« Allez, je peux le faire. Ce n’est pas comme si je n’avais jamais vécu ici. Il faut que je fasse un effort pour elle. Depuis que nous sommes ensemble, elle ne sait pas à quel point elle est importante pour moi. A quel point j’ai besoin d’elle…. Et puis maman me manque… Allez, courage ! ». L’auto-persuasion n’a jamais été dans ses habitudes, mais là, face à cette porte qu’il fixe depuis de longues minutes sans oser appuyer sur la sonnette, ça lui semble la meilleure chose à faire. Après quelques secondes à attendre et après avoir envisager de prendre ses jambes à son cou un nombre de fois incalculable, la lourde porte blanche s’ouvre.

- Oh mon chéri, je suis tellement contente que tu sois venu. Merci d’être là !

Devant lui se tient une femme d’une cinquantaine d’année habillée d’une robe stricte beige, un carré blond encadrant parfaitement son visage fin et mettant en valeur ses yeux chocolat. Sa posture, droite, le menton levé, la fait paraître beaucoup plus grande que sa taille réelle. Elle se rapproche de lui en écartant légèrement les bras. Le jeune homme se penche en avant et la serre maladroitement contre lui un court instant, avant de se redresser et de lui tendre le bouquet de fleur qu’il tient dans les mains.

- Ça me fait plaisir de te voir maman, lui dit-il avec un sourire.

La femme se décale pour le laisser pénétrer dans l’entrée, en le remerciant pour sa gentille attention. L’odeur caractéristique de son enfance vient lui chatouiller les narines alors qu’il entre dans la maison, un mélange de rose et de produit nettoyant.

- Tiens, tiens, mais qui voit là ? Un revenant, dit une voix masculine en provenance de la cuisine sur la gauche de l’entrée.

Un homme, grand et blond, les yeux de la même couleur chocolat que la femme, fait son entrée dans le hall. Lui aussi se tient bien droit, ses larges épaules mises en valeur par un polo de marque bleu marine.

- On dirait que notre petit ange a daigné se mélanger au peuple, reprend le nouveau venu, un sourire suffisant aux lèvres.

- Que vois-je ? La déesse Thémis[1] a perdu de sa superbe et a mis de la barbe.

Les deux hommes se défient du regard un moment, avant que le blond s’avance et tende la main devant lui.

- Salut Gabriel.

- Salut David.

Les frères se font une rapide accolade. Gabriel est tendu par cet échange, par la perspective de cette journée passée en famille. Une partie de lui est heureuse de passer du temps avec eux, mais la plus grande partie redoute les piques et leurs regards méprisants.

Le martellement de talons aiguilles résonne sur le carrelage marbré de gris en provenance de la salle à manger.

- N’est-ce pas mignon à voir, les deux frères qui se font des bisous.

Vanessa apparaît dans l’entrée et vient prendre son frère dans ses bras. Derrière elle, se tient une femme que le jeune homme connaît bien. Grande et élancée, elle a les cheveux lisses et d’un noir lumineux qui lui arrivent aux épaules et des yeux en amandes. Elle pourrait largement poser en couverture de Vogue. Elle vient se poster à côté de David, en lançant un sourire rayonnant à Gabriel. En la voyant, il ne peut empêcher son cœur de se serrer un peu, emmenant avec lui une vague de nostalgie inattendue. Il ne sait pas bien ce que Candice fait chez lui, pour un repas de famille, bien que la main que son frère pose sur ses reins lui donne une assez bonne idée de leur relation.

- Je n’ai pas besoin de faire les présentations entre vous, n’est-ce pas ? dit David avec un sourire en coin.

- Non ce n’est pas nécessaire, réplique la jeune femme sans quitter des yeux le musher. Ça me fait plaisir de te voir, Gabriel. Ça fait une éternité qu’on ne s’est pas vu. C’était quand la dernière fois ?

- Il y a à peu près dix ans, le jour de mes dix-huit ans, quand tu m’as humilié devant tout le monde en refusant de sortir avec moi… répond Gabriel pensif.

- Aïe, aïe, aïe… éclate de rire David.

- Je me souviens encore de ta tête de petit chien battu, s’y met à son tour Vanessa.

Gabriel la fusille du regard. Traîtresse, murmure-t-il à son attention, ce qui fait redoubler le rire de sa sœur.

- Je suis désolée, dit Candice en s’essuyant le coin des yeux.

- C’est un peu tard pour ça, mais merci. Et ne t’inquiète pas, je n’ai pas eu un si grand traumatisme que ça.

- C’est bon à savoir.

- Vu son tableau de chasse, il s’est bien remis finalement, le taquine son frère.

- N’importe quoi, se défend Gabriel. Je te prierais de ne pas colporter de fausses rumeurs à mon sujet. Tu n’es pas spécialement bien placé pour te moquer, surtout sur ce terrain-là.

David fait la grimace quand il croise le regard interrogateur que lui lance Candice. Gabriel jubile d’avoir réussi à lui répondre et d’avoir pris le dessus sur leur joute verbale. Son frère a toujours été un modèle pour lui. Enfant, il faisait tout pour lui ressembler. Encore aujourd’hui, il a l’impression de le mettre parfois sur un certain piédestal, se sentant inférieur à lui.

- Pour en revenir à nos moutons, ce n’était pas contre toi Gabriel. Tu étais très gentil, mais à l’époque, j’avais une cible bien précise… se justifie Candice.

- Ah bon ? demande Vanessa, soudain très intéressée par la tournure de la conversation.

