Le métropolitain (nouvelle courte)

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Le Métropolitain

Me voilà, sortant de la gare, dans le froid d’un matin parisien. Je n’habite pas la capitale, mais j’y voyage régulièrement, ce qui – peut-être – me permet de voir la métropole telle qu’elle est. Je dois aujourd’hui me rendre de l’autre côté de la Seine, et, alors que je marche dans les rues grisonnantes et vides, je m’attarde devant l’arche métallique surplombant les escaliers s’enfonçant vers le centre de la Terre. Le « Métropolitain ». Bien curieux est mon plaisir lorsque je me trouve à Paris, que celui d’emprunter l’un des plus vieux modes de transport de la ville lumière. Mais j’y trouve là le moyen de rencontrer bien des choses qu’on ne trouve pas en surface.

Je m’engage alors dans l’antre de la bête. En bas des quelques marches se profile un couloir dont les carreaux blancs, délavés, usés, brisés, ressemblent aux passages étroits entre certains immeubles de la ville de mon enfance. Ne m’y attardant qu’une seconde, je passe bientôt le portillon métallique. Avec peine, je m’extirpe de son emprise tandis que celui-ci retient mon sac. Une vielle dame derrière moi a toutes les peines du monde à avancer elle aussi.

Arrivé sur le quai, les odeurs d’urine et de sueur assaillent mes sens. Il y a foule. Un homme me bouscule. Instantanément, le parfum qu’il porte vient remplacer les odeurs habituelles. C’est une fragrance forte, virile, qui me fait presque tousser. L’homme en a d’ailleurs beaucoup trop mis. Puis peu à peu l’urine et la sueur reviennent, suivi soudain d’un air chaud et humide, portant presque la moisissure qui doit imprégner les couloirs souterrains jusqu’à moi. Le train arrive. S’arrêtant devant moi, des centaines d’inconnus descendent pour nous laisser monter après eux. Une femme me frôle et son parfum de fruit mûr me fait frissonner. Le train repart.

Tel un serpent d’acier, il ondule sous la ville et j’ondule avec lui. Tous ici, sommes prisonnier de son ventre. C’est ce moment que je choisi pour enfin enlever la musique qui jouait dans mes oreilles. J’écoute alors le vacarme du silence qui m’entoure. Le crissement des roues, le couinement du train, les cris d’un enfant, plus loin, la musique trop forte d’un homme, le claquement de bouche d’une vielle femme et le reniflement d’un lycéen malade. Bruits parasites et parisiens ne masquant pas le silence sacré du sanctuaire dessous la terre, si chaud, si lourd, si humide. Je peux toucher ce silence. Il est solide, âpre, on le goûte, on l’entend, le respire et l’expulse de tout son être par des toussements. D’ailleurs ici les gens toussent souvent.

Et lorsque mes oreilles ont entendu, c’est au tour de mes yeux de voir. S’offre alors devant moi le spectacle effrayant du ventre immobile, rampant dans les couloirs obscurs de Paris. Au dehors, folie. Les lumières qui défilent, les autres trains qui passent, le quai qui fourmille, puis le train qui repart, les lumières, le quai, les lumières, le quai, puis la ville, les tours de béton, l’acier, le goudron, et toujours ce ciel de cendre qui recouvre nos vies. Mais pendant toute son odyssée, la vasque où je me trouve se remplit et se vide, dans un mouvement continu et soudain à la fois.

Et toujours la vie est là. La vie crasseuse, pouilleuse, suante, puante, et belle. Je croise le regard d’un vieillard et j’imagine sa vie. Voilà une femme et un enfant qui braille. Sa mère soupire, elle a hâte d’être chez eux. L’homme à la musique trop forte lit un livre sur le yoga. Un sans-abri passe les portes, et les gens s’écartent. Je me rapproche. Sa vie est inscrite en négatif de sa peau, sur son cou, et sur sa joue.

Perdus dans les bas-fonds de Paris, les passagers forment le flot continu d’une masse informe de corps et d’esprits se déversant sur la ville. Défilent devant mes yeux la peur, la misère, la joie, la richesse, la jeunesse, la vieillesse, la gentillesse, l’amour, l’humour, et le train-train de tous les jours. On cherche pourtant à m’imposer les images encadrées d’un repas commandé, d’une femme séduite et d’un homme virilement assemblé. Publicité mensongère destinée à cacher la réalité que je vois, que je touche et que je sens ! Mais qu’importe, ici, avec moi, sont les humains avec lesquels je partage ma vie. Ils parlent politique, boulot, amour, sport, musique, ils regardent les filles, ils rient, ils pleurent, ils soupirent, ils peinent. Et lorsque je quitte le train pour m’enfoncer de nouveau dans le labyrinthe souterrain, ces âmes me suivent et m’accompagnent.

Déambulant au gré des couloirs gris, qu’illuminent les affichages de Paris, ondule soudain à moi le son des violons et de la contrebasse. La tremblante musique résonne dans cet espace contigu, transformant le son mélodieux des instruments en vacarme assourdissant. Puis les flûtes viennent rejoindre le duo rugissant. Mes pas me conduisent à l’orchestre, qui joue pour les passants. Je reconnais la musique d’Haendel. Je m’attarde, voilà Mozart. Je reste : c’est à Wagner. Mais ma montre me rappelle que le temps m’est compté. Je la regarde, d’un air accusateur, mais celle-ci ne bronche pas : l’heure, c’est l’heure ! Tout le monde autour de moi semble s’en préoccuper d’ailleurs. Je pars donc en suivant la masse informe se dirigeant vers ma destination. Un bruit sourd annonce l’ouverture des portes d’un nouveau wagon. Je m’engouffre dans la brèche. A l’arrêt suivant, deux hommes apportent une sono à l’intérieur. Personne ne les regarde. Ils allument la machine, qui crache alors un fond sonore grésillant. L’un des deux hommes joue de la guitare. L’autre chante. Le premier joue mal de son instrument, mais je suis étonné par la voix de son camarade. Les deux compères stoppent leur chanson trois arrêts plus tard. Le premier homme retire sa casquette et passe dans les rangs pour récolter l’argent. Je n’en ai pas sur moi. L’homme a dû le sentir, puisqu’il ne me regarde même pas. Il exhibe cependant son plus beau sourire pour une généreuse donatrice devant moi.

Je descends du train, poussant les passants qui se bousculent. Je remonte les marches qui me mènent aux couloirs blancs et aux carreaux brisés, je gravis le dernier escalier et soudain, le soleil perce les nuages de la ville. Me voilà de nouveau à la surface, là où je n’ai plus rien à observer.

Ce fût une drôle de rencontre, oui, vraiment, que celle d’un homme perdu dans la représentation de la nature la plus banale, la plus ignoble et la plus juste. C’est pour moi l’expérience d’une vie que celle de l’instant quotidien, de la rencontre – unique – avec l’insignifiant. Tout ça pour me dire que non, vraiment, Paris ne vit pas au sommet de la tour Eiffel, elle vit sous la terre.

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