Bas les Masques
J’y étais. Le grand saut. Et qu’est-ce qui se passe après ? J’ai préféré pas y penser. Alors je me suis égaré dans des idées avortées. Sous les pieds c’était le vide. Des mois à reculer (pour mieux sauter ?).
Des mois, le ventre noué, entortillé dès le réveil. Des mois que le matin je choisissais dans ma panoplie d’humeurs celle qui convenait le mieux à sortir – une joie guillerette, presque toujours. Dans mes soupirs matinaux, dans mes cafés au lait, dans mon lit défait s’installait plus vivement l’en-peut-plus. J’avais maigri – « oh dis donc t’as la forme tu t’es remis au sport ?! » – je mangeais plus que le midi : une salade devant les collègues – pour donner l’apparence d’un type qui prend soin. Des boules de pétanque s'étaient installées confortablement dans mon estomac. Trois au moins : ça pèse son poids, plus que dans les mains des dimanches soleil-pastis. J’ai cru à un passage à vide. J’avais lu sur internet – bore out – des idées pour retrouver la joie de. Je pensais qu’en endossant le bon masque, je finirais par tromper l’en-peut-plus. Mais c’est un amant qui sait garder sa place. Mon sourire factice me restait vissé toute la journée ou presque – ça faisait mal aux joues. Quand je quittais mon poste et que je prenais place dans la voiture, je le déposais dans la boîte à gant – entre mes papiers et trois CDs qui ne tournent jamais. Et en rentrant, après avoir enlevé mes chaussures, je récupérais mon visage lassé. C’était plus triste, mais c’était plus vrai aussi – et ça soulageait les joues. Y’avait plus de raison de faire semblant, à part peut-être pour le miroir – qu’avait l’air encore plus misérable que moi.
Je commençais à frémir, à suer en pensant à – le trop tard, le point de non-retour, l’appartement qui trouvera vite un nouveau locataire – mon geste. J’ai pensé à demain. Comme si ça m’importait. J’ai pensé à Chloé, ses cafés qui dégoulinent parce qu’elle ne sait pas se servir du perco, sa manière de répondre au téléphone en détachant les syllabes parce qu'on lui a dit trop souvent qu'elle mâchait ses mots. J’ai pensé à tout ça, en me demandant si mon absence changerait quelque chose – et je me suis dit que non. Ma présence était substantielle, et ma vie plutôt vide – de sens mais pas que. J’ai pensé à Lucille, que j’avais plantée sur un trottoir en lui disant qu’elle était collante (pourtant elle était belle). J’ai pensé au pourquoi. En fait j’avais juste eu peur (de sa bienveillance probablement, on ne m’a pas habitué à la bienveillance). Elle m’avait claqué « t’es qu’un con ! », c’était sûrement vrai. Les idées se mêlaient à un vieux goût de rance.
Depuis combien de temps... ? Depuis combien de temps j’errais sans même m’en rendre compte ? C'est un lundi matin que c'est devenu évident. J’avais passé le week-end à rien, à m’extraire encore plus de moi, quand j’ai appris qu’elle était enceinte – et pas de moi évidemment. Je me suis pris en pleine face mon néant – et le vide ça crève le cœur. J’étais creux. J’étais pas malheureux, pas triste, je menais ma vie, ma foi, comme tout le monde il paraît... Ce qui m'a invité à me demander combien de masques se croisaient chaque jour sans jamais s’écorner. Et si Chloé portait celui de l’innocence et de la maladresse..? Et quelles vérités elle laissait apparaître devant le miroir le soir en quittant ses chaussures après sa journée de merde à répondre par des sourires – qui font mal aux joues – aux clients lourdingues ? Et si Lucille allait porter celui de la mère parfaite quand elle voudrait passer le geignard par la fenêtre ?
Je me suis posé mille questions sans réponses. J’avais juste, aujourd’hui, décidé d’enlever mon masque. Je suis arrivé le sourire à l’envers, les idées claires. Je me suis posté derrière mon bureau et j’ai attendu Nico – le patron. Je lui ai tendu ma démission : « Je pars faire le tour du monde, chercher mon visage. » Il a pas compris. Je m'en foutais. J'ai souri sans fard.
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