bon cœur.
Lorsqu’ils arrivent à l’arrière du bâtiment, Lila sort ses clés et déverrouille une porte en bois qui donne sur un escalier. Il permet aux filles d’accéder aux étages de la maison et notamment à leurs appartements, sans avoir à passer par l’entrée. C’est plutôt pratique pour rester discret, mais plus compliqué quand il faut faire monter un homme baraqué qui ne tient plus sur ses jambes. A peine ont-ils réussi à monter trois marches, que Noah s’arrête net, manquant de tomber et d’entraîner Ambre avec lui. Il la serre contre lui, un peu trop fort.
- J’suis vraiment désolé. Je… j’fais du mal à tout le monde. T’mérite pas d’être avec moi… non attends, c’est pas ça (Noah secoue la tête, espérant surement que ses idées se remettront en place). T’mérite mieux que moi, voilà c’est ça. T’mérite d’être avec quelqu’un d’autre. Moi, j’fais souffrir tout le monde. J’suis qu’un raté, un lâche et un égoïste. J’fais du mal à tous les gens qu’j’aime.
- Mais non, allez, arrête de dire n’importe quoi, essaye de le rassurer Ambre avec une voix douce. On en parlera demain d’accord, mais là, il faut que tu avances. S’il te plait chéri.
Noah hoche la tête et se remet en marche. Avec peine, ils arrivent enfin à arriver au deuxième étage, où Lila ouvrent une porte donnant sur le palier de leurs appartements.
- Gabriel, tu peux m’aider à l’amener jusqu’au lit, après je m’en débrouille.
- Oui, bien sûr.
Une fois le métis installé, Ambre raccompagne ses amis jusqu’à la porte en les remerciant. Au moment où elle s’apprête à fermer, un grand bruit se fait entendre dans la chambre. Elle échange un regard inquiet avec Gabriel et se précipite en direction du vacarme. Noah est étendu au sol, essayant difficilement de se relever.
- J’crois j’vais être malade, dit-il entre ses dents.
- Oh putain ! Pas sur le tapis, s’écrit Ambre en essayant de le relever.
Heureusement, Lila et Gabriel l’ont suivi et l’aident à l’amener à la salle de bain.
- C’est pas possible, c’est un vrai boulet quand il a bu. Je sens que la nuit va être longue, souffle Ambre en s’essuyant le front après avoir fait coulisser la porte pour laisser un peu d’intimité à Noah.
- Tu veux qu’on reste ? propose Lila
- Non, non, allez vous coucher. Je crois qu’il va rester un moment devant la cuvette des toilettes de toute façon. Il sortira quand il se sentira mieux. Je vais lui apporter des coussins et une couverture, ça va aller.
- Bon, comme tu voudras. En tout cas, tu nous appelle si tu as besoin de quoi que ce soit, on est juste à côté. Tu n’hésites pas, d’accord ?
- Bien madame. En tout cas merci pour le coup de main, parce que je n’y serais jamais arrivée sans vous.
Arrivés devant la porte de son appartement, Lila sent Gabriel se figer dans son dos. Elle se retourne, interrogative.
- Euh… quand tu disais on est juste à côté, tu voulais dire quoi au juste ? demande-t-il hésitant en regardant ses pieds.
- Il est tard, tu ne vas pas rentrer maintenant, surtout après avoir bu, même si ton état n’est en rien comparable avec celui de Noah.
- Que je comprenne bien. Lila Bousquet, toi qui est si secrète et souvent sur la défensive, tu m’invite, moi, à pénétrer dans ton entre et en plus à y passer la nuit ?
- Dépêche-toi d’entrer avant que je ne change d’avis, rit-elle en lui tendant la main.
***
Lila fait face au miroir de sa salle de bain depuis une éternité. Elle s’est lavée les dents bien plus longtemps que nécessaire, si bien que si elle continue, elle a peur de ne plus en avoir du tout. Ses cheveux sont soyeux et doux comme ils ne l’ont jamais été à force de les démêler. Elle fixe son reflet, les bras appuyés contre le lavabo. La jeune femme en face d’elle lui paraît familière et étrangère à la fois. Elle reconnaît ses traits fins, ses yeux marrons, son nez droit, mais l’expression qu’elle lit sur son visage détonne avec l’image qu’elle se fait d’elle-même. Depuis quand est-elle devenue cette pauvre gazelle fragile qui se fige dès que quelqu’un l’approche ? Avant elle était forte, confiante et croquait la vie à pleine dent. Elle n’avait pas peur de rencontrer des gens, de fleurter avec des hommes et de prendre du bon temps. Aujourd’hui, en se regardant, elle ne reconnaît pas cette fille paniquée à l’idée de passer une nuit avec son copain. Son copain bon sang ! Pas un inconnu. Elle s’en veut de réagir de la sorte et comme si une énorme claque venait de la réveiller d’un long sommeil, Lila se rend compte que sa relation passée a fait bien plus de dégâts qu’elle ne voulait l’admettre. Elle a tellement cherché à se protéger derrière des barrières invisibles, qu’elle a même fini par se couper d’une partie d’elle-même. Ce constat lui coup le souffle. Elle ferme les yeux pour se concentrer, quand une voix étouffée lui parvient.
