Chapitre 15 - 23 avril, Hollywood - Bagdad
Il était tard lorsque les deux motos rangées, Ange et Philippe se retrouvèrent assis dans le noir, au bord de la piscine de l’hôtel, une bière à la main. Après les paysages et le calme de la côte, le retour dans la jungle urbaine était plutôt difficile. La soirée chez Sam avait laissé aux deux hommes une étrange sensation qu’aucun des deux n’était prêt à dévoiler à ce moment. C’était un mélange de transgression, de culpabilité et d’intense plaisir, qui heurtait la culture machiste du policier tout en trouvant un écho plus favorable dans la pensée plus libertine du médecin. Ils se regardaient en tournant leurs canettes dans leurs mains, aucun n’osant lâcher les mots. Ce fut Philippe qui se lança.
— Sacrée soirée ! sacrée bonne femme !
— Et tu n’as pas gagné…
— Non, c’est vrai mais finalement, je n’ai pas regretté. Tu est très doué pour les pipes.
Les deux amis éclatèrent de rire avant de continuer à voix basse.
— Tu vas raconter cette soirée à Julie ?
— Je ne sais pas, elle voudrait sûrement me voir recommencer. Et Brigitte ?
— Je crois qu’elle adorerait se faire prendre ainsi.
— Je veux dire, te voir te faire sucer par un autre homme.
— Je ne sais pas mais je suis prêt à tenter l’expérience. On inversera les rôles !
Cette nuit-là, Ange accepta la petite pilule blanche et les deux hommes dormirent d’un sommeil sans rêves. À leur réveil, le jour était levé.
— Si tu es d’accord, on se prépare rapidement et on file. On prendra le petit-déjeuner sur la route.
Ange acquiesça, à la condition de prendre quand même un café avant de partir, même un infame jus américain.
— Si tu y tiens, ils doivent en avoir à la réception. Il faut y passer de toute façon.
Moins d’une heure plus tard, ils étaient sur la route, vers l’est, vers le désert. L’agglomération de Los Angeles est bloquée entre les montagnes qui s’étirent au nord et à l’est et l’océan qui ferme l’ouest. Il y a peu de points de passage pour rejoindre l’intérieur du pays. L’itinéraire pour rejoindre Barstow, porte du désert de Mojave les conduisit donc à longer les montagnes San Gabriel couvertes par la forêt d’Angeles via Pasadena, jusqu’à San Bernardino. À cette saison, la neige avait disparu sauf sur le sommet du Mont San Antonio, qui culmine à plus de trois mille mètres. Au niveau de San Bernardino, ils prirent au nord par l’I-15 pour franchir la montagne et redescendre vers Barstow. Le col entre l’agglomération de Los Angeles et Victorville sert de point de passage à l’autoroute et à la grande voie ferrée venant du nord et de l’est. Au milieu subsiste un tronçon de la route 66 préservé pour la plus grande joie des touristes en moto ou auto. Les deux motards choisirent naturellement cette option et franchirent la passe dans un paysage de pierres et de maigre végétation. Ange eut un peu l’impression de retrouver à la dimension près, certains paysages de son ile natale.
Les deux hommes roulaient depuis maintenant près d’une heure et les machines comme les estomacs réclamaient un juste ravitaillement. Philippe savait qu’en dehors des grandes agglomérations, les stations-services étaient devenues rares et il ne voulait pas courir de risque de ce côté. Les deux amis s’arrêtèrent dans une zone commerciale à proximité d’Hesperia, où après avoir fait le plein ils purent prendre leur petit déjeuner. L’heure étant assez avancée, Philippe proposa un restaurant de hamburgers mais Ange s’y opposa fermement, préférant manger des crêpes chez Ihop. Lorsque les estomacs furent satisfaits, Ange eut encore une fois l’occasion de constater que café ne signifie pas expresso lorsqu’il lui fut servi un grand mug de liquide fumant.
— Comment peuvent-ils boire ça ?
— Avec du lait et beaucoup de sucre, ça masque le goût du café.
— C’est des barbares, j’aurais encore mieux fait de prendre un Coca.
