Chapitre 35
Août
Ambre se réveille en sursaut, les draps entortillés autour de ses jambes. Elle se tourne sur sa gauche, tend le bras, mais ne rencontre que le vide. Elle se redresse, le cœur battant et enfouie son visage dans ses mains. Elle prend plusieurs grandes inspirations pour se calmer. Elle jette un coup d’œil à son téléphone. Aucun appel manqué. Aucun message. Rien. Le vide là aussi. Son cœur se serre encore un peu plus. Il est pratiquement six heures du matin et elle sait qu’elle n’arrivera pas à se rendormir. Elle se lève et se dirige d’un pas traînant vers la salle de bain. Ambre se glisse sous le jet d’eau brûlant, espérant en vain que la chaleur détende ses muscles tendus. Le problème de la douche, c’est que c’est l’endroit propice pour que son cerveau s’emballe et annule tous les bienfaits du moment.
Vingt-et-un jours. Vingt-et-un jours de silence. Vingt-et-un jours d’absence. Vingt-et-un jours de questions sans réponses. Voilà tout ce que Noah a laissé en partant le soir du concert. Depuis, plus rien. Ambre est aussi perdue qu’alors. Il n’a répondu à aucun de ses appels, à aucun de ses messages. La seule chose qu’elle a reçu de lui, c’est un message lui disant qu’il allait bien. C’est tout. La patience n’étant pas le fort d’Ambre, elle commence vraiment à bouillir intérieurement. Surtout quand elle voit la mention lu en dessous de ses sms. Il n’y a rien de pire !
La matinée se poursuit dans la même ambiance morose. Heureusement qu’elle a le travail pour tenir son cerveau un minimum occupé. Les gîtes et la chambre d’hôte sont complets durant tout l’été, Lila enchaîne les marchés et la vente de ses produits. Leur affaire commence à vraiment bien marcher. Si seulement il n’y avait pas l’ombre de ce procès qui pesait sur elles. Tout irait pour le mieux… enfin presque. Ambre est sortie de ses pensée par la vibration de son téléphone sur le plan de travail de la buanderie. Elle finit de remplir la machine et décroche au numéro inconnu qui s’affiche sur l’écran.
- Allo ?
- Bonjour Ambre, c’est Yuma Awashish.
Entendre ce nom paralyse Ambre. Son cœur se met à battre plus fort. Son esprit à analyser la situation. Pour quelle raison l’ami d’enfance de Noah peut-il l’appeler ? Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ?
- Allo ? Ambre ?
- Oui, dit-elle d’une petite voix.
- Je ne sais pas si tu te souviens de moi. On s’est croisé à une soirée au P’tit Caribou.
- Oui. Je sais qui tu es.
Elle s’appuie contre le mur en carrelage frais et ferme les yeux, attendant que son interlocuteur parle. Un long moment passe où elle n’entend que la respiration rapide de l’homme au téléphone. Puis, après s’être éclairci la voix, il reprend.
- Je sais que mon appel est inhabituel, mais je crois que… enfin…
- Oui ?
- Je ne veux pas que tu prennes peur ou quoi que ce soit, mais je pense que tu devrais être au courant. Même si les autres n’étaient pas de cet avis… rajoute-t-il plus bas.
Ambre souffle un coup pour tenter d’empêcher ses mains et ses jambes de trembler.
- Je ne sais pas du tout pourquoi tu m’appelle, même si je me doute que ça a un rapport avec Noah, alors si tu pouvais en venir aux faits rapidement, s’il te plait.
- Oui, excuse-moi. C’est juste que je ne sais pas trop comment dire ça. Effectivement, ça a un rapport avec lui. Il est…
- Est-ce qu’il lui est arrivé quelque chose ? le coupe Ambre avec appréhension.
- Non, non. Il va bien.
Yuma laisse passer un silence durant lequel Ambre retient son souffle et se mort la langue pour ne pas l’insulter et lui dire de cracher le morceau.
- Enfin, physiquement, il va bien. C’est juste que…
- Yuma, je ne te connais pas, tu m’as l’air gentil et tout et je ne voudrais pas être désagréable mais… est-ce que tu pourrais en venir aux faits !
- Oui, oui… Alors… Bon. Noah, depuis qu’il est revenu à la réserve n’est plus vraiment lui-même.
- C’est-à-dire ?
- Il fait que dire qu’il a retrouvé sa place, mais ce n’est pas vrai. Il n’agit pas comme le Noah que je connais.