- Ça va là-dedans ?
Elle n’a plus d’excuse pour rester enfermé ici, cela va paraître suspect. Elle relève les yeux droit devant elle, se fixe et se fait la promesse intérieure de ne plus se laisser aller, de prendre sur elle et de franchir les obstacles qui se présenteront avec courage et détermination, comme elle l’a toujours fait. Enfin, comme elle le faisait avant… Elle souffle un grand coup et ouvre la porte bien décidée à profiter de sa soirée et surtout de l’homme qui va la rendre plus belle encore.
- Tu en as mis un temps, rit gentiment Gabriel.
Il est couché sur son lit, les chevilles croisées, une main derrière la tête. Il zappe sur les programmes de la nuit, sans vraiment s’arrêter sur un en particulier.
- Pardon, je me suis un peu perdue dans mes pensées, dit Lila en rangeant quelques affaires, plus pour s’occuper, que réellement par besoin.
- Et tu pensais à quoi ?
Lila se tourne vers lui dans son pyjama en coton bleu et s’approche du lit lentement.
- A rien d’important, répond-elle en prenant place à côté de lui, le dos appuyé contre la tête de lit.
Elle pose ses mains entre ses cuisses et fixe l’écran en face d’elle, sans prêter attention à ce qu’elle voit.
- Lila, dit Gabriel en lui prenant la main, si ça te gêne ou te stresse que je sois là, je peux très bien dormir sur le canapé. Je comprends tout à fait.
La jeune femme secoue la tête et se rapproche de lui jusqu’à poser la tête sur son épaule.
- Je suis contente que tu sois là, alors reste s’il te plaît.
- Pour me plaire, ça me plaît, murmure-t-il en la serrant contre lui par les épaules.
Lila tourne la tête vers le beau blond, pose une main sur sa joue et caresse du pouce sa barbe râpeuse qui lui donne un côté sauvage incroyablement attirant. Elle se relève légèrement, se perd un moment dans le ciel sans nuage de ses yeux, avant de poser délicatement ses lèvres contre les siennes. Elle y dépose un baiser doux, sans grande démonstration, mais avec tendresse. Gabriel s’avance pour diminuer la distance entre eux, mais avant qu’il ne puisse répondre à son baiser et que Lila perdre le contrôle de ses pensées, elle se recule et pose une main sur son torse.
- Il faut que je te parle de quelque chose, déclare-t-elle doucement mais sûre d’elle.
Gabriel hausse un sourcil interrogateur. Pour toute réponse, Lila se lève du lit et part ouvrir un tiroir de sa commode. Elle ne pensait et ne voulait pas ressortir ces souvenirs de sitôt, mais elle le doit.
- Tu devrais te mettre à l’aise, parce que ça risque de prendre un moment.
- Tu commences à me faire peur là. Tu es sûre que ça va ?
- Oui. Je sais qu’il est tard (Lila se retourne pour lui faire face), mais je crois que c’est le bon moment pour t’expliquer un peu mieux certaines choses. Et je crois aussi que j’en ai besoin.
Le musher acquiesce et entreprend de retirer son pull, puis se glisse sous la couette, tout habillé.
- Tu comptes dormir en jean ? demande Lila amusée.
- Euh… ben je sais pas trop, je voulais pas que ça paraisse bizarre… mais apparemment c’est raté.
- Tu peux te déshabiller, je ne partirais pas en courant. Mais si tu veux rester comme ça, tu peux aussi. Tu fais comme tu le sens. Pour moi aussi, la situation est un peu bizarre. J’ai l’impression d’avoir quinze ans.
Le jeune homme se lève et se retrouve dos à Lila. Il déboutonne son jean et l’enlève, puis le plie et le dépose sur le fauteuil non loin de lui. La jeune femme ne perd pas une miette de ce spectacle. Elle voit se contracter les muscles de ses fesses sous son boxer rouge, lorsqu’il se déplace. Quand il se retourne, seulement vêtu d’un t-shirt blanc et de son sous vêtement, Lila détourne rapidement les yeux pour ne pas être prise sur le fait. Puis, elle s’installe à côté de lui, bien au chaud sous la couette, le dos appuyé contre les oreillers. Elle pose une pochette en plastique noir sur ses jambes et souffle un grand coup avant de l’ouvrir. Sans même regarder à l’intérieur, elle tire le premier document qui se présente et le tend à Gabriel.
- C’est un des plus beaux souvenirs que j’ai. Mon premier jour de classe en tant que professeur.