Barstow, autrefois cité minière a vu sa dimension changer avec l’arrivée de la ligne de chemin de fer de Santa Fe à la fin du XIXe siècle. C’est aujourd’hui un important nœud ferroviaire par lequel transite l’essentiel du trafic de la Californie du Sud. Ange essayait de compter le nombre de wagons du train qu’ils étaient en train de dépasser. Il arrêta arrivé à cent, et pas moins de sept locomotives hurlantes au point de couvrir le bruit du moteur de sa Harley. Philippe stoppa sur une place au cœur de la petite ville. Les références à l’historique route 66 était omniprésentes. Monuments aux entrées de la cité, enseignes de motels ou de restaurants, sociétés de remorquage, tous arboraient le célèbre logo planté le long de la route et même peint sur la chaussée.
— Voilà, on y est vraiment dit Philippe. Ici commence le désert de Mojave.
— Je ne voyais pas le désert comme ça, mais c’est vrai qu’il fait chaud.
— Ce n’est pas le Sahara, il n’y a pas de dunes de sable, mais ici il ne pleut pas. Les montagnes retiennent tous les nuages. En fait ça doit plutôt ressembler à l’Irak. En route pour Bagdad.
De Barstow, l’I-15 file au nord-est vers Las Vegas. L’I-40 part plein est vers l’Arizona, en suivant grossièrement le tracé de l’ancienne route 66. Après quelques miles, Philippe, abandonnant la freeway, s’engagea sur le bitume fatigué de la voie mythique. La route 66, l’I-40 et la voie ferrée jouaient à saute-mouton jusqu’à Ludlow, mais au-delà, la route revenait plus au sud, restant dans la plaine alors que l’autoroute continuait tout droit au mépris des déclivités. Les motards avaient réduit l’allure pour s’accommoder du mauvais revêtement de la chaussée. Les nids de poule étaient nombreux et profonds. Les nombreuses fissures et joints de dilatation provoquaient d’importantes vibrations se propageant jusqu’aux poignets des pilotes. Ange comprit alors le sens du mot désert. Le paysage n’était plus que sable, pierres et arbustes rabougris. Pas d’arbres, pas d’herbe, pas de haies. Quelques parcelles closes de barbelés protégeant un mobil-home délabré et une ou deux épaves de pick-up rouillées. De temps en temps, un portique imposant marquait l’entrée d’un ranch, mais au-delà d’une piste de terre se déroulant à perte de vue, aucun être vivant, aucune habitation n’était visible.
C’est ainsi qu’ils arrivèrent devant le fameux Bagdad Cafe. Des bungalows constituant les chambres ne restaient que le sol bétonné et quelques pans de ruines grinçant dans le vent. Sur l’arrière de la construction, deux caravanes Airstream semblaient donner asile à une ou deux familles, du moins à en juger par le linge séchant en plein air. Les deux hommes parquèrent les motos devant le bâtiment, comme les chevaux devant le saloon des films de cow-boys. L’enseigne annonçait les heures d’ouverture, sept jours, de sept heures du matin à sept heures du soir. Les deux hommes entrèrent. Un homme âgé décharné en tenue « hippie », cheveux longs et bandana les regarda entrer sans surprise avant de mettre en marche un vénérable Ghetto Blaster à cassettes diffusant le thème du film. Puis il s’intéressa aux arrivants et vint prendre leur commande.
— Deux Bud Light.
Ange examinait étonné les murs et le plafond de l’établissement, recouverts de billets de Un Dollar dédicacés par les visiteurs.
— Tu as vu, il n’y a presque que des français !
— Le film n’a pas marché ailleurs.
— Are you French ? On voit des français tous les jours.
Le vieux hippie leur montra toutes sortes de trophées, T-shirts publicitaires, casquettes, fanions, presque tous griffés du logo d’entreprises ou d’associations françaises.
— C’est à cause du film. On n’a jamais su pourquoi il n’y a que les français qui viennent ici. Mais c’est un good business.
Un large sourire édenté s’ouvrit sur son visage.
— Ca fait dix dollars pour les bières.
— Good business, tu parles, à ce prix-là grinça Philippe.
Au moins la bière était fraiche. Ce n’était pas un luxe après avoir mangé la poussière sous la chaleur.
— Tu imagines que les premiers immigrants ont fait cette route à pied ou à cheval, avec leur chariots ?
— Et bien nous on va finir la nôtre à moto. Il reste 60 miles jusqu’à Amboy. Une heure et demie et j’espère bien qu’il y a une piscine à l’hôtel où nous avons réservé.
— Ce ne sera pas comme chez Sam, ajouta Ange avec un clin d’œil. Tu as un maillot ?
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