- Tu as décidé ce que tu allais lui dire ?

Ambre est perchée sur une échelle un peu bancale. Elle essaye d’accrocher, sans tomber, des petites lanternes aux branches des pommiers. Depuis ce matin, les filles courent dans tous les sens. Tout doit être en place pour le concert de ce soir. Ambre a passé des semaines à organiser cet événement et elles comptent vraiment dessus pour attirer du monde sur le domaine. Lila est en train de placer les tables sous les arbres, face à une petite scène qu’elles ont loué pour l’occasion.

- Ça fait une semaine que je ne pense qu’à ça et je n’ai toujours pas eu l’illumination pour savoir quoi faire.

- Si tu attends que la Sainte Vierge descende et vienne te souffler quoi dire à l’oreille, tu vas finir vieille fille Lila ou folle dans un asile.

- Très drôle. J’aimerais bien t’y voir !

Lila a beau avoir tourné la situation dans tous les sens, elle est encore plus perdue qu’avant. Depuis sa dispute avec Gabriel au marché, ils ne se sont pas reparlés. Il n’a pas essayé de la joindre, ce qu’elle regrette. Elle pensait qu’il allait essayer de lui parler plus tôt. Ce silence lui pèse plus qu’elle ne veut bien l’admettre. A chaque fois qui lui arrive quelque chose, son premier réflex est de penser à Gabriel. Il emplit son esprit en permanence, comme une drogue. Une drogue positive, qui lui fait voir la vie avec des couleurs éclatantes. Elle ne s’est jamais sentie aussi épanouie personnellement que depuis qu’elle l’a rencontré. Et en même temps, elle lui en veut tellement. Elle n’arrive pas à passer outre la déception et l’humiliation qu’elle a ressenti lors du gala. Et puis, elle ne peut pas lui demander de choisir entre sa famille et elle. Ce serait injuste de sa part. Elle fait part de tous ses doutes à Ambre. La brune saute de l’escabeau et vient se placer à côté d’elle, les mains sur les hanches.

- Lila !

Son ton autoritaire la surprend. Elle se redresse et la regarde dans les yeux.

- Je déteste faire ça, mais là c’est nécessaire, alors on va le faire. Assieds-toi, faut qu’on ait une petite discussion.

Lila met du temps avant de réagir, mais le regard noir que lui lance son amie la convainc de l’écouter.

- Tu es en train de faire n’importe quoi. Il faut vraiment que tu te reprennes, parce que là, tu vas droit dans le mur. Je ne peux pas te laisser faire ça !

- Je ne comprends pas où tu veux en venir.

- C’est simple. Est-ce que tu l’aimes ?

- Qu’est-ce que tu essayes de me dire ? demande Lila, sur ses gardes.

- Répond à ma question : est-ce que oui ou non tu es amoureuse de Gabriel ?

Le cœur de Lila fait une embardée. Elle sait très bien la réponse à cette question. Malgré le fossé qui les sépare en ce moment, les sentiments qu’elle a avoué au musher n’ont pas bougé d’un pouce.

- Oui...

- Alors pourquoi tu t’entêtes à tout faire foirer bordel ! Je ne comprends pas. D’accord, il t’a déçu, tu t’es sentie humiliée, j’ai compris. Mais il s’est excusé et il est sincère. Vous êtes malheureux tous les deux dans cette situation pourrit. Ouvre les yeux. Vous êtes fait pour être ensemble.

- Comment tu sais qu’il est malheureux ? Si ça se trouve, il est en train de manger dans un resto chic avec Hannah, comme au bon vieux temps.

- Arrête ça tout de suite. Etre de mauvaise foi, ça ne te va pas du tout au teint. Et je le sais parce qu’il m’a envoyé plusieurs messages pour s’assurer que tu vas bien.

Lila écarquille les yeux. Déjà, elle n’aime pas trop le ton qu’utilise Ambre, mais en plus elle parle à Gabriel dans son dos. Elle n’apprécie pas du tout.

- Qu’est-ce que tu lui as dit ?

- Ne te mets pas sur la défensive comme ça ! Je lui ai simplement dit la vérité, que tu réfléchissais mais que la situation été compliquée pour toi.