Candice hoche la tête, un sourire rêveur sur les lèvres, puis lèves ses yeux noirs vers David. Le regard qu’ils échangent ne laisse aucuns doutes sur leurs sentiments.

Gabriel et Vanessa se regardent en écarquillant les yeux, surpris.

- Attends une seconde, tu avais déjà des vues sur David à l’époque ? demande la jeune femme.

- Pourquoi crois-tu que j’ai refusé les avances de Gabriel ? dit Candice, comme si cela expliquait tout.

- Ma confiance en moi vient d’en prendre un sacré coup, dit Gabriel dépité.

- Ne t’en fait pas frérot, tu vas finir par trouver une fille qui veuille bien de toi, dit David en lui passant un bras sur les épaules.

Vanessa le fixe intensément, mais Gabriel lui fait comprendre qu’il ne veut rien dire pour l’instant de sa relation avec Lila.

- Il y aura bien quelqu’un qui aura pitié de toi au bout d’un moment, continue de se moquer l’avocat.

Gabriel s’apprête à répondre, mais il est coupé par sa mère qui passe devant eux pour se rendre dans la grande salle à manger, en face de la porte d’entrée.

- Les enfants arrêtez d’embêter votre petit frère. Pour une fois qu’il nous fait le plaisir d’être avec nous. Et venez à table, le repas est prêt.

Vanessa fronce les sourcils en soupirant exagérément.

- Et voilà, j’ai rien dit et je suis quand même mise dans le même panier que David. C’est pas juste, c’est tout le temps pareil.

En passant à côté d’elle, David pose sa main sur sa tête et lui ébouriffe les cheveux, comme il le ferait avec une petite fille. Vanessa râle et le suit dans la pièce adjacente. Gabriel lui emboite le pas. Ses yeux se portent instinctivement au-delà de la grande table rectangulaire richement décorée de vaisselle luxueuse, vers la baie vitrée qui lui fait face. Dehors, le soleil de cette fin mai vient se refléter sur les eaux scintillantes du lac qui s’étend à l’arrière de la maison. Une petite partie du parc est visible de là où il se tient. Quand il était petit, il passait tout son temps au milieu des arbres et des massifs de fleurs élégamment entretenus par les jardiniers. Le musher sort de sa rêverie nostalgique et s’assoit à sa place habituelle, en face son frère. Sa sœur est à sa gauche et fait face à Candice, leur mère en bout de table entre elles. Gabriel tourne la tête vers la chaise vide à sa droite et une vague d’appréhension vient le prendre de court. Lorsque les filles partent en cuisine pour aider à amener les plats, le jeune homme se décide enfin à parler à son frère. Il n’a accepté ce repas, alors qu’il évite tous les autres depuis des années, que pour une seule raison et il ne compte pas l’oublier.

- Dis moi David, est-ce que ça te dérangerait de me donner ton avis sur un truc, commence-t-il prudemment.

- Qu’est-ce qu’il t’arrive ?

- En fait, ce n’est pas pour moi, mais pour la compagne d’un ami.

Gabriel se rend compte en disant cela que son frère va comprendre qu’il lui ment ou qu’il lui cache certains détails. Ce n’est pas qu’il n’ait pas confiance en Lila ou dans les sentiments qu’il lui porte, mais il n’a pas envie de lui imposer sa famille, alors que lui-même ne se sent pas à l’aise avec. Aux vues de son passé et de l’aversion évidente et justifiée qu’elle a développé envers les familles bourgeoises, il ne tient pas à gâcher leur relation avec des tensions inutiles que créerait une rencontre avec sa famille. C’est pourquoi, Gabriel tient à garder encore quelque temps Lila en dehors de tout ça. Il choisit donc de parler de la situation au Manoir en ne mentionnant qu’Ambre et Noah. Après avoir résumé rapidement la situation, il conclut en disant :

- Donc voilà, est-ce que tu accepterais de regarder un peu le dossier pour avoir un avis et les conseiller sur les démarches à suivre ?

- Ecoute Gab, ne le prend pas mal, mais j’ai vraiment beaucoup de boulot en ce moment. Et puis je ne fais pas trop dans le genre querelle de voisinage. Mes dossiers sont plus complexes que ça. Tes amis devraient arriver à trouver un petit avocat de campagne assez compétant.

- Laisse tomber, oublie ce que je viens de te dire, on va se débrouiller, marmonne Gabriel.

Il ne sait pas à quoi il s’attendait exactement en demandant ce service à son frère, mais il aurait dû se douter de son refus et de son ton condescendant. Il est énervé envers David pour le ton méprisant qu’il a employé et en même il s’en veut d’avoir cru un instant qu’il pourrait accepter de l’aider. Le musher se renfrogne dans son coin, le regard fixé sur le paysage au-delà de la fenêtre. Voir l’extérieur le rassure et l’apaise. L’intérieur de la villa a un côté oppressant qu’il n’explique pas. Pourtant, il a passé une grande partie de son enfance dans ces pièces richement décorées de marbre, de meubles design et de hauts plafonds moulurés.

- Eric aura un peu de retard, dit la mère de Gabriel en s’asseyant à table, nous allons commencer sans lui.