- Et qu’est-ce que j’y peux moi ? C’est lui qui a décidé de partir sans laisser de nouvelles, pas moi.
- Je sais bien Ambre. Il ne veut écouter personne, j’ai essayé de lui faire entendre raison, Tadi aussi, les gens du village, j’ai même demandé de l’aide à son père, mais il n’y a rien à faire. Donc je me suis dit que peut être, il pourrait t’écouter toi.
Ambre prend quelques instants pour digérer la nouvelle. Jean a toujours été celui qui arrivait à faire entendre raison à Noah. Le fait qu’il ne l’écoute pas ne présage rien de bon.
- Alors vraiment, je ne suis pas sûre qu’il veuille m’écouter. Il n’a pas voulu me parler depuis qu’il est parti. Mais attends, qu’est-ce qu’il fait au juste pour que ça vous inquiète tant ?
- Le problème justement c’est qu’il ne fait plus rien. Ah si, se bourrer la gueule au bar, ça il sait bien faire.
- Pardon ? Tu peux répéter ?
- J’étais de garde hier soir et j’ai été obligé de le récupérer.
Ambre ne voit pas bien où il veut en venir. Tout ce qu’elle sait, c’est que ça ne ressemble pas du tout au Noah qu’elle connaît de finir ivre mort. Il s’est déjà pris des cuites, comme tout le monde, mais jamais de façon délibérée et systématique comme semble le sous-entendre Yuma.
- Tu n’es peut-être pas au courant, mais je suis policier à Manawan. Heureusement que hier soir, c’était moi, sinon il aurait fini en cellule de dégrisement avec des plaintes pour tapage nocturne et insultes sur agents.
- C’est pas Noah ça… murmure Ambre.
- Encore ça, ce n’est pas le plus grave. Le problème c’est qu’il ne prend même plus la peine d’aller travailler. Son père est furieux. Il est inquiet, mais déçu qu’il ose mettre en péril l’entreprise de la sorte.
- Tu veux dire qu’il a arrêté de travailler et d’honorer ses contrats ?
- Oui… il ne quitte plus la réserve et ne répond plus au téléphone. Ses employés sont passés l’autre jour, ils lui ont dit qu’ils continuaient les chantiers, mais bientôt ça ne va plus le faire. Ils ne peuvent pas gérer tout seuls.
- Non mais ça va pas du tout là ! Qu’est-ce qui lui prend d’agir comme ça ? Je n’ai jamais vu quelqu’un travailler autant que lui. Il nous fait quoi là ? Une crise d’adolescence en retard ?
- Franchement, je ne sais pas du tout ce qui peut le pousser à être dans un tel état. Ce n’est que l’ombre de lui-même. Il a complètement perdu les pédales. C’est pour ça que je me suis dit que peut être tu pourrais l’ap…
- Je pars. J’arrive, déclare Ambre en s’élançant dans le couloir.
- Non, mais je ne crois pas que… essaye d’argumenter Yuma.
Ambre ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase. Elle raccroche le téléphone et se précipite à l’étage récupérer ses affaires. Deux minutes plus tard, elle dévale les escaliers à toute vitesse et manque de percuter Lila qui rentre du marché.
- Oh là ! Tu es bien pressée ?
- Je vais botter le cul à Noah.
- Quoi ?!
- C’est une longue histoire. Un de ses amis vient de m’appeler. Il fait n’importe quoi. J’y vais.
- Ambre, attends deux secondes. Calme-toi et explique-moi ce qui se passe.
- Je n’ai pas le temps ! Il faut que je prenne la route pour Manawan.
Lila attrape Ambre par les bras et la fait assoir sur la banquette de l’entrée. Elle la force à lui expliquer la situation. Après avoir écouté son bref résumé, Lila s’assure que Ambre n’a pas besoin d’aide.
- Tu es sûre que tu ne veux pas que je t’accompagne. C’est long trois heures de route quand même. En plus tu veux prendre ta coccinelle. Ça fait un moment qu’elle n’a pas rouler. Ça peut être dangereux.
- Ne t’inquiète pas Lila. Je vais être prudente et je t’envoie un message dès que je suis arrivée. Tout va bien se passer et je serais rentrée d’ici ce soir. Je te laisse gérer la boutique.
Ambre lui fait un bisou sur la joue et s’éloigne vers sa voiture, bien décidée à faire entendre raison à Noah et à découvrir ce qu’il lui cache depuis qu’elle le connaît.