La jeune femme croise les bras sur sa poitrine en soufflant. Vraiment, elle a l’impression d’être une enfant en train de se faire gronder par sa mère. Sauf qu’elle a passé l’âge d’être grondée et qu’heureusement pour elle, Ambre n’est pas sa mère. Lila commence à ne vraiment pas apprécier la tournure de son après-midi. Avant qu’elle puisse répondre quoi que ce soit, son amie reprend la parole.

- Tu sais ce que tu es en train de faire Lila Bousquet ? Tu es en train de laisser ton égo gérer la situation à ta place.

- Mais pas du tout ! Ambre, je t’adore vraiment de tout mon cœur, mais là tu commence à me souler avec tes remontrances. Je fais ce que je peux pour gérer la situation et toi tu m’enfonces !

- Mais quelle situation ? hausse le ton Ambre en levant les bras au ciel. Tu l’aimes, il t’aime, vous vous aimez. Tu veux que je te fasse toute la conjugaison du verbe ou c’est bon ? Vous vous manquez mutuellement. Je ne vois vraiment pas où est le problème ! C’est toi qui fait toute une montagne d’une broutille. Je ne dis pas que le soir du gala tu aurais dû te laisser faire. Tu as bien fait de réagir comme tu l’as fait. Au moins, ça a permis à Gabriel de comprendre ses erreurs. Mais il a essayé d’arranger les choses, il essaye toujours. Il te laisse du temps pour réfléchir, c’est une belle preuve d’amour ça. Alors qu’est-ce que tu attends de lui au juste ? Qu’est-ce que tu attends de plus ? Tu cherches quoi, qu’il te prouve qu’il est comme Maxime ? C’est sûr, là tu aurais une raison de tout laisser tomber. C’est plus simple que de plonger dans une relation épanouissante, pleine d’amour et de tendresse, avec un mec gentil, intelligent, avec les mêmes goûts que toi et qui en plus est bâti comme un dieu.

- Ambre, je ne suis pas en train de…

La brune ne la laisse pas finir et l’arrête d’une main.

- Je sais, c’est plus simple de fermer les yeux que d’affronter la réalité. Mais regarde les choses en face. Tu t’es sentie blessée, trahie, mais pourtant tu ne t’es pas effondrée. Tu ne t’es pas repliée sur toi-même. Tu étais énervée et déçue, mais tu n’étais pas brisée comme ça l’aurait été il y a peu. Tu es plus forte qu’avant, plus sûre de toi. Alors ne gâche pas tout en retrouvant tes vieux mécanismes de défenses. Réalise la chance que tu as d’être tombée sur un mec aussi génial que lui.

Ambre se lève et s’éloigne vers la maison, laissant Lila complètement perdue. Elles ont l’habitude de se parler franchement toutes les deux, mais en général Ambre la rassure et lui donne des conseils. Là, elle l’a clairement remis à sa place. Elle sent ses yeux lui piquer, pas parce que ce qu’elle lui a dit lui a fait de la peine, mais parce qu’elle sait qu’elle a raison. Elle se lève, les mains tremblantes. Ambre dit vrai, elle est vraiment en train de faire tout foirer avec Gabriel. Il a été patient et respectueux envers elle, bien plus que tous les autres hommes avec qui elle est sortie dans sa vie. En y réfléchissant, elle lui trouve bien plus de qualités que de défauts. Pourquoi la peur lui fait-elle faire des choses ridicules ? Elle espère que ce soir, Gabriel viendra au concert et qu’ils pourront trouver un moment pour discuter. Elle ne sait pas encore ce qu’elle va lui dire, mais des excuses seraient un bon début. Ce n’est pas la première fois qu’elle le compare à Maxime injustement. Elle l’a fait sous le coup de la colère, mais ce n’était pas bien. Elle sait que ça l’a blessé.

L’après-midi passe à une allure folle. Lila n’a pas le temps de se retourner qu’il est déjà six heures. Dans une heure, la billetterie sera ouverte. Ambre a fini la décoration extérieure, tandis qu’elle a préparé les repas et les boissons. Elle est épuisée et la soirée n’a même pas encore commencée. Alors qu’elle est accroupie sous le comptoir en bois pour brancher sa plancha, quelque chose lui monte sur le dos. Elle crie et tombe en arrière sur les fesses. Aussitôt, une langue rappeuse et odorante vient lui lécher la joue. Elle se recule tant bien que mal en s’essuyant le visage avec le bas de son t-shirt.

