Chapitre 31
Ambre se cale contre sa chaise. Elle écoute distraitement les conversations autour d’elle. Ses yeux sont attirés par le décor qui l’entoure. Le moindre détail a été pensé de façon à ce que tout soit parfait. Elle soupire intérieurement. Tout serait tellement plus simple si elle avait autant d’argent que ces gens. Noah, assis à côté d’elle, pose son bras sur le dossier de sa chaise en étendant ses longues jambes sous la table. Il est en train de discuter avec un homme dont elle a oublié le nom, mais qui s’avère être l’architecte personnel du groupe Erimel. Elle ne savait pas qu’ils se connaissaient, mais apparemment ils ont travaillé ensemble sur différents chantiers. C’est fou le nombre de personne qu’embauche cette famille. Elle est sûre qu’ils emploient des gens qui travaillent dans tous les secteurs d’activités qui existent sur terre. En face d’elle, Lila et Gabriel sont en grande conversation avec Candice, la fiancée de David. Si elle a bien suivi, c’était le crush du musher quand il était plus jeune. Tout le monde se connaît dans cette haute société, c’est un monde tellement petit que ça en deviendrait presque effrayant. En tout cas, ils ont l’air de bien s’entendre et rient à gorge déployé. Tant mieux. Lila a l’air plus détendue. Elle a discuté un long moment avec la mère de Gabriel et à première vue ça s’est plutôt bien passé. Ambre, en bonne curieuse, attend son débriefing avec impatience. Seul Eric ne s’est pas encore présenté. Soit il les ignore totalement, soit il les évite. Ambre l’a bien observé, il a discuté avec à peu près tout le monde dans la grande salle, sauf avec son fils et Lila. Elle trouve ça très étrange comme comportement, mais de toute façon dès qu’elle l’a vu, il ne lui a pas inspiré confiance.
Soudain, une odeur trop forte d’eau de Cologne vient lui chatouiller les narines. Ambre est à deux doigts d’éternuer. Qui a bien pu forcer autant sur le parfum ? Quelqu’un vient se poster en bout de table, juste à la droite de la jeune femme. Elle lève les yeux sur un homme blond à la carrure d’un quarterback. Son sourire sonne faux sur son visage. Personne n’a l’air de l’avoir remarqué à part elle. Il lui semble qu’elle l’a déjà vu dans la soirée, passer de tables en tables et parler avec plusieurs femmes. Le nouvel arrivant pose ses deux mains à plat sur la table et se penche légèrement vers elle.
- Bonsoir, susurre-t-il.
- Euh… bonsoir.
- Je dois avouer qu’à l’instant où tu es entrée dans la salle, tu as fait de l’ombre à toutes les autres femmes.
Sa voix mielleuse et son faux sourire, avec aucune expression dans le regard, rendent Ambre mal à l’aise.
- Je suppose que je suis censée te remercier…
- Clyde.
Voyant que la jeune femme ne comprend pas, il précise.
- C’est mon prénom, Clyde. Enchanté de faire ta connaissance.
- D’accord…
Ambre tourne la tête vers les autres, mais ils sont tous pris dans leurs conversations. Noah lui tourne même le dos pour arriver à discuter avec le groupe de personne vers sa gauche. Elle espère que ce Clyde va vite partir, mais il ne semble pas pressé.
- Alors comme ça tu es amie avec Lila ?
- Euh oui. Vous vous connaissez ?
- Oui. On s’est rencontré lors d’une course de chien de traineau. Vois-tu, outre mes nombreuses activités, je suis musher. Le meilleur de ma catégorie. Bien entendu, j’ai gagné la course haut la main ce jour-là. Tu as devant toi un véritable champion ma belle.
En entendant qu’il emploi le surnom que lui donne Noah, Ambre a envie de lui coudre la bouche à vif avec une grosse aiguille rouillée.
- Excuse-moi, mais ça marche d’habitude ?
- Quoi donc ? demande-t-il surpris.
- Tu arrives vraiment à chopper des filles avec ce discours de merde ? Si oui, c’est vraiment qu’elles n’ont aucun goût ou alors qu’elles sont sourdes. Et aveugles.