***
A peine Ambre a-t-elle dépassé le panneau indiquant l’entrée de la réserve, qu’elle regrette déjà d’être partie sur un coup de tête. Durant tout le trajet elle n’a pas arrêté de se poser des questions. Elle ne sait pas si elle a pris la bonne décision en venant. Et s’il ne voulait pas du tout la voir ? Si elle découvrait quelque chose qu’elle n’était pas prête à encaisser ? S’il la trompait ? Et s’il rompait avec elle ? Parce que oui il est parti, mais il ne l’a pas vraiment quitté, si ? Elle secoue la tête et essaye de chasser toutes ces idées noires pour se concentrer sur la route. Le chemin lui a paru interminable. Le village est vraiment isolé, mais le décor est incroyable. Après avoir traversé une forêt dense pendant des dizaines et des dizaines de kilomètres, les habitations se révèlent, alignées au bord d’un lac magnifique, où le soleil haut dans le ciel se reflète en reflets dorés. Elle ralentie en dépassant les premières maisons et s’arrête sur le côté de la route.
- Et maintenant ? Tu fais quoi grosse maligne ? Tu n’as même pas son adresse ou un numéro à appeler.
Ambre est partie tellement vite qu’elle n’a pas penser comment elle allait procéder pour retrouver Noah à Manawan. Si elle l’appelle, il ne lui répondra pas. Elle comptait le retrouver chez sa mère, mais elle ne sait pas où elle habite. Elle regarde autour d’elle pour essayer de trouver une solution, mais son cerveau a déserté. Elle décide d’avancer un peu dans le village. Sur les deux milles habitants de la réserve, elle va bien finir par croiser quelqu’un qui lui dira où trouver Noah. Elle tourne la clé, le moteur toussote, puis s’arrête.
- Ah non Sidonie ! Ne me lâche pas maintenant ma grande, j’ai besoin de toi ! Aller encore un petit effort.
Elle remet le contact et la coccinelle démarre.
- Merci mon dieu !
Elle continue sur la route principale, sans trop savoir où aller. Son attention est attirée par un bâtiment aux briques beiges et oranges sur sa gauche. Dessus est écrit Police Manawan. Ambre se remémore l’appel de Yuma et décide d’aller voir si elle le trouve. C’est la seule solution cohérente qui lui vient à l’esprit. Elle s’engage sur le parking et entre dans le bâtiment. Elle savoure avec plaisir la brise fraîche de la clim. Elle adore sa voiture, mais à l’époque, ils n’étaient pas équipés pour réduire la température de l’habitacle en plein été. Malgré les vitres ouvertes, elle a cru étouffer.
Une femme d’une quarantaine d’année se trouve derrière le comptoir d’accueil. Rondelette, avec des lunettes sur le nez, elle l’accueille avec un sourire bienveillant.
- Bonjour. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
- Euh… ça va surement vous paraître un peu bizarre comme demande, mais en fait je suis à la recherche de Noah.
Un long silence s’en suit, durant lequel la policière détaille Ambre avec insistance. La jeune femme se sent obligée de préciser.
- Noah Jacob.
Le visage de la femme reste fermé, beaucoup moins accueillant qu’à son arrivée. Ambre est de plus en plus mal à l’aise et se demande même si c’était une si bonne idée de venir demander de l’aide à la police. Et s’il la mettait en garde à vue ? Ça serait bien le genre d’ennuis qu’elle serait capable de s’attirer. Elle va rester souriante et polie et tout se passera bien. Elle s’approche un peu plus du comptoir d’accueil et elle voit la femme froncer les sourcils. Elle doit avoir l’air d’une folle avec ses cheveux ébouriffés et son short tout froissé. Ambre se souvient alors d’un détail. Elle jette un coup d’œil à son t-shirt gris et écarquille les yeux. Super… elle va vraiment finir en garde à vue, les menottes en plus. Outre le fait qu’un bon coup de fer à repasser ne serait pas de trop, ce qui attire son regard est la grosse tâche de sauce tomate en plein milieu. Elle est partie tellement en catastrophe qu’elle a décidé de manger en roulant. Mauvaise idée. Elle n’y a plus repensé jusqu’à maintenant. Et voilà qu’elle à la bonne idée de se pointer dans un commissariat avec un tâche rappelant un peu trop du sang séché, à la recherche d’un homme. Pour dissiper tout malentendu, Ambre se dépêche de clarifier la situation.