- Hel ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?

La chienne s’assoit devant elle en remuant la queue avec ardeur. Lila sourit malgré elle. Cet animal ne manquera jamais de la surprendre et de la mettre dans des situations délicates. Elle la caresse un moment, avant de percuter que si Hel est ici, cela veut dire que son maître également. Son cœur s’accélère et une boule de stress vient se loger dans son ventre. Elle se relève et regarde autour d’elle, mais aucune trace du musher. Lila décide de faire comme si de rien était et de finir de tout préparer pour la soirée. De toute façon, elle n’a pas le choix, sinon elle ne sera pas à l’heure et Ambre va la tuer. Elle n’a vraiment pas envie de voir ça de ses propres yeux. Une demi-heure plus tard, Gabriel ne s’est toujours pas montré. Lila est dans son laboratoire en train de finir de préparer ses ingrédients pour faire des hot-dogs. Hel est restée avec elle tout le temps, couchée à l’entrée de la pièce.

- Dis-moi ma belle, qu’est-ce qu’il fait ton maître ? Parce que là je trouve ça de plus en plus bizarre.

La chienne ne bouge pas et continue sa sieste tranquillement. Lila fronce les sourcils. Pourquoi Gabriel a-t-il amené Hel avec lui ? Et pourquoi il ne vient pas la voir ? Elle n’y comprend vraiment rien. Poussée par un besoin d’évacuer ses émotions, Lila commence à expliquer au chien la situation. Elle lui raconte son manque de confiance vis-à-vis des hommes, comment sa rencontre avec Gabriel a tout changé. Comment il a réussi à la faire s’ouvrir de nouveau et comment grâce à lui, elle respire de à plein poumons.

- Tu sais, je crois vraiment que Gabriel m’a sauvé au final. Sans lui, sans sa patience et sa gentillesse, j’aurais pourri de l’intérieur à ressasser ce qui s’est passé avec Maxime.

Comme si Hel comprenait l’importance de cette révélation, elle lève la tête et la penche sur le côté, attentive.

- Je crois que je suis allée trop loin avec lui. J’ai été injuste et je lui ai fait du mal. Je savais que ce que je lui disais allait lui faire de la peine et je l’ai fait exprès. C’était délibéré et je m’en veux tellement. Sur le coup, je voulais qu’il se sente aussi mal que moi. J’étais humiliée, blessée dans mon égo. Blessée qu’il ne m’ait pas raconté son histoire avec Hannah, blessée qu’il ne m’ait pas présenté de lui-même à son père. Avec le recul, je vois bien que ça le terrifiait, mais je n’ai pas su le voir sur le moment. Et si j’avais tout gâché ? Et si, il en avait marre de moi et de mes problèmes relationnels ? Je veux vraiment m’excuser, mais j’ai peur. Et en général la peur ne me fait pas prendre les bonnes décisions. C’est pour ça que j’ai mis autant de temps pour lui parler. Maintenant, je ne peux pas imaginer ma vie sans lui. Je l’aime plus que tout, mais…

Le téléphone de Lila posé sur le plan de travail vibre avec force. Elle décroche et se recule en entendant une Ambre hystérique.

- Lila ! Y a beaucoup plus de monde que prévu et ils sont en avance. A la billetterie, c’est la folie !

- Euh, mais c’est une bonne chose ou pas ?

- Mais c’est génial tu veux dire !

- Ah ouf, j’ai eu peur.

- Bon j’y retourne… Ah attends, ce n’était pas du tout pour ça que je t’appelais à la base. Gabriel a perdu Hel. Elle s’est enfuie du chenil, il la cherche partout. Il pense qu’elle peut arriver jusqu’ici, donc si jamais tu la vois, appelle-le.

- Justement…

Seul le silence lui répond. Ambre a raccroché.

- Dis-moi, Hel, tu n’aurais pas… dit Lila en se retournant.

Sa phrase meurt sur sa langue. L’air se bloque dans ses poumons. Deux océans bleus la fixent depuis l’encadrement de la porte. Lila n’arrive plus à parler, ni à bouger. Une semaine qu’elle ne l’a pas vu et son corps le lui fait sentir. A chaque fois, elle se prend une décharge d’adrénaline en plein ventre. Gabriel coupe le contact en premier, ce qui permet à Lila de respirer de nouveau. Il se penche vers le Husky avec une moue désabusée.