David commence à découper la tourtière[2], tandis que Vanessa sert la salade à toute la tablée. Gabriel se sent parfois coupable de refuser systématiquement de venir aux repas, surtout envers sa mère qui fait tout pour que tout le monde se sente à l’aise. Quand il voit le peu d’efforts que fait son père pour arriver à l’heure, il se dit qu’il n’est peut-être pas le seul à blâmer. Le travail a toujours été sa priorité, qu’importe les situations. Gabriel se souvient du jour de sa remise de diplôme. Sa mère avait convaincu à grande peine son père de venir, lui rappelant constamment que c’était un moment important à partager en famille et que c’était aussi la dernière qu’ils vivraient avant un long moment, vu que Gabriel est le dernier de la fratrie. Son père était venu, en traînant des pieds, le regard constamment fixé sur son téléphone tout au long de la cérémonie. Gabriel ne lui en voulait pas, l’essentiel était qu’ils soient là tous les deux pour partager cet événement particulier et fort en émotion pour lui. Il était fier de leur montrer qu’il avait réussi. Juste avant qu’il ne soit appelé pour monter sur l’estrade, son père s’était levé précipitamment, le portable collé à l’oreille. Il n’était réapparu que tard dans la nuit. Il avait dû gérer une soi-disant urgence qui ne pouvait pas attendre. Gabriel n’a jamais pu voir la fierté dans les yeux de son père quand on lui a remis son diplôme. Il n’a jamais eu la photo avec ses proches, habillé de sa toge. Il n’a jamais partagé ce repas au restaurant pour fêter la fin de ses études.

Soudain, la porte d’entrée s’ouvre et se referme dans un bruit sec. Un homme, grand et carré, les cheveux grisonnants, entre dans la pièce faisant régner le silence sur la table. Il est habillé d’un costume impeccablement taillé. Il dépose un baiser sur la joue de sa femme en passant et presse tendrement l’épaule de sa fille, avant d’aller s’assoir à sa place, en bout de table. Comme si un signal avait été donné, tout le monde se remet à manger et à parler lorsque le nouvel arrivant est enfin servi. Gabriel est tendu et constate que l’effet que son père a sur les gens n’a pas changé. Il n’a jamais compris comment ni pourquoi, mais son père dégage une aura impressionnante, qui force le respect. Ces yeux, d’un bleu profond, seule chose qu’a hérité Gabriel hors-mi sa carrure, participe à impressionner les gens.

- Alors David, où en sont les négociations avec le Costa Rica ? Ils sont toujours aussi tatillons sur les démarches ? demande Eric de sa voix de basse.

- Toujours, mais je pense que la situation va finir par se débloquer d’ici peu. Notre contact sur place est assez réceptif au projet, donc ça devrait avancer rapidement maintenant.

- Il serait temps. Ça fait trop longtemps que ça traîne. On perd trop d’argent avec toutes ces négociations.

- Normalement, je dois me rendre là-bas dans un mois. S’ils ne veulent pas encore rediscuter des termes des contrats, on devrait signer à ce moment-là.

- Bien, bien. Gabriel, tu devrais accompagner ton frère. Comme ça tu pourras mieux leur expliquer le projet, tu es plus diplomate. Et puis tu pourras aussi commencer à planifier les travaux. Tu seras bien meilleur que Richard pour ça.

- Euh… merci papa, mais tu sais très bien que… essaye de se défendre Gabriel.

Son père ne prête aucune attention à sa remarque et continue sur sa lancée, comme si le jeune homme avait dit oui.

- Un hôtel all-inclusive de luxe, écologique et respectueux de l’environnement, surtout dans ce pays, est une réelle opportunité. Cela va nous permettre de proposer aux clients une nouvelle gamme de services et de prestations. Il faut vraiment qu’on finalise l’achat du terrain pour attaquer les travaux de construction.

Gabriel est agréablement surpris en apprenant la teneur du nouveau projet de son père. Le groupe Erimel, n’est jusque-là, pas connu pour son engagement écologique. Les hôtels de luxes et les personnes qui y séjournent sont plus réceptifs au matérialisme qu’à la protection des pandas roux ou des océans. C’est une bonne avancée et une toute petite partie de lui aurait aimé travailler sur ces projets prometteurs. Mais il ne regrette pour rien au monde son choix d’avoir quitté l’entreprise familiale, bien que son père n’ai visiblement pas compris que c’était un départ définitif.

- Une fois la vente actée officiellement, quand devront avoir lieu les expropriations ? demande sérieusement Eric à son fils aîné.

Gabriel enfourne une bouchée de rôti pour contenir un rire amer. Il aurait dû se douter que derrière ce beau projet se cachait le profit et des méthodes discutables. Vanessa se redresse et regarde son père gravement.

- Attends, mais vous n’allez quand même pas exproprier des pauvres gens pour construire un hôtel !? s’indigne-t-elle.

Malgré son mode de vie et son apparence, la sœur de Gabriel a toujours été très humaine et préoccupée par le sort de son prochain. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est une excellente manageuse. Elle demande à rencontrer personnellement toute personne travaillant au sein du groupe et va faire de nombreuses visites sur les sites délocalisés. Heureusement que c’est elle qui s’occupe des recrutements et des employés, car si ça avait été son père, l’ambiance serait beaucoup plus hostile et le taux de démission plus important.

- Ne le prend pas comme ça ma fille. Les affaires sont les affaires et ton frère gère à merveille ces petits désagréments.

- On a prévu un plan de relogement. Ils auront des maisons neuves avec tout le confort moderne. Et des emplois au sein du complexe vont leur être proposés pour ceux qui veulent. Ils ne vont pas se retrouver à la rue si c’est cela qui t’inquiète, se justifie David.

- Heureusement qu’ils t’ont Saint Nicolas, ironise Vanessa.