- Je ne sais pas si vous le connaissez, mais c’est un homme très grand, tatoué sur les bras, d’un peu moins de trente ans. Il a les yeux très verts. Il est revenu récemment et…
- Je sais qui est Noah. Qu’est-ce que vous lui voulez ? la coupe la femme.
- Je m’appelle Ambre. Je suis sa petite amie, enfin je crois, ne peut s’empêcher de rajouter tout bas la jeune femme. Je… disons qu’il est parti un peu précipitamment de la maison et je n’ai plus de nouvelles depuis. Je veux juste lui parler. M’assurer qu’il va bien.
Face à son ton triste, le regard de la policière s’adoucie. Elle esquisse même un léger sourire.
- Alors c’est vous la jeune femme dont Noah parle tout le temps ?
Ambre reste interdite un moment. Noah a parlé d’elle ? Elle ne s’attendait pas à ça, lui qui est toujours très secret.
- Euh… il a parlé de moi ? Vraiment ?
La femme se penche un peu plus en avant et baisse le ton comme si elle allait lui révéler un secret.
- Surtout ne lui répétez pas que je vous l’ai dit. Il me tuerait. Disons qu’il devient bavard quand il a trop bu.
- Oui, en effet. Et il paraît qu’il abuse un peu sur l’alcool en ce moment.
- Qui vous l’a dit ?
- C’est Yuma qui m’a prévenu.
- Ah oui, ils sont amis depuis toujours ces deux-là. Il s’inquiète pour lui, mais Noah est un grand gaillard et un gentil garçon. Il va se reprendre en main.
- Justement, je suis là pour ça. Enfin, s’il accepte ma présence et mon aide. Vous ne savez vraiment pas où je peux le trouver. J’ai fait pas mal de route pour arriver jusqu’ici, j’espère que je n’ai pas fait tout ça pour rien.
La femme la fixe un long moment. Ambre espère que son ton suppliant lui permettra d’avoir quelques infos. La policière se penche sur un bureau et griffonne quelque chose sur un bout de papier. Elle lui tend un post-it jaune froissé, avec un plan dessiné dessus.
- Yuma est parti en intervention, mais comme c’est lui qui vous a appelé, je vous fais confiance. La croix, c’est la maison de Dona. C’est là que vous avez le plus de chance de le trouver. Le rond, c’est là où vous pouvez garer votre voiture. La route pour accéder chez elle est accidentée suite à l’hiver. Ça serait dommage d’abimer votre si jolie voiture.
- Merci infiniment pour votre aide…
- Betty.
- Merci beaucoup Betty ! J’espère qu’on aura l’occasion de se revoir. Bonne journée.
- Bonne chance ma grande, l’encourage la femme avant de se remettre à taper un rapport sur son ordinateur.
Ambre ressort du commissariat remontée à bloc. Elle a cru qu’elle allait passer un sale quart d’heure et qu’elle allait devoir se battre pour obtenir des informations, mais non. Betty a juste été adorable avec elle.
Ambre remonte dans sa voiture et suit les instructions inscrites sur son papier. Elle traverse le village sur la rue principale. Les maisons sont pour la plupart de plein pied, avec un petit jardin devant, leur face colorée de rouge, jaune ou vert. Des enfants jouent au bord du lac ou devant les habitations. L’endroit lui semble paisible et accueillant. Elle essaye de s’imaginer Noah, enfant, évoluant dans cet environnement. Elle aurait aimé le rencontrer à cette époque, avant qu’il ne parte, avant qu’il ne change. Car elle en est certaine, il s’est passé quelque chose ici il y a plus de dix ans qui a changé le petit garçon qu’il était. Elle n’a jamais poussé sa réflexion plus loin, elle n’a jamais essayé d’assembler les quelques pièces du puzzle qu’elle a réussi à récolter. Ambre a toujours eu peur de ce qu’elle pourrait découvrir et elle a toujours pensé que c’est Noah qui lui en parlerait de lui-même.
Elle se gare à l’endroit indiqué par Betty et récupère son sac. Elle s’engage dans la petite rue bordée de maisons collées les unes aux autres. Les terrains sont plus petits, les couleurs plus ternes. Le soleil commence à descendre dans le ciel, rendant l’atmosphère plus fraiche. Sur le papier, la policière a indiqué que la mère de Noah habitait la dernière maison du quartier. Ambre la remercie intérieurement de lui avoir dit de ne pas y aller en voiture. La route est effectivement en piteux état, constellée de nid de poule.