Le document en question est une grande photo où sont présents tous les élèves de son collège. En bas à gauche du cliché, Lila distingue une jeune femme avec de longs cheveux épais et ondulés, portant une robe fluide à fleur sous une veste blanche. Elle sourit et semble être totalement à sa place dans ce décor.
- Tu avais les cheveux longs, remarque Gabriel en fixant cette même personne. Je te préfère avec ton carré, je trouve ça beaucoup plus audacieux… et sexy.
Lila sourit et sent la chaleur lui monter aux joues. Elle reporte son regard quelques secondes sur cette elle du passé qui lui semble si loin, avant de fixer ses mains qui joue avec le coin de la pochette.
- Comme tu sais, en France, j’étais prof d’anglais. C’est ce que j’ai toujours voulu faire. D’aussi loin que je m’en souvienne, je voulais apprendre aux autres. Petite je faisais la classe à mes peluches, à mes cousins, tout était prétexte à me mettre devant un tableau noir. Puis, j’ai découvert les langues à l’école et l’anglais en particulier. J’en suis tombée amoureuse instantanément. Tout m’intéressait, la culture, la prononciation, même les règles grammaticales me passionnaient. Donc naturellement, après mon bac j’ai poursuivi en fac de langue. Je suis partie de mon petit village natal en plein milieu de la campagne française pour me retrouver propulsée en pleine frénésie d’une métropole. J’ai détesté vivre en ville. Trop de bruit. Trop de monde. Trop de béton et pas assez de nature. Mais j’ai quand même rencontré pleins de gens très intéressants et de qui je garde un très bon souvenir. Je me suis fait des amis aussi, que je ne vois plus trop, mais avec qui je reste en contact régulièrement. Mes études m’ont passionnées, j’ai appris tellement de choses et je ne regrette absolument pas mon choix. Intellectuellement, ce sont les années les plus merveilleuses que j’ai vécu.
Lila reprend son souffle et essaye de calmer les battements de son cœur qui vient de s’accélérer. Il faut qu’elle se concentre pour ne pas laisser ses émotions l’emporter. Elle va essayer de raconter ce qu’il s’est passé de façon détachée, comme si elle lisait une recette de cuisine. A côté, Gabriel est légèrement tourné vers elle afin de voir ses réactions, concentré sur ce qu’elle lui raconte, mais la laisse aller à son rythme, sans l’interrompre.
- A Toulouse, c’est là où j’ai fait mes études, la faculté de langues côtoie celle d’art et de droit. Quand j’étais en première année, je me suis liée d’amitié avec un petit groupe de fille. L’une d’elle, Anaïs, était en couple avec un garçon qui faisait des études de droit. Naturellement, on s’est vu plusieurs fois lors de soirées et on a commencé à trainer avec lui et son groupe d’amis sur le campus. Ils étaient sympas, on rigolait bien entre les cours. C’est comme ça que j’ai fait la connaissance de Maxime.
Gabriel change de position, faisant bouger le matelas sous eux. Lila ferme les yeux quelques secondes, puis reprend calmement.
- Maxime faisait lui aussi des études de droit. Beau, intelligent, avec des parents riches, il faisait tourner les têtes de toutes les filles. De mon côté, je le trouvais drôle et gentil, mais à l’époque, je voulais me concentrer sur mes études. C’était ma priorité. Bien sûr, j’ai eu quelques histoires sans lendemain, et ça m’allait très bien. Je ne recherchais rien d’autre. Pourtant, Maxime a commencé à me parler plus souvent, à m’inviter à sortir et j’ai vite compris qu’il s’intéressait à moi un peu plus qu’aux autres filles. Je m’entendais bien avec lui, donc j’ai laissé les choses se faire pour voir où ça pouvait nous mener. Et puis je dois avouer que je n’étais pas insensible à son charme.
Lila jette un coup d’œil en biais pour voir la réaction de Gabriel. Il fonce les sourcils, en pleine concertation intérieure.
- Il était si beau que ça ? demande-t-il prudemment. Pas que je sois jaloux, mais par simple curiosité.
Lila rit et fouille dans sa pochette. Elle en sort une photo sur laquelle pose un jeune homme à la terrasse d’un café. Brun, les cheveux bien coiffés, rasé de près, il porte une chemise blanche et une veste bleu foncé. Il sourit de toutes ses dents. Il paraît sûr de lui, bien dans sa peau et encore aujourd’hui, Lila peut ressentir l’aura qu’il dégage. Maxime avait la capacité d’attirer les gens autour de lui, d’exercer une attraction assez inexplicable, mais très agréable sur le moment. C’était presque un privilège de faire partie de son cercle. Avec le recul, Lila se dit que c’était malsain comme ressentis et qu’il savait très bien en jouer. Gabriel examine le cliché un moment puis le lui rend.
- Il ne m’inspire pas confiance. Ça se voit tout de suite qu’il est conscient du pouvoir qu’il exerce sur les autres. Je connais ces types là, ce sont de vraies ordures.