Pour toute réponse son frère lève les yeux au ciel, avant de pose son bras sur le dossier de la chaise de Candice, qui lui sourit tendrement en retour. Comme toujours, sa mère est restée silencieuse pendant la conversation. Elle ne se mêle que rarement des affaires du groupe. Elle soutient leur père, est présente à ses côtés, mais n’interfère jamais dans les affaires. Gabriel admire vraiment sa mère. Elle lui fait un peu penser à une Première dame, propulsée dans un monde qu’elle n’a pas choisi, obligée d’accepter des choses que peu de gens seraient prêt à cautionner. Et pourtant, après plus de trente ans de mariage, elle est toujours là, à l’aimer, le soutenir, l’encourager, malgré son caractère fort et ses nombreuses absences. Gabriel ne sait pas comment elle fait, lui qui a toujours entretenu une relation difficile avec son père. Ils n’arrivent pas à se comprendre et chaque discussion peut finir en affrontement. Ce qu’il a du mal à comprendre, c’est que son frère n’a jamais eu ce genre de problème, surement parce qu’il a hérité du caractère de leur père. Vanessa non plus. Elle est même fusionnelle avec lui. Le musher déteste le conflit, il fait tout pour les éviter, donc depuis petit il a pris l’habitude d’esquiver les conversations avec son père, ou alors de ne rien dire pour ne pas risquer de l’amener sur des terrains glissants. Cela n’empêche pas qu’à chaque fois qu’il se retrouve dans la même pièce que son géniteur, Gabriel est tendu. Cependant, depuis qu’il a choisi de mener sa vie comme bon lui semble, son stratagème infaillible montre de véritables signes de faiblesse. La communication entre eux semble être sur deux canaux de diffusion totalement différents.

- Donc Gabriel et David vous verrez ensemble pour vous organiser.

- Ecoute papa, je n’ai aucune intention d’aller au Costa Rica. Je ne travaille plus avec vous, dit gentiment Gabriel.

- Il faut bien que tu restes au courant des projets pour ne pas être perdu quand tu reviendras, continue son père en faisant comme s’il n’avait rien entendu.

L’appétit soudain coupé, le musher repose ses couverts avec un peu plus de force que nécessaire. Il souffle un bon coup avant de se tourner vers son père.

- Je ne reviendrais pas. Combien de fois je vais devoir te le dire ?

- Tu dis ça maintenant, mais quand tu te seras lassé de faire mumuse avec des chiens et que tu reviendras à la raison, il va bien falloir que tu travailles, dit son père sur un ton dédaigneux.

Un silence de plomb tombe sur la table. Plus personne n’ose parler, ni bouger. Gabriel reçoit cette pique en plein cœur. Déjà que ça décision n’a pas été simple à prendre, changer radicalement de vie, arriver dans un univers aux antipodes de ce qu’il a toujours connu, il doit en plus compter avec le mépris de sa famille. Que cela vienne de son père le touche encore plus. Il a toujours essayé de se faire accepter par cet homme qui travaille dur, exigeant, avec un fort caractère. Il ne sait pas, ne sait plus, ce qu’il doit faire ou dire pour être dans ses bonnes grâces.

- Si je suis parti, c’est pour une raison bien précise : faire ce qui me passionne, travailler avec les animaux. Et je suis heureux comme ça. Alors arrête de faire comme si j’allais revenir. Ça n’arrivera pas. Ça ne m’intéresse pas.

- Elever des chiens dans la forêt, ce n’est pas un métier s’emporte son père. Reviens un peu sur terre fils.

- Eric, stop, intervient sa mère pour éviter que la conversation ne dégénère, mais trop tard.

- Mais c’est la vérité Isabelle. Sa soudaine vocation n’est qu’un caprice d’enfant gâté !

- Comment peux-tu dire ça ? s’énerve Gabriel. Tu n’es jamais venu me voir. Tu ne sais même pas en quoi consiste mon travail, ni ce que je fais de mes journées. Et ça s’applique pour vous tous, ajoute-t-il en regardant chaque membre de sa famille.

Vanessa baisse les yeux sur ses mains, tandis que David lève les siens au ciel pour signifier que son frère exagère. A ses côté Candice ne sait plus où se mettre. Quant à sa mère, ses yeux chocolat sont emplis de larmes qu’elle ravale rapidement pour ne rien laisser paraître. Enfin, Gabriel se tourne vers son père qui s’apprête à répliquer, mais le jeune homme n’est pas prêt à le laisser l’enfoncer davantage.

- Vous faites toujours de grandes théories sur l’acceptation des autres. Vous participez à des galas de charités en faveur de telle ou telle cause, mais au final à part rester entre vous, qu’est-ce que vous faites ? Rien. Vous parlez de tolérance, mais ce n’est qu’une façade. Vous n’avez jamais essayé, ne serait-ce qu’une minute, de vous intéresser réellement à ce que je fais.

- Quelle diva, se moque David qui se reçoit un coup de coude de la part de sa compagne.

- C’est exactement ce que je dis, vous ne me prenez jamais au sérieux. Tout ce que je fais n’est pas assez bien pour vous, dit Gabriel dépité en se levant de table.

- Gab ne le prend pas comme ça, essaye de le retenir Vanessa.