La jeune femme continue sa marche vers la maison de Noah. Elle ne se presse pas. Au contraire, elle redoute le moment où elle va se retrouver devant lui. Qu’est-ce qu’elle va lui dire ? Comment il va réagir ? S’il ne veut pas la voir, qu’est-ce qu’elle fera ? Des centaines de questions se bousculent dans sa tête, quand une pensée se fait plus forte que les autres. Elle s’arrête net. Un détail vient de lui faire perdre le peu de contrôle qu’elle avait sur son stress. Elle n’a pensé qu’aux retrouvailles avec Noah, mais il vit chez sa mère. Elle ne l’a jamais rencontré, ne lui a jamais parlé. Et si c’était elle qui ouvrait la porte ? Comment elle va réagir ? Elle n’est pas du tout prête à une telle rencontre, surtout en ne sachant pas où elle en est avec Noah.
Son attention est attirée par du mouvement devant elle. Une silhouette émerge d’une rue adjacente et part d’un pas nonchalant dans la même direction qu’elle. Son cœur bât à tout rompre. C’est clairement un homme. De grande taille, les mains dans les poches, la démarche assurée et nonchalante à la fois. Ses épaules musclées, ses cheveux noirs, ce teint allé, elle les reconnaîtrait même dans le noir le plus total. Ambre presse le pas, son cœur tambourinant dans sa cage thoracique.
- Noah, appelle-t-elle, la voix coupée par l’émotion.
Il ne se retourne pas. Sûrement qu’il ne l’a pas entendu. Elle se met à courir, ses sandales claquant sur l’asphalte défoncée.
- Noah ! cri elle plus fort.
Elle le voit s’arrêter et se retourner vers elle. Trop heureuse de le retrouver, elle se précipite vers lui, oubliant toutes ses craintes. C’est fou le pouvoir apaisant qu’il peut avoir sur elle. Elle se sentirait presque respirer de nouveau. Elle arrive près de lui et s’arrête à deux mètres, essoufflée. Elle prend quelques secondes pour se calmer et lève son regard vers lui.
Elle ne peut empêcher la réaction de son corps. Elle se sent faire un bon en arrière, tout son sang quitter son visage. Elle n’entend plus les bruits autour d’elle. Elle ne ressent la chaleur du soleil, ni la brise qui fait voler ses cheveux autour d’elle. Elle est anesthésiée, prise dans un brouillard épais qui annihile ses sens. Ambre ferme les yeux quelques secondes, sûre que son esprit lui joue des tours. Elle respire un grand coup et les réouvre.
Elle rencontre deux yeux remplies d’amusement et d’incompréhension.
Deux yeux marrons.
***
Ambre peine à reprendre son souffle. Ce visage lui paraît si familier, qu’elle a dû mal à comprendre ce qui se passe. Elle n’arrive pas à détacher son regard des iris marrons qui la fixent en retour. Le temps semble s’être arrêté. Elle détaille le visage de Noah. Ce visage quelle connaît par cœur, mais si étrange sans ce vert hypnotisant, mystérieux et pétillant qui le caractérise tant. C’est lui, mais ce n’est pas vraiment lui. En y regardant de plus près, l’homme en face d’elle a les cheveux coupés plus courts, presque rasés sur les côtés. Il a les lèvres un peu plus charnues et surtout une fossette quand il sourit, a peine cachée sous sa barbe naissante. Ambre a bien conscience qu’elle est en train de le dévisager avec insistance, mais les connexions dans son cerveau ne veulent pas se faire. Tout son corps proteste contre l’évidence qu’elle a sous les yeux.
Finalement, l’homme finit par briser le silence, sans se départir de son sourire amusé.
- Bonjour, dit-il d’une voix trainante.
Sa voix, profonde est un peu moins grave que celle de Noah. Ambre a l’impression de jouer au jeu des différences. Elle n’arrive pas à parler, ni à se concentrer sur autre chose que ces yeux si différents de ceux qu’elle aime tant.
- Tu es sûre que tout va bien ? Tu es très blanche tout à coup.
Effectivement, Ambre se sent tout engourdie. Des étoiles apparaissent dans son champ de vision. L’homme s’approche pour la soutenir, mais elle se recule, chancelante. Il lève les bras devant lui pour lui signifier qu’elle ne risque rien, qu’il ne veut pas lui faire de mal. Avec une voix douce et chaleureuse, il lui demande :
- Tu cherches Noah si j’ai bien compris ?