Lila reste interdite et fixe son petit ami. En une phrase, il vient de résumer ce qu’elle a mis des années à comprendre. Elle hoche la tête et continue son récit.
- On a commencé à passer de plus en plus de temps ensemble, à aller au restaurant, au cinéma, à des concerts. Je me sentais bien avec lui, j’aimais nos conversations sur tout et rien, ses avis tranchés sur la politique. Enfin bref, il me faisait me sentir spéciale. Au bout de quelques mois, on a commencé à vraiment sortir ensemble. Tout se passait super bien, on se retrouvait sur le campus ou le soir, malgré nos emplois du temps chargés. On était très absorbés par nos études, mais on arrivait toujours à trouver du temps l’un pour l’autre. Il a rencontré ma famille, avec qui il s’est bien entendu. J’ai rencontré également ses parents. C’était un autre monde pour moi, se souvient Lila. Sa mère est magistrate à Toulouse et son père avocat à Paris. Ils vivent dans des maisons immenses dans les beaux quartiers. Je n’avais pas l’habitude de tout ce luxe, je ne me sentais pas à l’aise. C’est tellement à l’opposé de toute ce que je suis et des valeurs avec lesquelles j’ai grandi.
Lila sent Gabriel se tendre à côté d’elle. Quand elle se tourne pour le regarder, il a cette attitude décontractée qu’il arbore en toute circonstance. Il lui fait un sourire pour l’inviter à continuer.
- En tout état de cause, ses parents m’ont vraiment bien accueilli et intégré à leur famille. On allait passer les vacances chez eux ou dans l’une de leurs maisons de campagne à la mer ou à la montagne. Au bout de deux ans, on s’est installé ensemble à Toulouse, dans un chouette appartement. Quand je suis partie à l’étranger plusieurs mois pour mes études, Maxime m’a fait la surprise de venir me rendre visite. Je te passe les détails inutiles, mais je nageais en plein bonheur. Je faisais des études passionnantes qui me permettaient de me rapprocher de mon rêve. Je vivais avec l’homme que j’aimais et qui me faisais me sentir unique. Puis on a eu nos diplômes. J’ai été nommée dans un collège en région parisienne et Maxime a décroché un poste dans un prestigieux cabinet d’avocat. On s’est donc installé à la capitale, dans un joli appartement d’un quartier plutôt chic. Je me suis toujours demandé si ses parents ont eu un rôle à jouer dans son embauche. Il est sorti major de sa promo, mais commencer si haut de l’échelle, je trouve ça suspect. Bref, je m’égare et j’ai surtout très soif à force de parler, dit Lila. Je vais me chercher un verre d’eau. Tu veux boire quelque chose ?
Gabriel décline gentiment. Cette pose fera du bien à la jeune femme. Se rappeler de ces souvenirs qu’elle a essayé de garder enfouis la remue plus qu’elle ne le pensait. Après s’être désaltérée, elle se replace et reprend le dérouler de sa vie.
- J’en étais où ?
- Tu venais d’emménager à Paris.
- Ah oui. Donc on a pris un appartement ensemble. Tout allait bien. Je passais mes journées entourées d’élèves curieux d’apprendre, parfois difficiles à gérer, mais je me sentais à ma place. J’étais utile et je sentais que j’étais là où je devais être. Maxime travaillait beaucoup, souvent tard le soir et même les week-ends. Comme tous les couples, on avait des moments plus difficiles, mais dans l’ensemble j’étais heureuse. Puis, petit à petit, j’ai commencé à me sentir étouffée dans cette ville immense et en perpétuel mouvement. La nature et le calme me manquaient. J’en ai parlé à Maxime, mais lui était comme un poisson dans l’eau dans cet univers. Il se sentait important car on lui confiait des dossiers complexes. Le soir il allait retrouver ses amis avocats pour jouer eu golf ou au tennis. Le week-end, il participait à des galas ou des soirées qu’on pourrait qualifier de mondaines, entouré d’avocat, de juge, de banquier. Toute la haute société comme on dit. Il essayait de m’intégrer, de me faire sentir à l’aise et moi je faisais de mon mieux pour paraître naturelle et à ma place. On a commencé à se disputer plus souvent. Il disait qu’il avait beaucoup de pression au boulot et qu’il était en permanence fatigué. Je lui parlais souvent de mon envie de me rapprocher de ma famille dans le sud (Lila reste silencieuse un moment, en se disant qu’au final il a réussi à l’éloigner encore plus des gens qu’elle aime). On ne se comprenait plus comme avant, tout était sujet à disputes et discussions. On n’avait plus les mêmes envies, la même vision des choses, mais je l’aimais. Donc j’ai pris sur moi, je voulais vraiment que ça marche entre nous. Et puis ça ne faisait même pas un an qu’on était à Paris, donc je me suis dit que j’allais m’habituer, qu’il me fallait juste un peu plus de temps. Je l’accompagnais à ses soirées et ses galas, je mettais tout en œuvre pour qu’on arrive à se retrouver comme avant. Et ça a marché pendant un temps.