Le jeune homme ne peut plus supporter cette ambiance pesante. Il ne peut plus supporter les piques et le mépris. Tout ce qu’il redoutait en venant à ce repas s’est produit. Il n’aurait jamais dû venir. Instinctivement, Gabriel se dirige dans le parc, derrière la villa en pierres grises. D’ici, elle paraît encore plus gigantesque avec ses trois étages, ses baies vitrées et ses fenêtres en saillies. Il longe la berge du lac jusqu’à pénétrer dans la partie boisée de la propriété. Le bruit de l’eau venant percuter les berges l’apaise quelque peu. Il essaye de se concentrer sur les sons de la nature s’éveillant en ce printemps. Des oiseaux font retentir leurs chants mélodieux, tandis que les insectes viennent se perdre dans les hauteurs des feuillages. Ses basquets blancs crissent sous les épines de sapins et les brindilles tombées au sol. Après quelques minutes, il l’aperçoit enfin, toujours à la même place, bien qu’elle lui semble un peu plus petite et bancale que dans son souvenir. Accrochée entre un bouleau et un érable, une cabane en bois fait face au lac. C’était son refuge quand il était petit, l’endroit où il venait quand il avait besoin de s’isoler du reste du monde. Il entreprend de monter à l’échelle de corde, priant intérieurement pour qu’elle ne lâche pas. Depuis le temps qu’elle subit les caprices du temps, ça ne l’étonnerait pas qu’elle décide de rendre son tablier. Contre toute attente, il réussit sans mal à monter sur la plateforme qui fait office de terrasse. Gabriel de penche et cherche du bout des doigts l’encoche lui permettant de soulever un bout de planche. A son grand étonnement, la clé se trouve toujours dans sa cachette. Il déverrouille la porte et pénètre dans son antre. Une odeur de renfermé et de poussière l’accueille. Il ouvre les volets d’une des fenêtres pour y voir plus clair. Tout est resté exactement à la même place. Sur la gauche, des dessins jaunis par le temps et aux couleurs fades sont accrochés au mur. Il avait essayé de représenter les plantes et les arbres qu’il y avait dans le parc. Il avait dans l’idée de créer un gigantesque herbier. Malheureusement, ses talents d’artistes incompris l’avaient poussé à vite arrêter. En les regardant aujourd’hui, il est incapable de déterminer quelles espèces il avait essayé de dessiner. Un bureau envahi de plantes mortes, de papiers et d’objets en tout genre est positionné au centre de la pièce. Sur les étagères, des figurines de super héros côtoient des encyclopédies aux pages cornées et des cailloux de toutes les formes et couleurs. Positionné face à la fenêtre donnant sur le lac, un télescope lève sa lentille vers le ciel bleu parsemé de nuages. Ce fut son plus beau cadeau d’anniversaire. C’était son père qui en avait eu l’idée. Il avait dix ans. Ils l’avaient monté ensemble, tentant de déchiffrer la notice durant des soirées entières. Par la suite, son père et lui avaient passé leurs nuits, allongés sur la terrasse de la maison ou à la fenêtre de la cabane, à observer le ciel étoilé. Gabriel avait alors découvert que son père était un mordu d’astronomie. Il lui avait appris le nom des constellations, à reconnaître certaines étoiles et lui avait expliqué les secrets de l’univers. A cette époque, il se sentait privilégié. Enfin, il partageait quelque chose avec son père. C’était leur truc à eux et à personne d’autre. Gabriel repense à ces moments-là en passant la main sur le métal froid et dur de la lunette. Ce fut l’été le plus incroyable de sa vie. Peut-être même son souvenir d’enfance le plus heureux.

Une petite voix vient le sortir de sa rêverie. Il sort de la maisonnette et se penche au-dessus de la balustrade. Sa mère s’approche de l’érable et tire sur une grosse corde. Avec un grincement sinistre, elle déploie un escalier lui permettant de monter plus facilement qu’avec l’échelle de corde. Une fois en haut, elle s’assoit par terre en lissant sa robe, à côté de Gabriel, les pieds pendant dans le vide. Ils restent silencieux un long moment et sa mère fini par briser le silence.

- Tu sais, ton père est fier de toi, il est juste inquiet.

- Drôle de façon de le montrer, marmonne Gabriel, peu convaincu.

- Il n’est pas à l’aise avec ses sentiments. C’est un homme d’affaires, plus habitué aux négociations, qu’à dire je t’aime à sa famille.

- Il a toujours été comme ça avec moi. Quoi que je fasse, rien ne va.

- Tu sais bien qu’il est exigeant envers les gens, surtout envers les gens qu’il estime. S’il est comme ça avec toi, c’est qu’il connaît ton potentiel.

- Je n’ai pas besoin d’un coach. Je veux juste un père qui me soutienne et qui essaye de me comprendre, pas qui m’enfonce.

Le ton de sa voix a légèrement baissé sur la fin de sa phrase. Sa mère a senti sa détresse et lui caresse tendrement le dos pour l’apaiser.

- En tout cas, moi je suis très fière de toi mon fils et de l’homme que tu es devenu, lui avoue-t-elle en lui passant la main dans les cheveux, comme elle le faisait quand il était petit.

Cela faisait longtemps qu’il n’avait pas partagé de tel moment avec sa mère. Ils restent là un moment, à contempler l’ombre des nuages sur le lac, bercés par le bruit des oiseaux gazouillant dans les arbres.

- Bon allez, viens, on va manger le dessert, dit-elle au bout d’un moment en se relevant.

Gabriel referme sa cabane à clé, se promettant de revenir de temps en temps en ces lieux chargés de souvenirs. Cela lui a fait vraiment du bien.