Ambre ouvre la bouche, puis la referme. Elle se force à respirer le plus normalement possible et hoche la tête.
- Aux dernières nouvelles, il était au lac en train de se baigner, explique l’homme en faisant un signe de tête pour montrer la direction.
La jeune femme commence à peine à réaliser la situation. Elle n’est plus du tout sûre de vouloir voir Noah, là, tout de suite. Le mensonge est ce qu’elle déteste le plus. Et là, il dépasse tout ce qu’elle aurait pu imaginer. Pendant tout ce temps, Noah a-t-il était honnête avec elle au moins une seule fois ?
- Si tu veux, je peux te mener vers lui ? propose-t-il gentiment.
- Euh… oui… merci, arrive péniblement à articuler Ambre.
- C’est par là, suis-moi.
L’homme se dirige vers une petite rue dans l’ombre de deux maisons. Ambre le suit sans trop se poser de questions. Elle est comme anesthésiée. Son cerveau n’arrive pas à gérer le flux d’information qui lui parvient. Pour survivre, il s’est mis en pause.
- Alors, pourquoi tu veux voir Noah ?
La jeune femme ne répond pas. Le brun se tourne vers elle, les sourcils levés. Très clairement, il est en train de la prendre pour une folle. Sa fossette qui apparaît toutes les cinq minutes déstabilise Ambre. C’est un trait inconnu qu’elle n’a pas l’habitude de voir sur ce visage.
- D’accord… tu n’es pas du genre bavarde. On va essayer quelque chose de plus simple alors. C’est quoi ton nom ?
- A… Ambre, bégaye la jeune femme.
Alors qu’ils dépassent une dernière maison et s’engagent vers un sentier qui semble mener à une plage, l’homme s’arrête net. Ambre le dévisage. Ses yeux écarquillés la détaillent des pieds à la tête. Déjà qu’elle est très mal à l’aise de voir qu’il ressemble tant à Noah, mais que ce n’est pas lui, se sentir scrutée comme ça la déstabilise au plus haut point. Ses joues s’empourprent et elle détourne le regard.
- Ambre… tu n’as aucune idée de qui je suis, n’est-ce pas ?
- La ressemble est telle, que si, je comprends qui tu es. Je ne suis pas si bête, dit-elle acerbe après avoir pris son temps pour répondre.
A sa grande surpris, l’homme lève la tête en arrière et se met à rire à gorge déployée. Un rire grave et profond, qui se répercute jusque dans son ventre. Le même rire que…
- Evan ?
Cette voix ! Ambre se retourne et son cœur, son estomac, son cerveau, tous ses organes au final, font un bond dans son corps. Noah se dirige vers eux, torse nu, en short de bain, ses cheveux humides encore plus bouclés et indisciplinés que d’habitude. Arrivé à quelques mètres d’eux, le métis pose enfin son regard sur elle. S’il ressent quelque chose, il ne laisse rien paraître. Mais Ambre le connaît mieux que quiconque. La manière dont sa mâchoire se crispe et la main qu’il passe dans ses cheveux pour dégager son front ne trompent pas.
- Ambre ? Qu’est-ce que tu fais là ? demande-t-il sur la défensive, le visage fermé.
La jeune femme ne peut s’empêcher de faire des allers-retours entre les deux hommes qui se tiennent maintenant l’un à côté de l’autre. La ressemblance est au-delà de ce qu’elle imaginait. Ils sont pratiquement identiques. Seuls les yeux hypnotisant de l’un et la fossette de l’autre permettent de les différencier vraiment, au-delà de certains petits détails quand on les connaît bien.
Une jeune femme les rejoint, un sourire éclatant aux lèvres. Petite, les cheveux longs et fins d’un noir intense, la peau caramel typique des peuples natifs et des grands yeux noirs expressifs vient se placer à côté de Noah. Elle passe son bras sous le sien, comme si c’était le geste le plus naturel du monde. Ambre est à deux doigts de perde patience et de lui arracher la main qu’elle pose sur son avant-bras. Pourquoi il faut toujours que ce soit des filles sublimes qui gravitent autour de lui ?
- Bonjour, dit la nouvelle venue, un léger accent dans la voix. Tu es une amie d’Evan ?