- Alors c’est là que tu te caches pendant que j’arpente la forêt pour te chercher. Tu m’épuises Hel ! J’aurais dû me douter que tu serais venue voir Lila. Cela fait trop longtemps qu’elle n’est pas venue te voir au chenil. Elle te manque.

Cette dernière phrase a été prononcé de manière différente. Lila la prend vraiment pour elle. Quand il se redresse et la regarde à nouveau, Gabriel lui lance un faible sourire.

- Salut.

- Salut, répond Lila la voix roque. Ça fait longtemps que tu es là ?

- Un peu.

Quand elle pense à tout ce qu’elle a dit à Hel sur Gabriel, Lila en a des sueurs froides.

- C’est-à-dire un peu ?

- Assez longtemps pour avoir entendu certaines choses…

- Ah…

- On peut discuter ?

Lila lui fait signe d’approcher de la tête. Elle essui discrètement ses mains sur son jean. Elle a rarement été aussi nerveuse. Elle prend une grande inspiration pour se lancer.

- Je suis désolée.

- Pardon, dit Gabriel au même moment.

Un silence gêné les enveloppe. Lila sent ses joues rougir. Elle déteste ces moments de flottement après une dispute où il faut s’expliquer, s’excuser, sans trop savoir ce que ça va donner.

- Tu pensais tout ce que tu as dit à Hel, quand tu ne savais pas que j’étais là ? demande Gabriel.

Lila hoche la tête. Elle n’ose pas le regarder en face. Elle fixe ses pieds, quand elle voit les boots marrons de Gabriel entrer dans son champ de vision. Délicatement, il prend son menton entre ses doigts et lui fait lever la tête.

- Tu n’as pas tout gâché Lila. On a nos tords tous les deux dans cette histoire. On s’est fait du mal. On a dit des choses qu’on ne pensait pas. On a fait des choses qu’on ne voulait pas. Je n’ai pas envie de me relancer dans une longue discussion pour savoir qu’est-ce qu’on a mal fait, qu’est-ce qu’on a bien fait. Je suis fatigué de tout ça, parce que ça ne rime à rien. Tu me manque et je veux juste te retrouver. Alors si tu es d’accord, est-ce qu’on pourrait tout effacer et repartir du bon pied, ensemble ? Si tu en a envie bien sûr.

Lila le regarde dans les yeux un long moment. Elle sait au fond d’elle ce qu’elle veut.

- J’en ai marre qu’on se prenne la tête. J’en ai marre d’avoir peur de ce qui pourrait me rendre heureuse. J’en ai marre d’être loin de toi.

Un sourire éclatant de soulagement emplis le visage de Gabriel. Lila ne voit plus que ça et ne peut s’empêcher de faire de même.

- Alors viens là, lui dit Gabriel en l’attirant à lui.

Lila se serre contre son corps en passant les bras dans son dos. Elle respire son odeur, se délecte de la chaleur de ses mains sur sa taille.

- Alors comme ça, tu m’aimes plus que tout ? dit-il un sourire dans la voix

La jeune femme enfouille son visage contre son torse quelques secondes, puis se recule pour le regarder en face.

- Parce que moi c’est le cas. Je n’ai jamais aimé quelqu’un aussi fort que toi. Il m’a fallu du temps pour le comprendre, mais c’est le cas. Tu as complètement bouleversé mon monde Lila. Merci d’être toi. Merci d’être avec moi. Merci de vouloir de moi.

Elle sent l’émotion lui brouiller la vue. C’est l’une des plus belles déclarations qu’on lui ai faite. Elle sait que c’est maintenant. C’est maintenant qu’elle doit ouvrir son cœur au maximum. Maintenant qu’elle doit sauter, au risque de tout perdre.

- Pour répondre à ta question, c’est oui. Oui, oui et encore oui. Je t’aime Gabriel Lemire. Toi, tes chiens, ta passion pour la nature, tes chemises à carreaux, tes yeux bleus magnifiques, ta famille tout droit sortie d’une téléréalité américaine, tes nuits passées ici chez moi, mes nuits passées chez toi, tes mains sur mes joues, tes lèvres sur ma peau, dans mon cou, sur ma bouche… Je t’aime d’un amour inconditionnel. J’aime ton sourire, la main que tu passes dans tes cheveux quand tu es perturbé, ta joie de vivre, ta gentillesse, tes bras autour de mon corps, ton nez enfouille dans mon cou, ta langue sur la mienne, ton corps dans le mien.