Le blond écarquille les yeux quelques secondes, puis son expression redevient charmeuse.
- Tu as du caractère et du répondant. Ça me plait. Ça me plait beaucoup.
- Tu perds ton temps. Tu ne m’intéresses pas. Alors va voir ailleurs si j’y suis, réplique Ambre à bout de patience.
Le musher ne lâche toujours pas l’affaire et se rapproche même. Elle se tend. La proximité qu’il y a désormais entre eux la dérange profondément.
- Vraiment, j’insiste. Je suis sûr qu’on pourrait très bien s’entendre toi et moi. Si on allait dans un endroit un peu plus calme… et discret.
Il a murmuré sa phrase de façon très explicite. Il approche sa main du visage d’Ambre, comme s’il voulait replacer une mèche de cheveux derrière son oreille.
- Si tu ne fais ne serait-ce que l’effleurer, je te casse les doigts un par un, gronde une voix profonde derrière Ambre.
Clyde se fige et regarde au-dessus de sa tête. La jeune femme sent Noah dans son dos. Elle n’a pas besoin de le voir pour savoir qu’il est tendu au maximum, prêt à dégêner ses poings s’il le faut.
- Tu me menaces ? Sérieusement ? (Clyde explose de rire en penchant la tête en arrière.) Tu sais qui je suis ?
- Tu pourrais être le Pape ou la Reine d’Angleterre, ça ne changerait rien. Mais comme visiblement tu n’es ni l’un ni l’autre, je n’hésiterais pas une seule seconde.
Le silence est tombé sur la table. Tous les regards sont tournés vers eux.
- Dégage Clyde, dit Gabriel un peu plus loin.
- Oh, toi vas te faire foutre.
- Très class, murmure Lila.
- Ecoute, je veux seulement discuter, rien de plus pour l’instant. Je te trouve très belle.
Ambre sent Noah prêt à bondir de sa chaise. Elle pose la main sur son bras pour l’en empêcher, sans lâcher le blond du regard.
- C’est très gentil, merci. (Elle se tourne vers ses amis). C’est ça que je suis censée dire pour être polie non ? (Elle se retourne vers Clyde). Mais je te le répète, je ne suis pas intéressée. Tu te crois peut-être plus malin que les autres, mais il faut quand même être con pour venir draguer une fille et lui proposer de coucher avec elle, alors que son mec se trouve juste à côté. Qui plus est quand le mec en question a très peu de patience avec les gens comme toi et qui clairement n’hésitera pas à te mettre son poing dans la gueule. Si je ne le fais pas avant lui. Alors, un petit conseil avant que tu ne perdes une dent ou une couille, pars. Pars très loin de moi. Va voir ailleurs s’il y a des os à ronger.
Le musher se redresse lentement et s’éloigne d’un pas raide, sans répondre. Il se dirige vers l’autre bout de la salle, mais David l’interpelle et il se retourne pour lui faire face.
- Au fait Clyde, tu ne nous as jamais montré ton dernier trophée. Qu’est-ce qui lui es arrivé ? Tu l’as cassé ?
Le visage de l’homme devient blanc. Il se détourne et se fraye un chemin difficile à travers les couples qui dansent sur la piste. Ambre se souvient de ce que lui a raconté Lila au sujet de cette course et de la chute malencontreuse du jeune homme avec sa récompense. Gabriel a dû en parler à son frère. Tous deux sont à présents pliés de rire. Lila secoue la tête, amusée et désespérée en même temps.
Ambre se tourne vers Noah qui ne quitte pas Clyde des yeux jusqu’à ce qu’il sorte du pavillon.
- C’est bon il est parti, tu peux te détendre.
Ambre lui caresse le bras tendrement. Sa mâchoire reste crispée au possible. La jeune femme a envie de retrouver ce Clyde et de lui enfoncer ses ongles dans les yeux. Ce n’est vraiment pas le moment de mettre encore plus sur les nerfs Noah. Il se penche vers elle avec un léger sourire, l’embrasse sur le front en lui disant qu’il sort fumer et se lève. Ambre s’assure qu’il ne va rien faire de stupide, comme tabasser dans un coin un connard et le regarde partir.
