L’humilité 2/5
Le jeune homme avait contesté le droit d’asile pour les smilodons. Il s’était obstiné dans l’idée que des animaux aussi dangereux ne pouvaient pas rester et être nourris par les humains. Cordelia avait ôté de ses cheveux ce foulard qui lui était si cher.
Jack rit de bon cœur en se moquant ouvertement de lui.
— Ne t’inquiète pas, lui dit-il plus sérieusement. Ce n’est pas comme si tu étais dans ce monde pour fonder une nouvelle religion.
— Je suis imam. Mon devoir en tant que musulman est de transmettre la parole du prophète, que la paix et le salut d’Allah soient sur lui. Si je n’arrive pas à convaincre les femmes, aucun homme n’acceptera de m’écouter.
— C’est donc si important pour toi de convertir les habitants de ce monde ?
— Pourquoi serais-je ici, si ce n’était pour cela ? Tu as entendu Fanchon. Elle a dit que nous avions une mission.
— Et tu en as déduit que tu te devais d’opprimer ce peuple.
Une colère sourde habita l’Arabe. Il s’apprêtait à se lancer dans un procès d’intentions sur l’Amérique en son entier, quand Jack le coupa dans son élan.
— Parfois, on pense avoir raison ; être dans son bon droit, commença-t-il avec lassitude, mais nous oublions l’autre.
— L’autre ? s’étonna Djibril.
L’Américain eut un mouvement de tête, mais se plongea dans ses pensées.
— Comment es-tu redevenu un homme ? demanda l’imam.
— J’ai mesuré à quel point il était difficile d’être une femme, répondit Jack, sans aller dans les détails.
— Maintenant tu sais ce qu’elles ressentent ?
— Non. Je ne saurais jamais ce qu’elles ressentent, Djibril. Je suis un homme. Avoir vécu dans la peau d’une femme ne pourra jamais vraiment me faire comprendre ce que c’est « être une femme ». Est-ce que ma façon d’agir avec les femmes va changer ? Oui, c’est certain. Ne serait-ce que par peur d’être à nouveau transformé.
Cette dernière répartie les fit rire. Jack laissa s’installer le silence quelques instants avant de reprendre.
— Ne t’es-tu pas demandé si ce n’est pas TA vision de l’islam que tu étais venu changer ?
Djibril lança un regard surpris à l’Américain qui reprit.
— Après tout, es-tu sûr et certain que c’est la bonne ? N’as-tu jamais douté ? Je ne parle pas de ta croyance, mais de la manière dont tu l’exerces. Pourquoi vouloir à tout prix faire porter le voile aux femmes ? Mes parents aussi sont musulmans. Mon père n’a jamais fait porter de voile à ma mère. Ma grand-mère et mes tantes ne l’ont jamais porté, d’aussi longtemps que je me souvienne.
— Tu es musulman ? s’étonna Djibril.
— Je ne suis pas pratiquant, pas franchement croyant non plus, mais je suis né et j’ai grandi avec cette religion. Je ne suis jamais arrivé à comprendre pourquoi certains d’entre vous tiennent absolument au hijab. Les femmes sont quoi pour toi, pour que tu les obliges à se cacher ?
Les deux hommes se regardèrent avec complicité.
— Tu as raison. Je n’y ai jamais réfléchi. Je ne me suis même jamais posé cette question. Les femmes sont quoi pour moi ? répéta l’imam calmement.
La perle que Djibril portait autour de son cou brilla quelques secondes. Les sapiens en furent surpris, avant de pouffer. Les rires prirent place et la conversation devint plus légère.
*
Quand Tira et Sturm se posèrent enfin, les dragons furent vite déchargés de leurs fardeaux. À peine les pieds sur la terre ferme, Djibril s’agenouilla pour aller embrasser le sol. Il partit dans une courte prière, remerciant son dieu de lui avoir permis d’être encore en vie après cette épreuve. Son attitude et les plaisanteries de Jack provoquèrent l’hilarité du reste du groupe. Djibril ne leur en tint pas rigueur et se releva pour mieux plaisanter avec eux.
Ils découvrirent ce lieu qui semblait vidé de toute vie. Un paysage de désolation fait d’une roche d’un noir profond. Par endroit, le sol donnait l’impression d’avoir coulé, faisant penser à un écoulement de lave, mais cette couleur plus noire que le charbon perturbait les sapiens.
Vitalis dessella les dragons et resta auprès d’eux tandis que le groupe suivit Baldric. Après avoir marché quelques minutes, il arriva devant un gouffre dans lequel les humains seraient tombés si l’homme-loup ne les avait pas arrêtés. Ils regardèrent le trou comme si l’abîme allait les engloutir.
— Et maintenant ? demanda Jack. On saute ?
— Je te le déconseille fortement, humain. Tu n’y survivras pas sans nous.
Si ce monde avait apporté son lot de curiosités et chamboulé les sapiens, ce qu’ils virent en se retournant leur inspirèrent une peur venant du tréfonds de leurs entrailles. Trois énormes loups, aussi noirs que cette terre, se tenaient à moins de deux mètres d’eux. La couleur de leur pelage, se fondant dans le décor et ne permettant pas de connaître réellement leur taille, donnait un effet d’optique qui rendait leur apparition encore plus effrayante. Debout au milieu des loups, une créature entre l’homme, le loup et le dragon avait un teint de peau guère plus claire que ses compères. Eoline, Cara et Baldric s’avancèrent. Commencèrent alors les salutations d’usage chez les mi-loups. Djibril regarda ces chaleureuses effusions avec un sentiment étrange. Son esprit était perdu entre l’aspect bestial des arrivants et celui des humains qui montraient pourtant une grande joie à ces retrouvailles. Il jeta un œil vers Jack qui semblait amusé par la situation. Après quelques minutes, le mi-homme se tourna enfin vers eux.
— Demat'dit, hommes de l’autre monde. Mes frères loups sont Ulfila, Gisulf et Hauf. Mon nom est Mamoru. Je suis de la meute de Dib.
— Tu es le frère de Tala, affirma Jack.
— Oui. Comment tu le sais ? s’étonna Mamoru.
— Je suis arrivé par la forêt près de ta meute. J’y ai rencontré Aïcha et Jay. Ils m’ont amené voir ta sœur avec qui j’ai beaucoup parlé. Comment va-t-elle ? A-t-elle eu son petit ?
— Tu veux dire qu’il y en a d’autres de…, de lui ?
La question de Djibril avait eu du mal à sortir de sa bouche. Les dragons, les smilodons avaient trouvé une place logique et explicable, mais l’inconcevable Mamoru restait aux portes de sa tolérance. Il prit sur lui devant l’affirmation de Jack, eut un mouvement de recul quand Cara et Baldric se transformèrent en mi-loups. Il prit une grande inspiration et expira dans un souffle désespéré. Quelque chose d’insondable vrilla en lui, presque à se briser.
Annotations