Epilogue - 10 mai 2020
Quelque chose gît en contrebas du balcon. Les fenêtres s’illuminent et s’ouvrent une à une malgré l’heure tardive. Des gens s’y agglutinent, sortis de leur sommeil ou de leur émission de télé. Ça s’interpelle, ça s’interroge. Puis ça comprend. Alors ça crie, ça gesticule, ça filme avec son téléphone portable. L’agitation est à son comble. Un attroupement se forme. Mon pouls ralentit, l’air me manque, ma vue se trouble. C’est la fin.
Les forces de l’ordre arrivent. Les badauds sont écartés. La lumière bleue et cadencée des gyrophares baigne à présent la scène. Ça la rend paradoxalement plus irréelle et plus tangible à la fois.
On frappe à la porte. Emma ouvre, dans le combishort dont elle fait son pyjama d’été. Hébétée, tremblante, elle a tout vu. Un policier la couvre avec ce qui lui tombe sous la main, mon vieux châle pendu dans l’entrée. Il la porte presque en la conduisant jusqu’au canapé. La douceur de ses gestes contraste jusqu’à l’incongruité avec sa tenue : gilet pare-balles, gants de cuir, matraque et croquenots de combat. S’accroupissant devant elle, il l’incite doucement à raconter. Il veut comprendre ce qui s’est passé. Non qu’il en ait déjà une bonne idée, mais il faut qu’il l’entende. Elle parle si bas qu’il doit s’approcher encore d’elle.
- Il devait être un peu plus de 22h. Il est entré dans ma chambre. Il a voulu… Maman s’est interposée. Il lui a couru après dans le salon. Elle s’est réfugiée sur le balcon. La baie vitrée était encore ouverte. Il a fait très chaud aujourd’hui, on étouffe dans cet appartement. Il l’a poursuivie. Il était ivre, comme d’habitude.
Elle marque une pause.
- Alors, tout est allé très vite. Il s’est pris les pieds dans le rail de la fenêtre et a basculé par‑dessus la rambarde.
Je rouvre les yeux.
- Vous confirmez, Madame ?
L’agent s’est tourné vers moi. J’acquiesce d’un hochement de tête. Je ne quitte pas Emma du regard.
Emma que je protègerais quoiqu’il en coûte. Emma pour qui je tuerais, s’il le fallait. Emma pour qui j’extirperais des tréfonds de mon être la force nécessaire pour balancer d’un balcon un homme deux fois plus lourd que moi.
Emma qui, à son tour, vient de me sauver.
Leur travail est fait, ils s’en vont. Le silence s’installe enfin. Nous restons là, serrées l’une contre l’autre, immobiles et muettes. Les heures s’écoulent paisiblement au rythme de la comtoise.
Et puis le jour se lève. Rapidement, c’est tout l’immeuble qui frémit, vibre, et s’anime.
Alors nous réalisons que c’en est terminé du confinement. De nos quinze interminables années de confinement.
Valérie Marie Linarès
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