La soirée continue. La musique se fait plus forte, les couples plus nombreux sur la piste de danse. Ambre est en train de manger un macaron à la pistache, quand elle voit Gabriel et Lila se lever. Ils se dirigent vers le centre la pièce, s’enlacent et commencent à décrire des cercles en rythme. Cela ne l’étonne même pas que Gabriel sache danser. Elle est prête à parier qu’il a eu droit à des cours avec un professeur particulier quand il était plus jeune, forcé par sa mère pour qu’il soit apte à briller en société. C’est tellement loin de son monde. Alors qu’elle les regarde évoluer, elle sent des mains fraiches se poser sur ses épaules. Elle penche la tête en arrière et voit Noah qui lui sourit. Il fait le tour de la table et lui tend la main.
- C’est pour ? se méfie Ambre.
- Ambre Saleil, m’accorderiez-vous cette danse ?
Elle est tellement surprise, qu’elle manque s’étouffer avec sa propre salive.
- Pardon ? Toi, tu veux danser ? Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait à mon homme ?
- Attention Ambre. L’offre a une durée de péremption très limitée…
- Ok, ok.
Ambre recule sa chaise et se lève en posant sa main dans celle de Noah. Ils se dirigent lentement vers la piste de danse où des dizaines de couples évoluent.
- Tu sais danser au moins ? demande la jeune femme.
Pour toute réponse, Noah la fait tourner et la colle contre son torse. Il place une main sur ses reins et commence à bouger en rythme. Ambre le suit sans problèmes.
- Tu ne m’as jamais dit que tu savais danser ! Toi qui ne veut jamais lever ton cul de ta chaise, je ne savais pas.
- Il y a pleins de choses que tu ne sais pas…
Ambre se recule légèrement pour regarder Noah. Il a les yeux dans le vague, rivés droit devant lui. Malgré tout, il continue de la guider à la perfection. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il bouge aussi bien. Elle se replace, sa joue effleurant presque celle de son homme. La jeune femme reste silencieuse. Elle ne veut pas le brusquer et poser des questions qui risqueraient de le braquer. La musique lente et romantique la berce. Son cerveau se déconnecte et elle ne pense à rien d’autre que les bras puissants qui l’entourent, la chaleur du corps de Noah contre le sien, son odeur qui emplie ses narines, sa main caleuse dans la sienne. Elle ne sait pas combien de temps s’est écoulé depuis qu’ils ont commencé à danser. Plusieurs chansons sont passées, c’est certain. Ambre pensait que Noah en aurait eu marre au bout d’un seul morceau, mais il semble détendu, serein. Ce qui est assez rare ces derniers temps pour que la jeune femme le remarque. La musique change de nouveau. La douce voix enivrante de Kina Grannis emplis l’espace alors qu’elle chante Souvenirs. Noah serre un peu plus Ambre contre lui. Elle sent son cœur s’accélérer sous sa chemise.
- Je te demande pardon, dit-il tout doucement.
- Pardon pour quoi ?
- Pour être un petit-ami horrible, entre autres choses. Ces derniers temps, je n’ai pas été facile à vivre. J’ai même été un gros connard la plupart du temps…
- Ne dis pas ça…
- Si, j’en ai conscience… Je suis désolé de m’énerver pour un rien ou de disparaître constamment. Surtout en ce moment où tu traverses des choses compliquées. Je devrais te soutenir plutôt que de m’enfuir. Je suis vraiment nul…
- Noah…
- Non, laisse-moi finir s’il te plait, lui demande-t-il gentiment.
Ambre hoche la tête. Elle ne sait pas si c’est le fait de tourner depuis un moment, mais elle a soudain très envie de vomir. Une boule se forme dans son estomac. Elle prend une grande inspiration pour se calmer.