Il reprend sa place à table et le repas se poursuit sans encombre. Personne n’aborde des sujets trop sensibles et Gabriel se contente essentiellement d’écouter ses proches parler. Au moment du café, ils se lèvent tous pour rejoindre le salon. Chacun s’installe sur un canapé en cuir ou un fauteuil en tissu moelleux, autour de la table basse en verre. Son père s’allume un cigare, un rituel qu’il a tous les dimanches depuis de nombreuses années. Les conversations reprennent et Candice parle de son travail de journaliste pour un magazine de voyage.

- Tu sais quels vont être tes prochains projets ? demande Vanessa

- Pour cet été, on va faire toute une série sur des coins cachés, des activités insolites pour visiter le Québec autrement. On a à peu près tous les sujets, il nous manque juste à trouver quelques hébergements.

- Eh mais attends, tu pourrais trop interroger Lila, s’exclame Vanessa en se tournant vers Gabriel.

Le musher lui fait les gros yeux. Trop tard. David se redresse sur le canapé, son père lève les yeux de son journal et sa mère de son roman.

- Lila ? Qui est Lila ? demande son frère, intéressé.

- Oups, murmure Vanessa en riant une main devant la bouche.

- Personne, se renfrogne Gabriel.

- Pour que tu régisses comme ça, ce doit être quelqu’un d’important, remarque son père.

Gabriel en reste interdit. Depuis quand son père fait des commentaires sur ses histoires de cœur ? Il jette un coup d’œil à sa sœur qui a la même réaction. Puis, il prend une grande inspiration, mais c’est sans compter sur son aînée qui le coupe.

- C’est sa copine, déclare Vanessa un grand sourire aux lèvres.

- C’est vrai ? demande sa mère.

Face aux regards insistants de ses proches, Gabriel n’a plus le choix.

- Oui, c’est vrai. C’est récent, donc pas d’emballement, d’accord ?

Les regards sur lui le mettent mal à l’aise. Il n’aime pas être au centre de l’attention comme ça. Surtout venant de son père, qui le fixe du regard, les yeux légèrement plissés, en grande conversation interne. Puis, il se lève, se dirige vers la porte de son bureau au fond de la pièce. Avant d’entrer, il se retourne vers Gabriel.

- C’est bien mon fils.

Puis il disparaît, laissant le jeune homme sans voix. C’est la première fois qu’il entend ça de la part de son père. Il est choqué et heureux. D’accord, c’est par rapport à sa vie sentimentale, ce qu’il trouve tout de même bizarre venant d’un homme aussi peu expressif que lui, mais il n’y a pas de petite victoire, et Gabriel savoure particulièrement celle-là après leur dispute. Reportant son attention sur les autres membres de sa famille, Gabriel explique en quelques mots ce que fait Lila à Candice qui semble particulièrement intéressée. Il lui dit qu’il va lui en parler et qu’il la recontactera rapidement. Ils ne lui posent pas plus de questions et il leur en est reconnaissant. Sa mère part avec sa sœur et Candice sur la terrasse pour papoter entre filles. Il se retrouve seul avec son frère, dans un silence pesant. Après quelques minutes de malaise, David se penche en avant, les coudes posés sur ses genoux.

- Le dossier dont tu m’as parlé tout à l’heure, c’est pour elle n’est-ce pas ? Pour ta copine.

Gabriel ne répond pas, mais hoche la tête.

- Je veux bien y jeter un œil, mais je ne te promets rien, d’accord ?

- Merci, dit sincèrement le musher.

- Tu sais, je trouve ça courageux ce que tu fais, poursuit David après un silence.

Voyant que Gabriel ne comprend pas où il veut en venir, il poursuit.

- Tout plaquer pour vivre de ta passion, qu’importe ce que les gens en disent.

- Ce n’est pas évident tous les jours, mais merci. Ça me touche ce que tu me dis.

Décidément, Gabriel était loin de s’imaginer la tournure de cette journée. D’abord les compliments de son père, puis ceux de son frère, les deux personnes qu’il a le plus peur de décevoir.

- En plus, tu as l’air de pas mal te débrouiller. Tu es bien placé dans le classement national.

- Parce que tu suis mes résultats ? s’étonne le musher.

- Bien entendu. Par contre, ce petit enfoiré de Dickinson te colle au cul. J’espère que tu vas lui faire mordre la poussière !

- C’est clair. Ce mec est insupportable, rit Gabriel.

- En plus, j’ai vu sur le journal que tu avais fait une initiation avec des personnes handicapées. Je trouve ça vraiment génial.

Gabriel est vraiment touché de voir qu’en réalité, son frère s’intéresse à ce qu’il fait. Il ravale ses larmes et continue de discuter de tout et de rien avec David, comme au bon vieux temps. Cela faisait bien longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi bien, aussi à sa place, dans sa famille.

***

- Je peux savoir ce que tu es en train de faire ? demande Ambre, les mains sur les hanches en arrivant dans l’entrée.

Noah est en train de descendre les escaliers, un gros sac de voyage jeté sur une épaule. Il le laisse tomber lourdement au sol avant de s’emparer de ses baskets et de les enfiler.

- Je vais passer quelques jours chez moi, répond-il comme si c’était une évidence.

Ambre plisse les yeux. Elle ne sait pas comment réagir à cette annonce. D’un côté, elle est contente qu’il se rapproche de sa mère. Elle le pousse d’ailleurs dans ce sens depuis un moment. Mais d’un autre côté, elle trouve sa soudaine envie de passer du temps en famille très étrange. Et le fait qu’il ne lui en parle pas en avance et qu’il la mette devant le fait accompli la perturbe encore plus. Sans attendre de réaction, le grand brun sort et se dirige vers sa voiture. Ambre reste interdite quelques instants sur le pas de la porte. Elle trouve le comportement de Noah de plus en plus étrange.

