Accorps perdu
Le corps à moitié nu devant la glace, je monopolise la salle de bain. Mon petit frère me demande de sortir, tambourine à la porte. Il s’impatiente, tandis que, impassible, je me contemple.
Je pourrais passer des heures à laisser le miroir m'humilier. Il n’y a rien d'autre à faire qu'à se tenir là, debout ; à tirer sur ses bouts de chair ; à les palper entre ses doigts ; rentrer le ventre, contracter les fesses et observer les kilos disparaître en un souffle retenu. Pfiout ! Comme ça. Et puis reprendre toute leur ampleur à l’expiration ; d’un coup, paf, à l'inverse des ballons de baudruche…
Je glisse mes deux mains entre mes cuisses, par derrière, et je tire, je tire, j’agrippe à ma chair mes ongles courts, quitte à y laisser l’empreinte, qu’importe : mes jambes s'affinent ! C'est mieux. Beaucoup mieux. Bien plus agréable à l'œil. Je leur souris. Maman me dit qu'il n'y a de poids idéal que celui dans lequel on se sent bien et qui nous permet d'être en bonne santé. Surtout en bonne santé.
J'aimerais bien la croire, ma mère, mais elle est si fine ! Une élégante brindille. C'est comme si la génétique m'avait fait une mauvaise farce. Je ne suis pas à l’aise dans ce corps. J'ai l'impression de porter du plomb à longueur de temps ; un carcan de gras qui pèse sur chaque parcelle, que je traîne comme un étranger qui me colle à la peau, comme des boulets aux pieds... Je réalise avec effroi qu’il s’agit de mon corps, alors je me convaincs de n’être que locataire – un jour, j’occuperai le bon. Je vois bien qu'elle s'inquiète, Maman, mais elle ne soupçonne pas ce que le miroir me reproche, quand on se retrouve en tête-à-tête.
Au lycée, on se moque, discrètement, on me poignarde de regards et de rires affûtés. Ça me perce, me blesse jusqu’aux os. Je comprends leurs messes basses, leurs pensées acérées se devinent dans leurs yeux dégoûtés, j’ai appris à les lire depuis longtemps. Aucun besoin de me le faire remarquer, je sais que mon corps est écœurant. Je le sais mieux que personne, n’est-ce pas moi qui, au quotidien, y étouffe ?
Mes mollets sont épais, mes chevilles, larges. J’ai beau faire tout mon possible, pratiquer tous les sports envisageables, suivre tous les tutos imaginables…, le résultat n’est jamais à la hauteur. Je me perche sur la pointe des pieds, ça fusèle mes jambes de rugbyman, un peu. Trop peu. Tout chez moi n’est qu’excès. De mon corps viennent mes pires cauchemars ; mon reflet me fascine autant qu'il me révulse… C’est peut-être comme ces gens qui se scarifient ? Se faire du mal pour se faire du bien ? J’examine avec attention chaque lambeau de chair comme pour m’en répugner toujours davantage. Dos au miroir, je me distords pour observer mes fesses. De grosses fesses, énormes. Je pleure, je hurle en silence. Je me retourne et m’approche de mon double diabolique. Ma main se pose contre elle-même, tente un fébrile corps à corps, une union impossible. Je soutiens mon regard : deux grands yeux sombres dont je me demande souvent s’ils sont vraiment les miens. Je ne me reconnais pas toujours. Rarement, en fait. Parfois je contemple une lueur – furtive – de beauté, de profondeur, mais j’aperçois surtout de la peur, de la tristesse et un vide à combler. En cherchant bien, je croise l’enfant que j’étais, ma joie de vivre, ma bonhomie, s’enfuyant aussitôt que je décline les yeux sur mes joues. Boursouflées, proéminentes, rondes. Grasses. Des joues de hamster.
Maman m’appelle pour passer à table. J’arrache mon regard à mon reflet. Je dissimule mon corps sous des vêtements immenses, je m’y emmure. Me couvrir me retrousse l’estomac d’une caresse cruelle. Je sors de la salle de bain. Gaët' me lance un regard noir : « Putain mais t’as un sérieux problème ! » Sûrement.
Je descends l’escalier, à contre-cœur. Je peine à soutenir mon poids, les mouvements épuisent mes forces. Les parfums qui se dégagent de la cuisine me donnent la nausée. Je m’assois à table, dans une atmosphère pesante de mots tus. Personne ne comprend mon mal-être ici. Mes parents me traitent comme un animal, une oie à gaver. Maman dit que c’est bien, que je me suis remplumé, mais qu’il faut que je continue sur cette voie. Quant à Papa, il ne dit rien, il me regarde, l’air triste. J’évite de me confronter à son désarroi – il m'est ingérable. Il ne saisit pas que son silence pèse encore plus que les encouragements désespérés de maman. Seul Gaët' reste fidèle à lui-même depuis mon retour du centre, il ose me regarder, il ose me parler sans détour. Des fois, il dit que je fais peur à voir, que son grand-frère lui manque... Qu’il aimerait bien rejouer à la bagarre avec moi, mais qu’il a peur de me casser. Il m’arrache des rires épineux, doux comme des ronces. Et moi..., moi, je ne me supporte plus. Le poids de mon reflet m'est insoutenable. Je n’ai qu’une obsession : perdre à nouveau ces kilos que je ne digère pas.
J’ai envie de les vomir.
Annotations
Versions