Lila a la gorge de plus en plus nouée à force qu’elle déroule son récit. Elle sent quelque chose d’humide glisser dans son cou et s’aperçoit que des larmes se sont échappées de ses paupières. Gabriel, la prend dans ses bras en lui caressant les cheveux.
- Si c’est trop dur, on peut arrêter là, propose-t-il inquiet.
Lila secoue la tête. Maintenant qu’elle a commencé, elle doit aller jusqu’au bout pour se libérer de ce poids qui est en train de la faire pourrir de l’intérieur. Elle passe ses bras autour du torse musclé du musher et le serre fort pour se donner du courage. Elle respire son odeur rassurante et apaisante. Il s’allonge un peu plus, sans la lâcher pour autant, un bras derrière la jeune femme, l’autre sur sa taille. Lila pose sa tête sur son bras, une main sur son torse. La proximité entre eux la trouble quelques instant, mais lui donne la force de continuer.
- J’ai tout fait pour sauver notre couple, au point de m’oublier un peu et de ne penser qu’à lui faire plaisir. Je prenais sur moi en permanence. Je m’accrochais au bonheur qu’on avait trouvé lors de nos études. Et puis, un jour tout a basculé (un frisson la parcourt). J’avais décidé de lui faire une surprise pour notre anniversaire. J’avais trouvé des places pour le vernissage d’une exposition qu’il voulait voir, j’avais réservé dans un restaurant qu’on aimait bien tous les deux. Comme souvent, il avait prévu de finir tard le travail, j’avais donc décidé d’aller le chercher directement à son bureau. Je m’étais habillée, j’avais fait des efforts pour lui. Je voulais que ce soit une soirée parfaite, comme avant. Quand je suis arrivée au cabinet, je me suis dirigée vers la porte en bois avec son nom écrit dessus. (Les mots ont de plus en plus de mal à sortir pour Lila, son souffle plus saccadé). J’ai entendu du bruit, mais j’étais tellement heureuse à la perspective de cette soirée que je n’ai pas fait plus attention que ça. Quand… quand j’ai ouvert… j’ai vu Maxime en train d’embrasser une fille. C’était… pas un petit baiser innocent. Elle était assise sur son bureau, lui entre ses jambes et… je te passe les détails mais si je n’étais pas arrivée, ils auraient continué. La fille m’a vue dans l’encadrement de la porte et s’est figée. De mon côté, je n’arrivais plus à bouger. Tout mon monde était en train de s’écrouler comme un château de carte dans une tempête. Mais ce qui me hante et me reste en mémoire, c’est l’expression que j’ai vu sur le visage de Maxime à ce moment-là. Lui qui était toujours souriant et beau, avait le visage déformais par la… par la rage. Ses yeux étaient fous. Je ne connaissais pas l’homme qui me faisait face. Je crois que je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie que ce soir-là. Bien sûr j’étais détruite par le fait qu’il me trompe et je pense que ce n’étais pas du tout la première fois. Mais ce qui m’a détruite, c’est de me rendre compte que j’avais partagé six ans de ma vie avec un inconnu.
Lila essaye de réprimer un sanglot, sans succès. Gabriel la serre fort dans ses bras en lui embrassant le sommet de la tête. Il lui laisse le temps de se reprendre, avant de dire d’une voix tendue :
- Ce mec est vraiment un enfoiré.
- Et encore, ça ce n’est rien, explique Lila avec un rire forcé.
Gabriel la fait se redresser pour pouvoir la fixer dans les yeux. Lila remarque qu’il sont devenus plus sombres. Ce n’est pas la première fois qu’elle remarque qu’ils changent légèrement de couleurs suivant son humeur.
- Tu veux dire qu’il à faire pire ? déclare le jeune homme incrédule.
- Ce que je vais te dire maintenant, personne à part Ambre n’est au courant des détails. Pas même mes parents. Je pensais que si je n’en parlais pas, je finirais par oublier et par passer à autre chose. Mais je me rend compte aujourd’hui que ça m’empêche de vivre depuis tout ce temps. Et justement, te rencontrer m’a fait réaliser que je veux vivre. Je veux revivre. Et pour ça, je dois te dire ce qu’il s’est passé. J’en ai besoin pour me sentir totalement honnête avec toi et libérée, tu comprends.
Ce n’était pas réellement une question et Lila n’attend pas de réponse particulière. Gabriel le saisi, il la serre dans ses bras et se redresse en position assise pour lui faire entièrement face. Lila s’assoit en tailleur et pose ses mains entre eux. Il les saisit et commence à décrire des petits mouvements circulaires sur ses doigts. Des frissons s’emparent de la jeune femme, mais elle se concentre sur ce qu’elle doit dire. Ce simple contact, loin d’être sensuel, lui permet de se calmer, de se raccrocher à quelque chose de réel et de beau dans toute cette noirceur qui a envie son esprit.