- Je… Fuir, c’est ma façon de faire je crois. C’est plus facile. Quand… je suis parti de chez moi à quinze ans, c’est ce que j’ai fait. Ça faisait quelques années que ça déconnait dans ma famille, mais ce jour-là, quand tout a volé en éclat… j’aurais dû me battre. J’aurais dû faire en sorte d’arranger les choses. C’était à moi d’agir. Mais qu’est-ce que j’ai fait ? J’ai été égoïste. Je n’ai pensé qu’à moi. Résultat, ma mère m’a mis à la porte et je ne lui ai plus adressé la parole pendant dix ans. Je l’ai abandonné Ambre. J’ai laissé tomber ma mère. La personne qui a toujours été présente à mes côtés, je l’ai laissé tomber quand elle avait le plus besoin de moi. Qu’est-ce que ça dit de moi ?
Inconsciemment Ambre s’est arrêtée. Noah se confie, enfin. Il n’a pas l’air de vouloir rentrer dans les détails, mais c’est tellement plus que ce qu’il a l’habitude de faire. Cet instant est tellement fragile, qu’Ambre n’ose même pas respirer.
- La revoir après toutes ces années, ça a été un choc. J’ai vu les dégâts que j’ai causé en partant. Elle a été seule pendant toutes ces années. Elle a dû faire face à tellement de merdes.
- D’après ce que tu m’as dit, ça se passe plutôt bien entre vous. Elle ne t’en veut pas. C’est ta maman, elle t’aime. Elle comprend.
- Elle s’est battue dix ans toute seule, à s’en rendre malade. Si tu voyais comme elle est mince. Elle a tellement souffert… Je… Je ne me le pardonnerais jamais.
Sa voix se brise sous le coup de l’émotion. Il lâche Ambre et essaye de se détourner, mais elle le retient en posant ses mains à plat sur ses joues, le forçant à la regarder dans les yeux. La douleur qu’elle y lit lui serre une nouvelle fois le cœur.
- Mon amour, l’essentiel c’est que tu ais fait un pas vers elle. Que tu ais renoué le dialogue. Laisse le passé derrière toi et concentre-toi sur le futur et tout ce qu’il peut vous apporter, à tous les deux.
- Tu ne comprends pas. On n’est plus une famille. Je l’ai brisée en partant. Et cette déchirure ne se refermera jamais. J’aurais toujours un énorme vide en moi, une partie manquante, que j’ai arraché de mon plein gré le jour où je suis parti.
Noah passe une main tremblante dans ses cheveux, avant de la laisser retomber contre son flan dans un soupir de frustration.
- Et maintenant, je te fais subir tout ça. Tu supportes mes sautes d’humeur, mes états d’âme, mes blessures et moi qu’est-ce que je fais pour te remercier ? Je t’abandonne toi aussi quand tu as le plus besoin de moi.
- Ce n’est pas vrai ! Je ne peux pas te laisser dire ça. Si tu n’avais pas été là le jour où on est allé chez le notaire, je ne sais pas ce que j’aurais fait. Si tu avais fui, comme tu dis, ce jour-là, je crois que…, je crois que j’aurais fini à l’hôpital. Ne fais pas cette tête, c’est la vérité. Je pense que j’étais à deux doigts de la crise de nerf ou d’hystérie. Je ne sais pas trop comment on appelle ça. Tu m’as confronté à la réalité. Tu m’as fait voir les choses en face. Tu m’as montré qu’il fallait que je me batte pour ce qui m’est cher.
Noah plonge ses iris verts dans les siens. Ambre prend une grande inspiration.
- C’est ce que tu fais au quotidien Noah. Tu te bats pour ce qui t’es cher. Tu t’es battu pour ta liberté, dans une communauté où tu le dis toi-même, c’est très dur d’avoir un avenir stable. Tu te bâts pour faire perdurer l’entreprise familiale, l’entreprise que tu as monté avec ton père. Tu te bâts pour transmettre la passion de ton métier aux jeunes. Pour leur montrer qu’avec du courage et de la détermination tout est possible. Tu te bâts pour tes amis. (Ambre fait une pause pour reprendre son souffle). Tu te bâts pour moi aussi. Pour nous. La preuve, tu as failli refaire le portrait de Clyde Jemelapête tout à l’heure. Alors oui, tu fais parfois des erreurs, comme agresser un connard de psychopathe (Noah fait la grimace). Mais c’est humain. Tout le monde en fait. Tu es humain, mais un humain exceptionnel. Tu sais pourquoi ?