Lila est essoufflée quand elle finit de parler. Gabriel la regarde mais ne parle pas. Elle n’ose même pas cligner des yeux tellement elle a peur de le voir fuir à grandes enjambées. Il ne l’a pas lâché pendant sa tirade, mais elle sent ses mains crispées contre ses flans. Elle en vient même à regretter ce qu’elle lui a avoué. Pourtant, tout ce qu’elle lui a dit est vrai, elle le pense au plus profond de son être. Sans prévenir, Gabriel raffermit sa prise et la plaque contre son corps. Ses lèvres s’emparent des siennes sans ménagement. Lila se liquéfie sur place. Tout son corps s’embrase en une seconde. La bouche du musher est avide, elle ne lui laisse pas le temps de comprendre ce qui se passe. Elle ne peut que ressentir, au plus profond de ses tripes, tout l’amour du jeune homme. Des larmes de bonheur viennent se mêler au goût de sa langue qui caresse la sienne. La chaleur dans la cuisine est insoutenable. Gabriel réduit encore un peu plus la distance qui sépare leurs corps, hanches contre hanches, poitrine contre poitrine. Le dos de Lila vient heurter le plan de travail. Leurs mains se font entreprenantes, pressées. Elle s’accroche à son cou, tire sur les mèches plus courtes de sa nuque. Plus rien n’existe à part eux, leur corps l’un contre l’autre, leurs sentiments forts et intenses.

- Je suis vraiment ravie que vous vous soyez reconseillés, mais là, j’ai vraiment besoin d’aide. Il y a beaucoup trop de monde, je ne m’en sors pas toute seule !

La voix d’Ambre résonne dans la cuisine. Les amoureux se séparent, haletants mais le sourire aux lèvres. Lila se tourne vers son amie et la rassure en lui disant qu’elle arrive tout de suite. Gabriel se penche et lui murmure à l’oreille :

- C’est dommage, j’aurais bien aimé vérifier un élément de ta déclaration.

- Lequel ?

- Quand tu as dit « j’aime ton corps dans le mien ».

Une douce chaleur vient s’emparer de Lila et se répand dans chaque cellule de son corps, faisant se dresser les poils sur ses bras. Un soulagement immense s’empare d’elle et c’est le sourire aux lèvres et le cœur en paix qu’elle sort pour faire de cette soirée au Manoir une soirée mémorable.

***

Le concert bat son plein au Manoir de Jadis. Les petits groupes locaux qu’Ambre a déniché se débrouillent vraiment bien. Ils savent mettre l’ambiance et les spectateurs ont l’air d’apprécier. Le stand boisson et nourriture ne désemplit pas. Ambre attend à côté de la scène. C’est elle qui présente les artistes et fait les changements. Elle prend donc quelques minutes pour observer la soirée. Entre les arbres, des tables décorées de fleurs et de bougies côtoient des espaces au sol avec des coussins et des palettes en bois en guise de tables basses. Les guirlandes accrochées aux branches rendent l’atmosphère chaleureuse. C’est exactement le rendu qu’elle voulait. Une ambiance intimiste, réconfortante et champêtre. A une longue table, son groupe d’amis est en grande forme. Ils sont bruyants, enthousiastes et n’hésitent pas à faire l’animation pour éviter les quelques moments de flottements. Ambre ne peut s’empêcher de sourire à cette vue. Tout se déroule parfaitement, elle ne pouvait pas espérer mieux pour ce premier concert de l’été.

Le groupe termine sa chanson. Les applaudissements se répercutent dans le verger durant plusieurs minutes. Quand le chanteur et le guitariste descendent de scène, Ambre prend leur place derrière le micro.

- J’espère que la soirée se passe toujours aussi bien pour vous. (Des cris d’approbation retentissent, notamment vers ses amis au fond). Si vous avez envie de monter sur scène pour nous partager un peu de votre talent, c’est le moment. (Un silence se fait dans l’assemblée). Allez ne soyez pas timide, c’est un public bienveillant ce soir.