Son ton est gentil et chaleureux, mais c’est la goûte d’eau qui fait déborder le vase. Elle la foudroie du regard, prête à l’insulter, à la frapper ou elle ne sait pas. Toutes ses émotions viennent la percuter et Ambre se met à trembler, peinant à garder son équilibre. Noah s’avance pour la retenir mais elle se recule en disant :
- Surtout ne me touche pas ! Je t’interdis de t’approcher Noah !
- Pour répondre à ta question Tal, c’est plutôt une très, très, très bonne amie de Noah si tu vois ce que je veux dire.
- Oh ! Je vois. Tu es Ambre, dit la jeune femme un sourire encore plus grand lui barrant le visage.
- Pourquoi tout le monde dans ce putain de blaid sait qui je suis bordel ?! ne peut s’empêcher de dire Ambre.
Evan donne un coup de coude à Noah avec un sourire complice.
- Là, elle ressemble un peu plus à celle que tu nous as décrite.
- Ta gueule Ev ! Ma belle, qu’est-ce que tu fais là ?
- Ne m’appelle pas comme ça. Tu as perdu ce droit quand tu t’es barré de la maison sans donner de nouvelles pendant un mois !
- Je sais… j’ai merdé, mais…
- Il n’y a pas de mais qui tienne Noah ! le coupe Ambre. Tu te barre après avoir tabassé un mec presque à mort. Tu ne donnes plus signe de vie et là je te retrouve tout sourire, au bras d’une fille que je ne connais même pas ! Tu te fous vraiment de ma gueule.
- Eh, attends, moi j’y suis pour rien dans vos histoires, essaye de se défendre la fille.
- Toi la ferme, je ne t’ai pas sonné, réplique Ambre.
Evan passe devant Noah et prend la fille par la main.
- Tala, on y va, viens. Je pense que Noah et Ambre ont des choses à régler en privé.
Il se tourne vers Ambre pour lui faire face et lui offre un sourire éclatant.
- Ce fut un plaisir de faire, enfin, ta connaissance. Je suis sûr qu’on se reverra vite.
Il s’éloigne après lui avoir fait un clin d’œil. Ambre se retrouve donc seule face à Noah. Elle pensait avoir peur, être triste, être énervée, mais non. Elle ne ressent plus rien. Plus rien du tout à part une très grande lassitude. Elle est épuisée de tout ça.
- Ecoute Ambre…
- Non, Noah. Non, dit-elle en secouant la tête. Je ne veux pas de tes explications. J’en ai marre de tout ça. Je veux juste rentrer chez moi.
En disant ça, elle se rend vraiment compte que chez elle, n’est vraiment plus chez eux, comme elle le pensait avant.
- Je suis désolé, mais laisse-moi quand même mettre les choses au clair.
- Qu’est-ce que tu veux me dire ? Que tu as un frère finalement, alors que tu m’as toujours dit que tu étais fils unique ? Je viens de le découvrir, merci. Un frère jumeau en plus ! Comment tu as pu me cacher une chose aussi importante et aussi banale que ça, merde ?
- C’est compliqué. La situation est compliquée.
- Au contraire, c’est très simple. Il n’y a rien de plus facile que dire « oui j’ai un frère et on est nés le même jour. On est de copies conformes en plus ». Tu vois c’est simple non ? Même quelqu’un de pas très intelligent arriverait à le dire.
- Arrête Ambre, ça ne te va pas le sarcasme.
La jeune femme fixe dans les yeux Noah pendant un long moment. Elle peut y voir la bataille de sentiments qui fait rage à l’intérieur de lui, mais ça en est trop pour elle. Elle a atteint ses limites. Elle soupire bruyamment.
- C’était une mauvaise idée de venir ici. Je vais rentrer chez moi, dit-elle en s’engageant sur la route principale, en direction de sa voiture.
Elle entend Noah la suivre, mais elle ne se retourne pas. Il ne dit rien pour la retenir, se contentant de l’accompagner. Arrivée devant sa voiture, elle lance son sac sur le siège passager.
- Ambre, s’il te plaît… laisse-moi une chance de…
- Je ne peux pas Noah. Je ne peux plus. J’ai atteint mes limites. J’abandonne. J’ai tout fait pour que ça marche entre nous, mais là, ça en est trop pour moi. S’il y a bien une chose que je n’accepte pas c’est le mensonge, tu le sais depuis le début.