L’ébéniste reste immobile quelques instants, le regard luisant, puis secoue la tête.
- Parce que tu me supportes au quotidien. Et tu mériterais une médaille chaque jour pour ça ! Même mes parents, ceux qui m’ont mis au monde, n’assument pas la créature qu’ils ont créé !
Noah explose de rire en rejetant la tête en arrière. Il prend Ambre par la taille et la rapproche au plus près de lui. Avec ses talons, la jeune femme arrive presque au niveau de son visage.
- Alors je remercie tes parents d’avoir engendré une créature aussi drôle, aussi intelligente et aussi magnifique que toi. Je serais perdu sans toi. Encore plus que je ne le suis déjà. C’est toi qui me permet de garder la tête hors de l’eau. Alors pardon. Et surtout merci.
Il se penche vers elle et l’embrasse avec une intensité qu’elle a rarement ressentie. Le gala de charité, le monde autour d’eux, les lumières, la musique, tout s’efface. Il n’y a plus qu’eux, dans leur bulle.
- Maman, on ne va pas tarder à partir.
Gabriel s’approche de sa mère qui est en train de discuter avec un couple. Il tient fermement Lila par la main. Il ne l’a pas lâché de la soirée. Elle qui appréhendait beaucoup, elle s’est finalement bien plus amusée qu’elle ne le pensait. Elle a passé un long moment à discuter avec David et Candice. Ils ont bien rigolé ensemble, surtout quand ils évoquaient leur adolescence. Malgré son air parfois supérieur, l’avocat lui a paru plutôt très sympathique. Avec Gabriel, ils ont l’air de renouer peu à peu les liens, ce qui lui fait chaud au cœur. Seul son père n’est pas venu une seule fois leur adresser la parole. Elle ne sait pas trop quoi penser de ça. En même temps, il était très solicité par tous les convives, mais il aurait pu faire un effort pour son fils. Lui en a fait pour ses parents en venant ce soir. Elle l’a quand même vu discuter et rire un moment avec, comment elle s’appelle déjà… Hannah, l’ex de Gabriel. C’est une chose que Lila a du mal à concevoir. Mais faire un pas vers son propre fils à l’air de lui couter. Cet homme reste un mystère pour elle et elle n’est pas sûr de vouloir le rencontrer après tout.
Isabelle se tourne vers eux avec un sourire. Elle pose une main sur le bras de Lila, l’autre sur celui de Gabriel.
- Oui, bien entendu. Vraiment, je vous le répète, vous pouvez dormir ici. Ça vous éviterait de faire la route de nuit. Vos amis sont bien évidement les bienvenus.
- C’est très gentil Madame Lemire, mais on va rentrer. Merci.
- Je te l’ai dit Lila, appelle moi Isabelle. Bon, comme vous voulez. En tout cas, je suis vraiment très contente que vous soyez venu, tous les deux. Ça me touche beaucoup.
- Ça aurait été dommage de rater ça, vu tout le mal que tu t’es donné pour l’organiser. Et puis, c’était important pour moi que tu rencontres Lila. Je pensais que la soirée se passerait plus mal que ça, avoue Gabriel. Je suis content d’être venu.
Les yeux marrons de sa mère pétillent de joie. Son sourire s’élargit et elle le prend dans ses bras. Si elle osait, Lila prendrait une photo. Elle à l’impression de regarder une comédie romantique en direct. Elle ne peut empêcher ses lèvres de s’étirer, mais son sourire est de courte durée. Ses mains deviennent moites instantanément. Eric rejoint sa femme, accompagnée d’une grande blonde que Lila aurait aimé ne jamais recroiser. Elle n’a jamais été de tempérament jaloux et encore moins avec Gabriel. Elle lui fait totalement confiance, mais quelque chose dans la réaction qu’il a eu face à Hannah l’autre jour, la fait douter. Et là, dans sa robe de bal rouge au décolleté vertigineux, elle est juste sublime. A côté, Lila se sent minuscule et fade.