Ambre attend encore un peu, mais personne ne semble vouloir pousser la chansonnette. Elle aperçoit du mouvement. Raphaël et Alexis se lèvent et s’avancent vers elle. Elle remarque tout de suite qu’ils ne marchent plus tout à fait normalement. Vu le nombre de bières qu’ils se sont enfilés, cela ne l’étonne pas, mais elle ne veut pas qu’ils viennent tout gâcher. Elle sait comment ils chantent et elle veut à tout pris éviter ça.

- Les garçons, il est hors de question que vous vous approchiez de ce micro, les prévient-elle, ce qui fait rire les spectateurs.

- Pourquoi ? s’étonne Raphaël.

- Parce que je n’ai pas envie qu’on se reçoive une averse de grêle sur la tête. Bon, puisque personne ne veut, on va accueillir chaleureusement le dernier groupe de la soirée…

Ambre est coupée par des cris qu’elle ne comprend pas au début. Ils semblent adressés à elle, mais elle n’arrive pas à distinguer leur sens. Puis, son cerveau percute à mesure que la foule reprend la même demande. Ils veulent qu’elle leur chante une chanson. La panique commence à la gagner tandis qu’elle s’efforce à garder son sourire. Elle cherche qui a bien pu lancer cette idée de merde et tombe droit dans deux yeux vert intenses. L’enfoiré ! Les lèvres retroussées de Noah en disent long sur son état d’esprit. Il l’a pris au piège. Elle ne peut pas refuser, sinon le public va être déçu, mais en même temps elle ne veut pas chanter devant autant de monde. Elle n’a absolument pas le talent nécessaire pour ça. Elle voit avec horreur Noah approcher et monter sur scène. Elle le regarde avec des yeux noirs, ce qui le fait sourire encore plus. Il se penche à son oreille.

- Tout va bien se passer et tu me remercieras après.

Il l’embrasse rapidement sur la tempe et s’assoit derrière la batterie. Ambre se tourne vers les spectateurs, ils ont l’air ravi et attendent avec impatience sa prestation. Du coin de l’œil, elle voit Gabriel arriver, trainant derrière lui une Lila qui a l’air aussi terrorisée qu’elle. Quand il monte à son tour, il s’empare du micro et s’adresse aux filles.

- Mesdames les organisatrices, je pense que les gens qui ont fait le déplacement seraient très déçu s’ils ne vous entendent pas chanter un petit quelque chose. (La foule confirme). Alors, qu’est-ce que vous allez nous interpréter ?

- Attendez que la soirée soit finie, je vais vous tuer tous les deux, marmonne Ambre dans ses dents avant de se tourner vers Lila.

Elles se fixent un moment, autant terrifiées l’une que l’autre de ce qui est en train de se passer. Elles se consultent du regard mais n’ont aucune idée de ce qu’elles peuvent bien interpréter, sans trop faire de massacre. Gabriel attrape une guitare acoustique et commence à jouer quelques accords en leur lançant un sourire encourageant. Les filles reconnaissent immédiatement le morceau dès les premières notes. C’est la chanson qui les a accompagné dans leur changement de vie. Qui les a encouragé à entreprendre tout ce qu’elles ont fait. Elles la chantent sans cesse à la maison, si bien qu’à force, les garçons la connaissent eux-mêmes par cœur. Ambre regarde Lila qui attrape un micro. Elles ferment les yeux. Respirent un bon coup et commencent à chanter :

- Dites à mes amis que je m’en vais, je pars vers de nouveaux pays. Le ciel est tout bleu, dites que je m’en vais, et c’est tout ce qui compte dans ma vie. Dites à mes amis que je m’en vais, et j’aime chacun des pas que je fais. Le soleil est mon guide et moi je m’en vais, je ne peux m’empêcher de sourire.

Plus le morceau avance, plus les filles se sentent à l’aise et se détendent. Ambre prend même du plaisir en voyant que les gens ont l’air d’apprécier ce qu’elles font. Bon d’accord, c’est une chanson d’un film Disney, ce n’est pas très recherché, mais tant pis. L’essentiel c’est d’arrive à faire quelque chose d’à peu près écoutable. Arrivée au dernier refrain, Ambre écarquille les yeux. Tout le public est levé et chante avec elles. C’est un moment magique qu’elle gardera a jamais gravé dans son cœur.