- Euh… ok… murmure-t-elle à elle-même, avant de lui emboiter le pas.

Le jeune homme charge sa voiture et tape un rapide texto sur son portable.

- Tu peux arrêter de faire comme si je n’étais pas là et m’expliquer ce qu’il se passe ? demande Ambre, agacée par son attitude.

Noah lève les yeux de son écran et jette son téléphone sur le siège passager, avant de s’approcher d’elle.

- Mademoiselle boude et va me faire une scène ? la questionne-t-il, un sourire en coin.

- Je n’ai pas très envie de rire là, soupire Ambre, dépitée.

- Qu’est-ce qu’il y a alors ?

- Ben, je sais pas, tu pars comme ça, sans me prévenir à l’avance, comme si c’était parfaitement normal. Je trouve ça… étrange.

Noah recule d’un pas et croise les bras sur son torse. Les manches de son t-shirt noir remontent légèrement sur ses bras musclés, laissant entrevoir la tête de l’aigle tatoué sur son biceps. Ambre devient de plus en plus nerveuse. Elle ne comprend pas pourquoi son amoureux s’est mis autant sur la défensive en quelques secondes. Son regard s’est fermé, les traits de son visages soudain impassibles.

- Et quoi ? Je n’ai pas le droit d’aller voir ma famille ? réplique-t-il sèchement.

- Je n’ai pas dit ça. Mais comprends-moi, ça fait presque deux ans qu’on se connait et tu n’as jamais mentionné ta mère ou ta famille, à l’exception de Jean. Quand tu es revenu de la réserve l’autre jour, tu n’avais pas l’air spécialement enchanté non plus. Donc oui, je suis surprise.

- C’est toujours pareil avec toi, s’énerve Noah. Quoi que je fasse, ça ne va jamais ! Tu me dis de renouer avec ma mère et quand je le fais, je ne devrais plus la voir !

- N’importe quoi ! Tu interprètes vraiment mal les choses, essaye de se défendre Ambre, sans trop hausser le ton pour ne pas envenimer la situation.

- Tu sais ce que c’est ton problème Ambre ? Tu veux toujours tout contrôler. Et là, ça te soule que je fasse quelque chose sans te demander ton avis, continue Noah sur sa lancée.

Ambre ouvre la bouche pour se défendre, mais rien ne sort. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il l’attaque personnellement. Depuis quelques temps, elle à l’impression que la communication entre eux est totalement rompue. Quoi qu’ils se disent, cela fini en dispute.

- Tu veux toujours tout savoir sur ce que je fais, qui je vois, où je vais. C’est même plus de la jalousie à ce point-là continue Noah.

Chaque mot prononcé, fait l’effet d’un coup de poing à Ambre. Pourquoi, pour une simple question, Noah s’acharne-t-il sur elle à ce point ?

- En fait tu es étouffante comme fille.

- C’est bon ? Tu as fini ? demande Ambre, la voix brisée sous le coup de l’émotion.

Les larmes lui montent aux yeux. Elle enroule ses bras autour de son ventre, seul moyen de protection qu’elle trouve. Elle se retourne pour ne pas lui montrer les larmes qui dévalent maintenant ses joues et fait quelques pas vers la maison, avant de s’arrêter au milieu de la cour. Après un long moment de silence, elle entend Noah s’approcher d’elle. Il la prend dans ses bras, dépose un baiser dans ses cheveux, avant de lui murmurer à l’oreille :

- Je suis désolé.

Ambre ne dit rien. Elle aimerait lui en vouloir, mais elle n’y arrive pas. Elle se laisse bercer quelques instants par la respiration régulière de Noah et par le léger mouvement lancinant qu’il leur impose à tous les deux.

- J’aurais juste aimé que tu me préviennes un peu avant, plutôt que de me mettre devant le fait accompli, dit finalement Ambre.

- Je sais… pardon. Mais ça s’est décidé rapidement.

Ambre hoche la tête.

- Tu pars combien de temps ?

- Je ne sais pas, quelques jours, une semaine. Je verrais comment ça se passe sur place.

Voyant que la jeune femme ne réplique pas, Noah la fait se retourner dans ses bras, la serrant contre son torse. Il passe une mèche de ses cheveux derrière son oreille ornée de multiples anneaux en or.

- Eh, je ne t’abandonne pas. Je vais juste passer quelques jours avec ma mère. Je t’appellerais tous les soirs pour te tenir au courant, d’accord ?

- D’accord, dit d’une petite voix Ambre en le regardant dans les yeux. Mais ton travail, tu vas faire comment ?

- Ne t’inquiète pas pour ça je vais me débrouiller. Paul et Marc vont tenir l’atelier et je gérerais les chantiers depuis la réserve. En plus, je dois aller voir un client pas loin.

Ambre hoche la tête et Noah se penche en avant, collant ses lèvres pleines et douces contre celles de la jeune femme. Après quelque seconde, le jeune homme se recule, mais Ambre lui empoigne la nuque et répond à son baiser en y mettant toute l’ardeur qu’elle possède. Noah grogne et l’attrape par les reins pour la coller contre son bassin. Puis, elle se recule, essoufflée, les joues rougies par le désir. Leurs yeux s'aimantent et comme à chaque fois, elle a l’impression qu’un séisme ébranle la planète entière. Plus rien n’existe autour, à part eux. L’ébéniste prend son visage entre ses mains, dépose un baiser profond sur ses lèvres, puis sur son front et se recule.