- Gabriel, je ne t’ai pas vu de la soirée ! Trop de monde à voir. Je suis vraiment heureuse que tu te sois joint à nous cette année. Je suis juste déçu d’une chose…
Son ton enjoué et son sourire éclatant fait grincer des dents Lila. De nouveau, elle fait comme si elle n’était pas là, à côté de Gabriel. Elle ne s’est jamais présentée à elle, ne lui a jamais demandé qui elle était. Lila respire profondément et sent le regard d’Eric sur elle.
- Déçu pour quoi ? demande Gabriel.
- Tu ne m’as même pas accordé une danse, fait la moue Hannah.
Non, parce qu’il dansait avec moi ! Dommage, pense Lila.
- C’est vrai, intervient son père. C’est votre rituel. Chaque année vous nous offrez une danse mémorable. Pourquoi pas cette année ?
Peut-être parce qu’ils ne son plus ensemble et que vous pouvez arrêter de parler d’eux au présent et aussi arrêter de faire comme si je n’étais pas là. Lila se mort la langue pour ne pas dire quelque chose qu’elle risque de regretter. Alors que Gabriel a été présent pour elle toute la soirée, elle se sent soudain très seule. Il ne la regarde pas. Ne la présente même pas à son père. Il est en train de faire comme eux. Comme si elle n’existait pas.
- Les choses ont changé, c’est tout, dit Gabriel.
Lila s’attendait à plus, beaucoup plus de sa part. Mais il reste planté là, à regarder son père qui le scrute d’un air dédaigneux. Un long silence gêné passe. Finalement, Isabelle se racle la gorge.
- Les enfants, je vois que d’autres invités sont sur le point de partir. Je vais leur dire au revoir. Encore une fois, j’ai été ravie. (Elle prend Gabriel dans ses bras, passe devant son mari et enlace Lila). J’espère que vous reviendrez rapidement pour qu’on puisse discuter un peu mieux, sans toute cette agitation. (Lila acquiesce avec un sourire). En tout cas, je te le répète, tu es magnifique Lila.
Puis, elle s’éloigne en les laissant avec Eric et Hannah. Cette dernière se décale et vient se mettre à côté de Gabriel. Beaucoup trop près de lui au goût de Lila.
- Oui les choses ont changé, mais on a passé de bons moments quand même.
Gabriel la regarde un instant, puis hoche la tête en pinçant les lèvres.
- Isabelle a toujours eu un don pour organiser des fêtes magnifiques, déclare Eric. Celle de vos fiançailles reste en tête du classement je crois.
Gabriel se fige, tandis que Lila arrête de respirer. Elle a dû mal comprendre. C’est ça. Il parle de quelqu’un d’autre, c’est sûr. Elle se tourne vers son amoureux pour voir sa réaction. Il hoche simplement la tête avec un demi-sourire. Elle a l’impression de recevoir un coup de poing dans l’estomac.
- Ça me manque les moments qu’on passait tous ensemble, en famille. Tu me manques, dit Hannah d’une petite voix.
Eric pose une main protectrice sur les épaules de la blonde.
- Je ne crois pas que… essaye Gabriel avant d’être interrompu par son père.
- Les enfants, vous devriez vous organiser une petite sortie tous les deux, pour vous remémorer le bon vieux temps.
- Oh oui ! Ça serait super. On pourrait aller manger au Mousso, comme avant.