- Je ne voulais pas te faire du mal. C’est juste tellement compliqué pour moi en ce moment…
- Je le sais et je le vois que tu souffres. Ça me tue d’ailleurs de ne pouvoir rien faire. Mais je ne peux rien faire. J’ai essayé, en vain. Comment veux tu que je te fasse encore confiance après ça ? Sur quoi d’autre m’as-tu menti ? Qu’est-ce que tu me cache encore ?
Ambre s’arrête là, trop fatiguée pour continuer. Elle n’a qu’une envie, se glisser dans son lit et dormir. Dormir pour oublier tout ça et espérer que demain elle s’apercevra que ce n’était qu’un mauvais rêve. Faire l’autruche n’a jamais été très recommandé pour affronter ses problèmes, mais c’est beaucoup moins douloureux.
- Je suis désolée, je dois y aller.
Ambre ouvre sa portière mais Noah se place derrière elle et la referme d’un coup sec.
- Ecoute-moi avant. S’il te plait.
Elle soupire et hoche la tête en se retournant vers lui. Leurs corps ne sont qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Elle peut sentir son odeur qu’elle aime tant, voir son torse se lever et s’abaisser rapidement au rythme de sa respiration chaotique. Elle doit absolument s’éloigner si elle veut garder les idées claires. Elle se décale de quelques mètres et croise les bras sur sa poitrine, attendant qu’il prenne enfin la parole. Un frisson vient dresser les poils de ses bras.
- J’ai essayé de t’en parler. Vraiment. Mais je n’y arrivais pas. C’était trop dur pour moi. Au final, je m’aperçois que je suis soulagé que tu sois au courant.
- Putain Noah ! Tu te rends compte que j’ai imaginé tous les scénarios possibles et inimaginables sur ce que tu cachais. J’ai même cru que tu avais tué quelqu’un !
- N’importe quoi… se moque gentiment le jeune homme.
- Mets-toi à ma place un moment. Tu es tellement secret. Je m’attendais à tout. A côté, découvrir que tu as un frère jumeau, ce n’est rien. Pourquoi tu me l’as caché ?
Noah se perd dans la contemplation du soleil se couchant sur le lac. Puis, il se met à faire les cents pas devant elle.
- Parce que… parce que comme pour ma mère, je n’ai plus eu de lien avec lui pendant dix ans. Et que c’est en grande partie de ma faute.
Ambre laisse passer un moment pour voir s’il continue, mais il s’est de nouveau muré dans le silence. Elle attend, mais rien. Elle secoue la tête en soupirant. S’il ne veut pas mettre du sien, elle ne pourra rien faire pour lui. Elle n’en a plus la force.
- Ecoute Noah, je vois bien à quel point tout ça te perturbe et ça me fait vraiment beaucoup de peine. Vraiment. Sauf qu’il faut aussi que je pense à moi dans cette histoire. Je suis épuisée de me battre pour t’aider, sans savoir contre quoi ou pour quoi je le fais. J’abandonne. Tant que tu ne voudras pas t’ouvrir, je ne pourrais rien pour toi. Et je ne sais même pas si c’est mon rôle au final. Tu as l’air de t’en vouloir pour des choses qui me semblent dérisoires ou alors je ne comprends vraiment rien à la situation.
Ambre ouvre la portière, sans que cette fois-ci il ne la retienne. Elle s’installe derrière le volant et démarre le moteur. Avant de passer la marche arrière, elle descend la fenêtre et se tourne vers Noah. Son regard est si triste et perdu, qu’elle n’a qu’une envie, le prendre dans ses bras. Elle refreine son envie et lui dit :
- Tes amis s’inquiètent vraiment pour toi. Il faut que tu arrêtes de boire et que tu n’oublies pas que tu as un travail et une entreprise à faire tourner. Ton père t’a toujours soutenu et il compte vraiment sur toi, ne fais pas tout foirer. Pas maintenant. Alors Noah, reprends ta vie en main. Règle ce que tu as à régler avec le passé. Fais la paix avec toi-même. Et tu verras, tout ira bien. En ce qui nous concerne, nos routes se recroiseront peut-être un jour. Je t’aime de tout mon cœur Noah, ça n’a pas changé, mais apparemment ce n’est plus suffisant.
Elle lui offre un sourire triste et s’éloigne. C’est alors qu’elle l’entend crier :
- Il est allé en prison à ma place !
Elle regarde dans le rétroviseur et voit Noah tomber à genoux et se prendre la tête dans les mains. Ambre concentre son attention sur la route, se forçant à ne pas faire demi-tour, ne prêtant pas attention aux larmes qui dévalent ses joues.
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