- Je me suis enfuie en courant. Ce soir-là, quand j’ai vu son visage, j’ai fui avant qu’il ne puisse dire ou faire quoi que ce soit. Les gens dans le métro ont dû me prendre pour une folle. Mon cerveau ne fonctionnait plus, il était passé en pilote automatique. La seule chose que je sentais, c’était les larmes qui coulaient sur mes joues en flot continue. Je suis rentrée chez moi, mais quand je suis arrivée dans l’appartement, ma panique n’a fait qu’augmenter. J’étais dans le seule endroit où j’aurais dû me sentir bien, le seul endroit qui était à moi à Paris. Mais c’était aussi chez lui. (Lila reprend son souffle et laisse les quelques larmes accumulées au coin de ses yeux, descendre librement sur ses joues). J’étais totalement perdue. Je lui en voulais de m’avoir trompé. J’étais furieuse contre lui, mais en même temps je me demandais qu’est-ce que j’avais fait de mal pour qu’il veuille aller voir ailleurs, alors que ça faisait des mois que j’essayais d’arranger les choses. Et en même temps j’avais peur. Peur de sa réaction, peur de savoir ce qu’il pourrait me faire. J’étais loin de ma famille. Je n’avais pas beaucoup d’amis sur Paris et la seule à qui je voulais parler habitait à Lyon. J’ai quand même appelé Ambre pour lui expliquer la situation. Elle m’a dit de partir de l’appartement et de me faire héberger chez une collègue. Je l’ai écouté et une jeune prof de français a accepté sans problème que je passe la nuit chez elle. Je lui en serais éternellement reconnaissante. J’ai commencé à préparer quelques affaires, quand Maxime est rentré comme une furie dans la chambre. En me voyant avec mon sac, il s’est arrêté net. D’une voix calme qui m’a fait froid dans le dos, il m’a demandé ce que j’étais en train de faire. Je lui ai dit que j’allais dormir chez une amie parce que je ne pouvais pas accepter le fait qu’il me trompe avec une autre. Quand il a compris que je le quittais, il est devenu fou. Il s’est mis à hurler, à lancer des objets dans la pièce. Il ne faisait que répéter que je n’avais pas le droit de l’abandonner, que je n’avais pas le droit de partir.
Lila tremble en repensant à ces souvenirs. Les larmes affluent à une telle vitesse que Gabriel lui parait flou en face d’elle. Elle ne le voit pas, elle est replongée dans le passé et les émotions qu’elle avait enfouie refont surface, aussi vives et douloureuses que le jour où elle les a vécus. Face à son tremblement, Gabriel s’empare du plaid au bout du lit et lui couvre les épaules avec.
- La nuit, je fais encore des cauchemars de ce soir-là. Je revois la fureur dans ses yeux, la violence de ses gestes. Il cassait tout ce qui lui passait sous la main. Il a essayé de m’empêcher de partir, de s’emparer de mon sac, mais j’ai réussi à atteindre la porte. Il m’a empoigné le bras avec une telle force que j’ai cru qu’il allait me le casser. Il n’arrêtait pas de hurler des choses incompréhensibles. Et là, il a changé totalement d’attitude. C’était irréel. La chose la plus effrayante que j’ai vu de ma vie. Il m’a regardé droit dans les yeux, et a dit d’une voix calme et maîtrisée ce qui me hante depuis : « Tu m’appartiens. Tu n’es rien sans moi. Tu peux partir mais tu seras toujours à moi, ne l’oublie pas. Si je veux, je peux te détruire. Je te brise quand je veux. ». Il avait un sourire à glacer le sang. Je suis partie sans me retourner, mais ses derniers mots tournaient en boucle dans ma tête. Ambre a débarqué en pleine nuit pour me soutenir et est restée quelques jours avec moi. Ma collègue m’a accueilli quelques temps. Je ne voulais plus retourner chez moi. J’avais constamment peur de croiser Maxime à chaque coin de rue. J’étais totalement perdue et apeurée. Il me harcelait de messages et d’appels jour et nuit. Au début, je voulais savoir ce qu’il avait à dire, je voulais comprendre. Comme une idiote, j’avais encore espoir qu’il change et qu’il redevienne l’homme que j’avais connu à la fac. Parfois ses messages étaient désespérés, il me suppliait de rentrer, me disait qu’il m’aimait, qu’il ne pouvait pas vivre sans moi. Puis, ils sont devenus plus violents. Il m’a traité de tous les noms, m’a dit des choses tellement horribles, que je ne veux même pas m’en souvenir. Il a essayé par tous les moyens de me faire revenir, mais avant que ça n’aille trop loin, Ambre a pris les choses en main et m’a fait changer de numéro de téléphone. Je me sentais mieux sans la pression constante de ses appels. Elle est allée dans mon appartement récupérer mes affaires, pour m’éviter de le croiser. Heureusement pour Maxime, il ne se sont pas vu non plus. Je ne sais pas s’il serait encore en vie aujourd’hui, vu dans l’état où elle était, rit Lila entre deux crises de larmes. Quand les vacances d’été sont arrivées, je me suis précipitée chez mes parents. J’avais besoin d’être entourée des gens que j’aime. Ils ne m’ont pas posé de questions, je leur ai simplement dit qu’on s’était séparé. Cela faisait plusieurs mois que je n’avais ni parlé, ni revu Maxime. Je commençais difficilement à me remettre, quand j’ai reçu un courrier…
La voix de Lila se brise avant la fin de sa phrase. Elle n’arrive pas à contrôler le tremblement de ses mains, n’entend plus que le rythme affolé et désordonné de son cœur. En face d’elle, Gabriel la fixe avec inquiétude et impuissance. Elle voit dans son regard qu’il voudrait pouvoir l’aider, l’apaiser, mais il n’y peut rien. Les mots doivent sortir, c’est le seul moyen.