- Hannah, je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Lila écarquille les yeux. Elle ne s’inquiète pas de la tête qu’elle peut faire, puisque visiblement elle est invisible. Il ne croit pas que ce soit une bonne idée. Elle n’en revient pas de ce qu’elle est en train d’entendre. Au lieu de décliner radicalement, Gabriel est en train de laisser la porte entrouverte à son ex. Lila voit rouge. Elle a envie de hurler, mais elle n’arrive pas à prononcer un mot. Elle s’apprête à manifester sa présence, mais la réaction d’Hannah la prend de court. Celle de Gabriel fait voler en éclat toutes ses croyances sur son couple. Les yeux de la blonde se remplissent de larmes, qui dévalent sur ses joues. Lila ne comprend pas comment son maquillage peut rester intact avec toute l’eau qu’elle est en train de déverser. Gabriel soupire et la prend dans ses bras. Elle n’en croit pas ses yeux. Hannah se blotti contre le musher, qui la serre un peu plus fort. A côté d’eux, Eric aborde un sourire satisfait. C’est la goûte d’eau qui fait déborder le vase. Lila prend une grande inspiration pour ne frapper personne.
- Je vais vous laisser en famille.
Elle se détourne et commence à partir, mais se retourne vers le groupe.
- Au fait, je m’appelle Lila. Et jusqu’à présent je pensais partager la vie de votre fils. Mais bon, pour ce que ça vous intéresse. J’ai bien conscience que vous n’en avait rien à faire de qui je suis et de ce que je suis en train de vous dire.
Lila fait quelques pas en direction d’Eric. Son regard bleu est glacial, contrastant avec la chaleur qui se dégage d’habitude de ceux, identiques, de Gabriel. Maintenant qu’elle a ouvert la bouche, rien ne peut l’arrêter.
- Mais vous savez quoi, que vous m’écoutiez ou non, je m’en moque. Personne dans votre entourage n’a l’air de vouloir vous dire franchement les choses en face. Tout le monde a bien trop peur de vous pour vous tenir tête ou vous dire le fond de sa pensée. Vous êtes peut-être la plus grande fortune du pays. Vous avez peut-être une influence sur tout le monde. Mais vous ne l’aurez pas sur moi. Je n’accepterais pas de me rabaisser pour satisfaire votre pseudo contrôle patriarcal. Vous avez tellement l’habitude d’obtenir tout ce que vous voulez, que tout le monde rampe à vos pieds, que vous ne supportez pas que votre fils fasse sa vie comme il l’entend. Vous ne supportez pas l’idée qu’il puisse penser et vivre par lui-même. C’est tellement triste de voir ça. Vous n’avez même pas idée à quel point vous le blessez constamment. A quel point tout ce qu’il fait, il le fait pour vous. Pour avoir un minimum d’estime de votre part. Et vous qu’est-ce que vous faites en retour, vous l’ignorez. Vous faite un discours devant des centaines de personne en omettant sans honte et consciemment de citer Gabriel. Franchement, je ne sais même pas pourquoi je vous dis tout ça. Vous ne méritez pas que je me mette en colère contre vous. Vous savez, j’aime votre fils. J’ai beaucoup de chose à lui reprocher, mais je l’aime. Et je pense que c’est réciproque. Sauf que vous êtes en train de le faire douter en lui rappelant constamment que sa place est soi-disant à vos côtés, qu’il doit travailler dans l’entreprise familiale ou qu’il doit être avec Hannah. Vous l’obligez tous les jours à choisir entre sa famille et la vie qu’il veut mener. Il est constamment divisé, tourmenté entre qui il est et qui il veut être pour vous. Je suis fatiguée de le voir lutter. A cause de vous, de la pression que vous lui mettez, il est en train de devenir quelqu’un qu’il n’est pas. Alors parce que je l’aime et que contrairement à vous je veux qu’il soit heureux, je vais lui faciliter la tâche. Au revoir Monsieur Lemire.
Lila se dirige vers la porte du patio. Une partie d’elle aimerait se retourner et croiser le regard bleu océan qui la rassure. Une autre souhaite de tout son cœur que Gabriel la défende, qu’il hurle sur son père, sur son ex, qu’il la retienne. Mais seul le silence lui parvient, alors que la musique a été coupée maintenant que la plupart des convives sont en train de partir. Ce silence, elle s’en souviendra longtemps. Un frisson lui remonte dans le dos alors qu’elle passe la porte et qu’elle s’engouffre dans la nuit.
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