- Il faut vraiment que j’y aille. J’ai quatre heures de route qui m’attendent.

Ambre l’accompagne du côté conducteur. Il s’installe au volant et ouvre la fenêtre après avoir démarrer le moteur. Elle se penche en avant pour lui donner un dernier baiser et lui murmurer ce qu’elle a tant de mal à exprimer.

- Je t’aime.

Noah lui sourit de toute ses dents. Un sourire sincère, éclatant, réconfortant, comme si ces simples mots avaient le pouvoir d’effacer toutes ses peines et angoisses. Il la regarde avec une intensité rare dans les yeux.

- Je t’aime aussi mon cœur.

Il enclanche la marche arrière et s’engage dans le chemin menant à la route. Ambre se retrouve seule, à regarder la voiture s’éloigner, interdite et perdue face à ce qui vient de se passer. Cela lui semble irréel. Elle retourne vers la maison, encore sonnée, quand une voiture vient éclairer de ses feux la bâtisse. Ambre reconnaît la voiture de Gabriel. Elle lève la main pour lui dire bonjour et s’engouffre dans la chaleur bienvenue de la maison. Elle n’avait pas fait attention à quel point elle avait froid dehors. Son corps est parcouru de frissons glacés.

Lila est impatiente de savoir comment s’est passé le repas de Gabriel chez ses parents. Avant de partir, il était vraiment stressé. Elle a essayé de le rassurer comme elle a pu et elle espère qu’il reviendra contant. Une part égoïste d’elle aimerait aussi que son frère accepte de les aider avec leur problème juridique. Leur situation est en train de tellement l’angoisser, qu’elle ne pense plus qu’à ça à longueur de journée.

Elle dresse la table dans la salle à manger, lorsque le musher rentre. En la voyant, un grand sourire vient s’étirer sur son visage, dévoilant ses dents. Ses yeux sont emplis d’une lueur qu’elle ne lui avait jamais vu. Il semble soulagé. Elle a à peine le temps de lui dire bonjour que Gabriel commence à lui raconter sa journée. Il lui dit comment il était stressé en arrivant, la surprise qu’il a eu en voyant son amour de jeunesse au bras de son frère, sa dispute avec son père et comment au final tout s’est arrangé. Lila est vraiment heureuse pour lui. Il s’emble vraiment détendu et content. Elle est aussi soulagée de voir que David veut bien les conseiller sur les démarches à suivre. Gérer des problèmes de famille n’est jamais simple, la preuve en est avec Noah, qu’elle n’a d’ailleurs pas vu partir. C’est Ambre qui lui a rapidement raconté son départ lunaire. Lila est surprise, parce que ça ne ressemble pas à son ami. Mais il est vrai que depuis quelques temps, elle le trouve changé. Préoccupé. La jeune femme se reconcentre sur Gabriel, qui a l’air toujours aussi heureux. Elle s’apprête à lui poser des questions sur sa journée, mais il la devance en disant.

- Finalement, cette journée qui avait mal commencé, va bien se finir. Elle n’a pas été si terrible et je crois même qu’elle a été plutôt chouette. J’en garderais un bon souvenir. Ça m’a fait du bien de revenir là où j’ai grandi et puis…

Gabriel est coupé par la sonnerie de son téléphone. Il le sort de sa poche et fronce les sourcils en voyant le numéro. Lila le regarde alors qu’il décroche. L’appel ne dure que quelques secondes et Gabriel ne dit presque rien, mais le cœur de Lila s’affole en voyant le visage de son petit ami. Il raccroche, le visage blanc presque transparent, les yeux dans le vide. Il essaye de faire un pas en avant. Ses jambes ne semblent plus vouloir le porter. Il se laisse choir au sol, assis sur les marches du salon. Sa respiration devient saccadée.

- Gabriel, qu’est-ce qu’il se passe ? Ça va ? demande Lila en se précipitant vers lui.

Il ne répond pas, ce qui fait accroitre l’angoisse de la jeune femme. Elle passe une main sur sa joue et dans ses cheveux pour tenter de l’apaiser, mais le musher ne réagit toujours pas. Ses mains se mettent à bouger sur ses genoux et tout son corps est parcouru de tremblements.

- Chéri, parle-moi, qu’est-ce qu’il t’arrive ? demande Lila le plus doucement possible, essayant de ne pas laisser transparaître la panique qui la gagne.

Une petite voix dans sa tête vient souligner le fait qu’elle a appelé Gabriel chéri pour la première fois. Elle décide de la mettre de côté et d’analyser la situation plus tard. Chaque crise en son temps.

Le musher se redresse légèrement, prend une grande inspiration pour parler mais elle reste coincée dans ses poumons. Il ouvre la bouche, mais au lieu de parler, il éclate en sanglot. Lila le prend instantanément dans ses bras et le berce légèrement pour le calmer. Le voir dans cet état lui brise le cœur. Lui d’habitude si fort, si confiant, semble dévasté. La jeune femme fait tout pour se montrer forte et ravale le flot de larmes qui lui monte aux yeux. Après de longues minutes, Gabriel tente de calmer sa respiration haletante, arrivant à grande peine à dire ces trois mots terribles, qui font redoubler d’intensité ses pleurs et plongent Lila dans une profonde tristesse :

- Jack… est… mort.

[1] Dans la mythologie grecque, déesse de la Justice, de l’Ordre et de la Loi

[2] Plat typique québécois qui s’apparente à une tourte à la viande.