- C’était une lettre de Maxime. Il m’ordonnait de rentrer de suite à la maison. Le ton de ses mots étaient désespérés et violents. Il m’a menacé… il a fait pression sur moi pour que je lui obéisse. Pour ça, il a utilisé le chantage en me disant que si je ne faisais pas ce qu’il voulait, il allait ruiner toute ma vie. Au début, je n’ai pas trop pris au sérieux ce qu’il me disait. Puis j’ai reçu une autre lettre, puis une autre, puis des dizaines. J’en recevais pratiquement une par jour. Je ne les ouvrais même plus et allais les bruler, mais Ambre m’a conseillé de les garder, au cas où j’aurais besoin de preuves. Et un jour, quelques semaines avant la rentrée, j’ai reçu un coup de téléphone d’une collègue. Elle était inquiète pour moi. Des rumeurs circulaient dans le collège comme quoi j’avais eu des problèmes, que j’étais partie chez mes parents pour être suivie psychologiquement. Je ne comprenais rien à ce qu’elle me disait. Et puis j’ai reçu des messages bizarres de mes autres collègues et j’ai commencé à me poser des questions. J’ai ouvert toutes les lettres de Maxime et je suis tombée sur une qui disait qu’il allait détruire ce à quoi je tenais le plus, ma carrière. J’ai su que c’était lui derrière tout ça. Je pensais qu’il ne pouvait pas faire pire, mais mon directeur m’a appelé un matin. Il m’a dit qu’il s’inquiétait pour moi, qu’il voulait savoir où j’en étais, si je me sentais mieux. J’ai essayé de lui faire comprendre que tout ce qu’il avait entendu dire sur moi était totalement faux et inventé de toute pièce. Et puis là, il m’a assené le coup de grâce.
Lila se tait un moment pour reprendre son souffle et s’essuyer le nez du revers sa manche. Elle rassemble toutes ses forces pour finir au plus vite son récit et espère de tout son cœur qu’après elle ira mieux, mais pour l’instant elle a juste l’impression qu’on lui enfonce des centaines de couteaux en plein cœur.
- Il m’a dit qu’il était inquiet pour son établissement, que des rumeurs graves circulaient à mon sujet. On lui aurait rapporté que… que…
- Ça va aller ma puce, respire, dit doucement Gabriel en lui caressant la joue tendrement.
- Les rumeurs disaient que j’avais eu une liaison avec un de mes élèves.
Rien que de le dire à voix haute lui donne envie de vomir. On peut l’accuser de plein de chose, mais ça, jamais. Gabriel ouvre la bouche sans rien dire, sous le choc.
- Heureusement pour moi, le directeur était quelqu’un de très bien et n’a pas cru une seule seconde ce qu’on racontait. Il m’a soutenu et a dit qu’il allait tout faire pour m’aider et faire taire ces inepties. Ambre m’a dit cent fois de porter plainte pour harcèlement moral et chantage, mais Maxime est un excellent avocat, avec des connaissances haut placées. Je n’avais aucune chance. J’ai préféré laisser couler et je me suis dit qu’il finirait bien par se lasser à un moment. C’était mal le connaître apparemment.
Lila se penche en arrière pour attraper la chemise. Elle fouille parmi les lettres et les photos, seuls vestiges de cette époque, pour en sortir une enveloppe marron. Elle la tourne plusieurs fois dans ses mains tremblantes.
- C’est le dernier courrier qu’il m’a envoyé. Le pire de tous. Tiens, regarde ce qu’il contient, je ne vais pas réussir à le faire.
Gabriel s’en empare, tire une feuille blanche où s’étale une écriture à l’encre noire, anguleuse et frénétique. Lila pourrait réciter par cœur ce qu’elle contient. Elle ne l’a lu qu’une seule fois, mais les mots sont gravés à jamais dans son esprit. Outre les insultes, Maxime lui dit qu’il n’a pas le choix, qu’il doit détruire sa vie comme elle a détruit la sienne. La jeune femme fixe Gabriel et voit passer une multitude d’émotions sur son visage, de la consternation, à l’incrédulité, en passant par la colère et la haine.