Poussées par les encouragements du public, les amies continuent en chantant leurs plus grands classiques : l’Amour brille sous les étoiles, Comme un homme, J’ai perdu le nord. Quand elles finissent leur prestation de Un poco loco les applaudissements sont beaucoup trop bruyants. Pour mettre fin à ce spectacle improvisé, Ambre prend la parole.

- Merci beaucoup pour votre enthousiasme. On se croirait presque doué avec toute cette clameur. Mais on va poursuivre tout de même la soirée avec des professionnels, sinon ça va vraiment finir en karaoké spécial dessins animés. Quoi que ça peut être le thème d’une prochaine soirée.

Vu l’accueil que trouve cette idée, Ambre se dit de vraiment la garder au chaud. Ça pourrait vraiment être chouette de l’organiser.

- Veuillez réserver un tonnerre d’applaudissements pour le prochain et dernier groupe de notre soirée. Ils nous viennent tout droit du Sud de la France pour passer quelque jour dans notre beau pays. Voici Mémé dans les orties.

Des acclamations retentissent. Un petit groupe au premier rang à l’air particulièrement enthousiaste. Ambre les reconnaît, ce sont les amis du groupe, deux filles et un garçon plutôt athlétique. Ils logent tous ensemble dans les gîtes le temps que Mémé dans les orties fasse les dates de concert qu’ils ont réussi à obtenir au Québec. Ce sont des gens très gentils, discrets et respectueux.

En sortant de scène, Ambre est en nage. Elle retrouve ses amis à la table du fond pour boire un grand verre d’eau glacé. Noah la prend dans ses bras.

- Tu as été incroyable ! Ça t’a plus ?

- J’ai adoré !

Il lui lance un sourire rayonnant avant de l’embrasser tendrement.

- Il n’empêche, que je vais quand même te tuer ! Vous aviez tout prévu avec Gab.

- Pas du tout, c’était totalement improvisé et spontané, se défend l’ébéniste.

- Ah et donc comme par magie, vous vous êtes réveillés un matin en connaissant par cœur toutes les musiques du répertoire de Disney ?

- Ok, tu as gagné. Mais remarque que ça en valait la peine. Vous chantez super bien ! Il fallait qu’on en profite.

- Mouais… on n’a pas fini d’en discuter.

Ambre s’éloigne en le montrant du doigt. Noah lui envoie un bisou sonore dans les airs, ce qui la fait rire. Qui aurait dit que la soirée prendrait cette tournure. Tout est mieux que dans ses attentes. Elle vient de chanter devant plus de soixante personnes. C’est fou. Elle n’en revient toujours pas. Au moment d’aller rejoindre Lila derrière le comptoir, un spectateur l’interpelle. Sa chaise s’est cassée.

- Oh mince. Attendez, je vais aller vous en chercher une autre. J’en ai pour deux minutes. Je reviens tout de suite.

Elle se dirige rapidement vers l’atelier. Une partie a été aménagé en espace de stockage. Les filles y ont entreposé toutes les affaires de Mme Howard qu’elles ne voulaient pas jeter ou donner. La jeune femme est certaine d’y trouver une chaise de rab. Elle se dépêche de traverser la cour. Elle n’a jamais été très à l’aise dans le noir, et l’est encore moins depuis l’épisode avec le Michel. Ambre passe devant les voitures et sort les clés de sa poche. Elle met un moment avant de trouver la bonne. Plus elle reste dans le noir, plus elle a des frissons.

- Allez vite… s’encourage-t-elle.

Quand enfin elle déverrouille la porte, elle se précipite pour allumer la lumière. Le soulagement l’envahie. Elle se dirige vers le débarras et trouve une chaise en parfait état. Elle se retourne et pousse un cri en laissant tomber l’objet au sol dans un bruit fracassant.

Un homme, grand, se tient dans l’encadrement de la porte. Avec le contrejour, elle n’arrive pas à distinguer ses traits. Cela pourrait être Noah, mais il est plus fin que la personne en face d’elle. Il s’avance d’un pas. Elle peut maintenant voir ses cheveux longs et sa peau couleur miel, mais ce qui la marque, c’est la cicatrice bien visible sur l’une de ses pommettes.

- Alors comme ça, c’est toi la meuf de Noah ?