La libération
Les paupières lourdes, les yeux brûlants, elle s’étire. Premiers gestes du jour, avant de reprendre le cours de cette vie. L’appartement baigne d’une lumière précoce qu’elle n’a pas remarquée s’installer. Ploc, ploc, le café dans le réceptacle en verre. Son odeur se déploie dans la pièce : ça sent le réveil. D’habitude délicieuse, cette odeur, ce matin, la rebute : une odeur de boulot, de délais, de dossiers…
Tandis que la machine poursuit son ronron, Rosalie retire son T-shirt, le balance sur un dossier, se libère de sa culotte devant la porte de la salle de bains, se glisse dans la douche, s’abandonne à la chaleur réconfortante du jet d’eau, hume la vapeur à pleins poumons. Ça recommence. De son enceinte Patti Smith chante Nirvana. La voix résonne contre les parois, s’invite au travers des filets d’eau, puis dans la peau de Rosalie, jusqu’à s’éteindre dans ses os. Le marc de café sur le visage, le savon sur l’épiderme – mousse à la vanille. Délassée, un pied après l’autre, elle s’extirpe de la cabine. L’automatisme reprend, ses mains saisissent une serviette, ensevelissent sa chair. Le miroir la confronte à son reflet : sous ses yeux se cumulent les heures de sommeil insuffisantes qu’elle avait pourtant rattrapées. Comme par anticipation, la fatigue s’est à nouveau installée.
C’est fini. Elle souffle. Regarde la boîte de médicaments perdue au milieu des produits se disputant l’espace autour du lavabo. Elle a oublié de le prendre hier. Doit-elle l’avaler maintenant ? En prendre deux ? Elle repousse la question à plus tard – et l’oubliera sûrement. Le corps encore dégoulinant, Rosalie attrape une tasse, verse le café fumant, sucre, puis s’offre au soleil qui tape déjà sur les marches du perron. Sous ses paupières le soleil filtre un rideau rouge, sa respiration se mêle au chant des oiseaux. Trop faible pour couvrir le bruit du recommencement. Celui des voitures qui reprennent leurs courses sur l’autoroute l’atteint à peine, étouffé par la distance et la colline, mais maintenant, oui, après deux mois de silence, elle l'entend tout de même. L’air semble s’être chargé d’un avant qui s’était évaporé. Poisseux, collant, stressant. Sale.
Une clope. Satanée clope qu’elle avait arrêtée pourtant, qui ne lui avait pas manqué, et qui là, lui paraît essentielle pour contenir la sensation d’oppression. Le cœur agrippé par l’angoisse, prêt à éclater sous la pression, la fumée s’engouffre dans ses poumons. Ses acouphènes ont repris de plus belle malgré le traitement ; les boules de pétanque sont revenues s’installer dans l’estomac..., tout son être s’est crispé à l’annonce de la « libération ». Libération ? Pour qui ? Pas pour elle, qui avait enfin trouvé son équilibre, enfin réussi à se reconnecter, à trouver le temps. Le temps de le prendre, le temps d’en perdre, de le trouver, de se retrouver. Le temps de sentir les secondes s’écouler sur sa peau, de les admirer. Non les jours n’étaient pas plus longs : toujours vingt-quatre heures qui s’y pourchassaient. Pourtant ils ne lui avaient jamais parus aussi atemporels. Les journées défilaient dans un rythme chaleureux ; les aiguilles sur le cadran semblaient danser et ne plus pester contre la montre.
Pour la première fois depuis son emménagement dans cette campagne profonde, le coassement des grenouilles dans le petit ruisseau parvenait au jardin, les oiseaux prenaient place sur le muret du voisin... Les abeilles, les papillons, les fleurs, tout lui paraissait plus épanoui que jamais. La nature semblait, comme elle, profiter d’un grand bol d’air frais, retrouver la joie d’être, ravie d’avoir reconquis un peu de l’espace qui lui avait été dérobé.
Ce matin, la terre elle-même a l’air peu enthousiaste. Rosalie se demande s’il s’agit d’un cinquième sens, ou si déjà le train de la vie qui redémarre l’a atteint comme une onde de choc. Les questions sans réponses se bousculent dans son esprit. Que se passera-t-il après ? Le rythme de croisière se fera-t-il balayé en quelques poussées de carte de crédit dans les magasins ? Où iront se loger les petites bêtes qui avaient enfin osé se dévoiler ? Et elle dans tout ça ? Combien de temps faudra-t-il pour que, elle aussi, oublie les bienfaits de cette pause ? Combien de temps faudra-t-il pour qu’à nouveau elle s’enlise dans cette existence qu’elle s’entête à poursuivre ?
En deux mois, elle a perdu du poids. Celui des boules de pétanque, de la nervosité, des repas sur le pouce. Son corps s’est soulagé, s’est enveloppé dans une plénitude que le quotidien surmené lui avait cachée. Une réconciliation avec les maux qui la rongeaient s’est déclenchée : elle les a nommés, les a acceptés, les a saisis à bras le corps pour les embrasser et les laisser couler hors d’elle.
Enfin le temps qui lui avait échappé se rapprochait d’elle et là, à l’idée seule de devoir s’habiller autrement qu’avec un paréo pour laisser l’air l’enlacer, de se flanquer d’un pantalon et d’un manches-longues pour cacher ses poils qu’elle a laissé vivre, Rosalie a l’impression de se séparer d’elle-même. Elle a envie de chialer.
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