- Tu peux les voir si tu veux, dit-elle d’une petite voix en désignant l’enveloppe.
Il la fixe un moment pour s’assurer qu’elle est sûre d’elle, puis plonge la main dans l’ouverture du papier et en ressort une petite pile de photos. À la vue de la première, Lila détourne le regard, remonte ses jambes contre sa poitrine et cache son visage dans ses mains. Gabriel tient les preuves fabriquées de toutes pièce par Maxime de sa soi-disant relation avec un élève.
- Je ne peux pas, entend-elle.
Elle relève la tête et voit le jeune homme ranger rageusement les photos dans l’enveloppe et la lancer au loin sur le lit.
- Comment on peut faire ça à quelqu’un ? Ce mec est un fou. Il mériterait d’être enfermé dans un asile ou en prison, dit Gabriel furieux, avant de prendre délicatement Lila dans ses bras.
Maxime était photographe amateur et prenait de magnifiques clichés, qu’il affichait dans l’appartement. Plusieurs fois, il avait fait des séances avec Lila, lui disant que c’était sa muse. Il avait photographié leur intimité en lui disant que ce serait des souvenirs juste pour eux. Sur certaines photos, on voyait Lila au lit, en petite tenue en train de dormir, d’autre plus explicites. C’était de vraies œuvres d’art avec une lumière et un cadrage parfait. Grâce à ses compétences, Maxime les avaient transformés en d’horribles scènes qui pouvaient justifier les rumeurs qu’il faisait courir à son sujet.
- Je me sentais prise au piège. Je ne voyais pas d’issue. Quoi que je fasse, il allait gagner. J’ai donné ma démission, comme ça il ne pouvait pas utiliser les photos contre moi. Je n’ai plus jamais remis les pieds à Paris. J’ai voulu effacer tout ce qui me ramenait à cette période de ma vie, y compris mon métier de professeur. Au final, il a gagné. Il a détruit ma carrière, a souillé ma passion à jamais. Il m’a marqué au fer rouge avec ses mots et ses actes, si bien que depuis, à chaque fois qu’un homme m’approche je fui de peur qu’il utilise notre intimité contre moi. Il a eu ce qu’il voulait. Il m’a brisé en mille morceaux et y a mis le feu… Deux mois plus tard je m’envolais pour le Canada dans l’espoir d’oublier tout ça et de pouvoir commencer une nouvelle vie. Je n’ai plus jamais entendu parler de Maxime depuis, mais il est toujours présent dans ma vie, comme une ombre menaçante, un rappel que quoi que je fasse, il peut détruire mon bonheur...
Lila reste un moment dans les bras de Gabriel déversant des flots de larmes incontrôlables. Il est la seule personne avec qui elle se sent vraiment elle-même. La seule personne à qui elle a eu le courage de raconter son histoire dans les moindres détails. Le mouvement régulier de sa respiration la berce, lui permettant petit à petit de se calmer. Elle sent qu’elle est en train de mouiller son t-shirt, mais elle ne veut pas couper leur étreinte. Là tout de suite, c’est son pilier et si elle s’éloigne, même de quelques centimètres, elle a peur de s’effondrer. Gabriel se laisse glisser sur le matelas pour se coucher entièrement, entraînant Lila avec lui. Après un moment, elle reprend la parole, rendue roque à force de parler et par ses crises de larmes.
- Voilà, maintenant tu connais toute l’histoire. Je dois te paraître pathétique.
- Ne dis pas n’importe quoi. Tout ce que je vois, c’est que tu es extrêmement forte. Tu as traversé des épreuves très dures et tu t’es relevée. Tu as fait face à cette merde toute seule. Il n’y a rien de pathétique là-dedans. En te regardant, je vois une femme incroyablement belle, dévouée aux autres et surtout très courageuse. Et c’est ça qui me plait chez toi.
- Merci, répond Lila en enfouissant sa tête contre son torse. Merci de m’avoir écouté et d’être patient avec moi. J’espère vraiment que ça me permettra de dépasser mes appréhensions, mais je crois que je me sens déjà un peu plus légère de te l’avoir dit.
- Ça prendra le temps qu’il faut, mais tu vas y arriver, je n’ai aucun doute là-dessus, la rassure Gabriel en l’embrassant sur la tempe.
Lila le serre plus fort et sent l’épuisement la gagner. Il est tard, ou plutôt très tôt le matin, la journée a été longue et la soirée plus éprouvante encore. Elle ferme les yeux et se concentre sur les battements de cœur de l’homme qui partage son lit et son secret. Peut-être qu’un jour il partagera sa vie entière, du moins elle se sent prête à le laisser entrer dans la sienne.
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