L’épreuve 2/4
Quand Jack y fit son entrée, il rejoignit Wolfgang et Djibril qui contemplaient la scène avec autant d’incompréhension que d’admiration.
La jeune sentinelle et sa sœur se tenaient, dos-à-dos, au centre du cercle des feux et commencèrent leur chant, avant même le début des vibrations de la terre. La peur marqua un instant les visages. Une onde rassurante inonda chaque individu. Femmes et hommes se mirent à fredonner à leur tour dans une communion totale. Les sapiens se sentirent vibrer, sans toutefois pouvoir se joindre au chœur. La terre se mit à trembler. Les trois hommes purent comprendre à quoi servaient les tas de bois, ainsi que les feux d’où sortirent des étincelles, des lumières de toutes les couleurs, telles des lucioles. Jack ne pouvait en croire ses yeux tellement cela ressemblait au rituel d’une secte de fous. Wolfgang était plongé dans une admiration béate, tandis que l’esprit de Djibril cherchait une explication rationnelle.
Les flammèches multicolores volèrent jusqu’aux pieds des jumelles et s’enroulèrent le long de leurs corps pour ressortir telle une colonne torse au niveau de leur tête, montant ensuite jusqu’à la voûte de la grotte, la faisant s'illuminer d’une lueur étrange et féerique. Des chaînes se formèrent, tournant dans les deux sens, s’entrecroisant de sorte que tous pussent approcher le cercle des feux ; y déposer leurs morceaux de bois ; et en repartir. Jack ramassa quelques bûches sur l’un des tas et se joignit au groupe, se laissant porter par la transe qui l’envahit. Les deux autres l’imitèrent sans se poser de questions.
Si le temps de ce monde pouvait être nommé, interminable est le nom que lui aurait donné Jack. Les tremblements cessèrent enfin, laissant Cobannos à bout de force, mais heureuse. Dehors régnait la désolation. Qu’importe, la joie et le soulagement se lisaient sur les visages. Loin de se reposer, les habitants s’activèrent efficacement. Des abris de fortune devaient être bâtis, la réserve de bois réapprovisionnée. Les murs de la salle commune avaient changé de décoration. Nul artiste fou n’était responsable des peintures de cette pièce immense. Les âmes de Cobannos les marquaient de leur protection, insufflant à la montagne la force de rester debout. Jack admirait le résultat. Attirés par une présence, les trois hommes se tournèrent. Pandora fixait également les parois de la grotte.
— Ta perle, s’exclama Wolfgang. Elle a changé de couleur.
— Il y a beaucoup de tâches à accomplir. Vos bras ne seront pas de trop, lui répondit-elle tristement avant de les quitter sans un regard.
— Cette perle n’est pas pour toi, sapiens.
Hawa s’était approchée en silence.
— Pourquoi le serait-elle ? Elle a donc une si grande valeur ? lui demanda Jack d’un air moqueur.
La peine qu’il vit dans l’attitude de l’Okami faisait écho à celle de sa sœur.
— C’est quoi cette perle ? dit-il sans vraiment s’attendre à une réponse.
— Celui qui la porte est né avec cette perle dans la bouche. Il est un élu. Cette perle signifie qu’il vivra au-delà de la génération d’un humain, avant de s’éteindre. Pour augmenter l’espérance de vie de sa compagne, son porteur la lui donne. Treize compagnes sont accordées pour toute une vie. Treize chances de ne pas vivre dans une solitude sans fond et presque sans fin.
— Compagne ? Pandora est une femme. Elle n’a pas droit à un homme ? s’étonna Djibril.
— Si, répondit Hawa en souriant. L’histoire de la perle est mise au masculin, car Pandora est la première femme à être née avec une perle. Les chants de protection lui ôtent son énergie, ajouta-t-elle plus tristement.
— Enlevant au passage une chance de plus, murmura Wolfgang.
L’Okami opina du chef.
— Et de combien de chances vient-elle de s’amputer ? continua Jack.
— De la dernière, répondit la jeune femme dans un souffle, provocant la stupeur des hommes. La perle a pris sa couleur définitive.
— Tu veux dire qu’elle ne pourra jamais avoir de compagnons ? demanda Djibril.
— Si ! Bien sûr. Autant qu’elle en veut. Sa vie sera tellement longue. Même moi qui suis une femme-loup, je ne lui survivrai pas. La mort d’un être aimé reste un déchirement.
— Oui, même dans notre monde, ajouta Jack se souvenant des morts jonchant sa vie de militaire.
— Les vies de ceux de mon monde sont plus longues que celles du vôtre. Mais treize de vos siècles risquent de lui sembler interminables.
— Mille trois cents ans ? Elle va vivre mille trois cents ans ? répéta Wolfgang avec effarement.
Les sentiments se bousculaient dans l’esprit des trois sapiens.
— Les catastrophes et les tremblements n’en finissent pas d’épuiser bêtes et hommes. Si cela continue, juste survivre deviendra notre seule raison d’être, conclut la jeune femme.
Le silence glissa entre eux. Jack savourait la confiance que lui accordait cette femme en qui il sentait une profonde âme de guerrière. Quand Sacha apparut, Wolfgang alla à sa rencontre en plaisantant. L’Allemand n’avait eu aucun mal à se faire adopter par le peuple de ce monde. En le voyant marcher auprès du dragonnier, le Marine comprit qu’il y avait plus. Leur démarche, les voir ainsi lui donna l’impression de voir deux fauves. Les paroles de Fanchon prenaient peu à peu un sens. Sacha arriva à leur hauteur et posa un regard attendri sur sa fille. Wolfgang mit une main sur l’épaule de l’Américain et l’autre sur celle de Djibril, avec une joie manifeste. Une complicité s’installa entre les trois hommes.
— Il faut croire qu’on n’a pas pitié de nous, répondit Jack en écartant les bras. La grande maîtresse de Cobannos nous a invités à nous dérouiller les membres. Il va falloir obéir si je ne veux pas me retrouver encore au piquet.
— Voilà une idée qu’elle est bonne, s’esclaffa Wolfgang, qui rit de bon cœur en voyant les regards interrogateurs de Sacha et Hawa. Venez ! Ce n’est pas le boulot qui manque.
Le père et la fille fixèrent avec amusement les trois sapiens qui sortirent de la salle commune en se lançant des plaisanteries que seuls ceux de leur monde pouvaient comprendre.
*
Un dragon arriva dans la soirée. Il transmit son message à la jeune Okami et à son père, puis repartit sans prendre le temps du repos.
Les nouvelles n’étaient pas bonnes. La forêt de Lilith était dévastée. Quand Féréol se porta volontaire pour porter secours aux survivants, Jack et Wolfgang en firent de même. Au moment du départ, une force invisible tira sur la poitrine de Wolfgang. Son visage se crispa de douleur, inquiétant Jack.
— Ça va, mon gars ?
Wolfgang continua à marcher, malgré la souffrance manifeste, activant le pas.
— Tu es sûr que ça va ? insista l’Américain.
Il ne comprenait pas ce qu’il fuyait, mais le jeune homme se laissa entraîner par son besoin de s’éloigner au plus vite de Cobannos. Quand le supplice prit fin, le visage de l’Allemand devint serein. Jack chercha une explication auprès de Féréol et il comprit que quelque chose d’important s’était passé. Le visage du maître forgeron rayonnait de joie.
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