L'enterrement de Mémé
Mercredi dernier, Mémé est morte. On m’a dit ça, c’est comme si j’avais entendu « Y’a plus d’encre dans l’imprimante ». J’ai pris l’info et j’ai oublié d’être triste. Axel, sa bouille d’ange endiablé m’a dit : « C’est trop dommage tata, à un an près, elle aurait pu avoir 90 ans ! » C’est vrai, c’est dommage… Et à dix ans près elle aurait eu… enfin bref. À 89 ans donc, Mémé a poussé son dernier soupir, l’ultime d’une vie bien remplie. Remplie d’enfants – douze – de petits-enfants – trente-quatre – et d’arrière-petits-enfants – huit. Remplie de larmes, de cris, de rires, de générosité et de secrets de famille. Remplie de haine, sûrement, parfois.
89 ans, c’est un bel âge je me suis dit. Elle a quitté le monde dans sa maison, dans ses draps, emportant avec elle le visage de deux de ses filles à son chevet. Elle est morte réconciliée avec tous ses enfants. Même Maman a accepté de lui parler, lui dire aurevoir comme on dit. C’était trop difficile pour elle de faire le voyage, physiquement, et moralement plus encore ; alors, simplement, elles se sont eues au téléphone, je crois que c’est une bonne chose, le pardon, que ça les a soulagées toutes les deux.
Ma sœur m’a demandé de l’accompagner à l’enterrement. J’ai hésité : huit heures de train, cent balles et deux jours de congés pour les funérailles d’une vieille, autant dire que ça me tentait peu. Mais je l’ai suivie, pour la soutenir, c’était important pour elle. Je me voyais mal la laisser monter toute seule avec son chagrin. Lisa y a vécu quelques mois, quand Maman était hospitalisée, elle avait cinq ans – j’étais loin d’être née –, elle en garde un doux souvenir.
On a fait le voyage, aller-retour express. Les masques nous faisaient suffoquer, pourtant, elle a l’habitude du masque, avec son métier. On a discuté un moment, assez fort pour qu’une jeune femme se retourne gênée en nous sommant de chuchoter, j’ai eu envie de lui répondre : « je suis sourde, pardon ! Et j’enterre ma grand-mère ! » Oui, c’était une remarque bête, qui m’a traversé l’esprit spontanément, mais je l’ai gardée pour moi. À la place j’ai ouvert mon livre : « Un acte d’amour », un texte autobiographique que j’ai trouvé nauséabond d’égoïsme, à chaque page, j’avais le ventre tordu. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que leur définition de l’amour était bien méprisante et pauvre comparé à celui qui m’a été offert pendant toute ma vie. Lisa m’a dit « mais arrête de lire ce truc si tu supportes pas ». Je l’ai fermé. On n’a pas parlé de mémé.
À la gare, Amélie, l’amie de Lisa nous attendait. C’est elle qui nous accueillerait pour la nuit, au lieu d’une tante, d’un oncle ou d’un cousin. C’était bien ainsi. On a mangé, on a bu. Bien bu. On est allées se coucher un coup dans le nez. Au réveil, ça piquait les yeux.
On s’est habillées de noir. C’était grand, c’était moche. On ne porte jamais de noir, c’est trop triste. Je me suis aperçue qu’on voyait mes seins à travers mon haut, je n’y avais pas pensé. Tant pis, j’ai caché mon impudeur d’une veste, ce n’était pas grave, dans le Nord, il fait froid. Quand on est arrivées à l’église, tata Louise pleurait sur le parvis. Il n’y avait qu’elle et ses enfants dehors, les premiers arrivants s’étaient déjà faufilés à l’intérieur. Elle était contente de me voir, ça l’a surprise. J’ai voulu l’embrasser, mais paraît-il qu’on n’a pas le droit avec le COVID, je me suis contentée de lui sourire en biais et d’un maigre « salut » à mes cousins. Puis j’ai mis mon masque et on est entrées pour la messe. En pénétrant la bâtisse de briques, les employés des pompes funèbres nous donnaient du gel pour les mains. J’ai dit à ma sœur « c’est marrant, on remplace l’eau bénite par du gel hydroalcoolique ». Elle a souri.
Il y avait une dame qui chantait, c’était beau, sa voix s’envolait jusqu’au haut plafond. Et puis on a fait des prières, j’étouffais mon rire : je ne sais pas faire le signe de croix, alors je brandissais ma main vers mon cœur pour me donner consistance.
Dans la foule, ma sœur et moi on a joué à « qui est-ce derrière le masque ? ». Je ne les connais pas tous – la famille est si grande – et l’épidémie a compliqué les choses : comment être sûre que ce soit un parent quand on n’a pas accès au nez emblématique des Legrand ? Ma sœur n’a pas arrêté de retirer son masque à fleurs pour se moucher, ça avait un semblant dramaticomique. Moi, je n’ai pas pleuré, je n’avais pas envie, alors, simplement, je caressais le dos de Lisa et la serrais contre moi, j’étais venue pour ça.
La messe terminée, il a fallu passer devant le cercueil, et jeter quelques pièces dans l’obole. Ça m’a fiché des frissons de voir le gros cadre avec Mémé dessus. Elle était comme je l’ai toujours connue : vieille et ridée, avec ses yeux enfoncés dans leurs orbites et sa mâchoire tombante. J’ai eu du mal à me l’imaginer reposer dans cette grosse boîte en bois. Surtout elle, qui a eu la bougeotte jusqu’à ce que son corps ne suive plus. Encore là, il fallait faire le signe de croix, j’ai passé mon tour en me concentrant sur le dos de ma sœur, j’avais les mains prises, comprenez ? Et puis j’ai vu les tatas Louise et Stéphanie, les yeux tout rouges, les visages enlarmés. J’ai pleuré un peu. Je les ai prises dans mes bras – ça non plus on n’avait pas le droit, mais si on ne peut pas se toucher dans des moments comme ça, c’est insupportable non ? Puis ils ont sorti le cercueil et on a suivi en cortège de chenilles processionnaires. Je me suis éloignée pour fumer une clope – et pour éviter la mise en terre, j’avais déjà assez ravalé mon semblant de peine.
Une fois Mémé six pieds sous terre, son âme au ciel – espérons pour elle que le paradis existe tant elle était pieuse –, on s’est rejoints à la salle communale. L’ambiance y était plus légère, on en aurait presque oublié pourquoi on était là. Ça discutait, rigolait. Ça vivait quoi. On a encore bu, on a ri. J’ai retrouvé mes cousins que je n’avais pas vus depuis au moins tout ça. Et on s’est raconté nos vies et les derniers potins, on a parlé de nos parents, évoqué nos quatre cents coups... Radio-famille reprenait du service avec un naturel déconcertant !
Ma sœur est venue me chercher pour aller à la maison de Mémé. La grande porte en bois n’avait pas bougé, et la poignée était toujours aussi flasque que dans mes souvenirs. Les gros meubles avaient été poussés, et les pièces débarrassées de leurs objets de valeurs – toute la famille avait dû passée – mais il restait encore tout ce qu’il fallait pour la mémoire. La porte sur laquelle on avait accroché les culottes de Mémé, ma cousine Zoé et moi. L’escalier dans lequel on dévalait, à califourchon sur des oreillers. Je pouvais presque encore l’entendre crier « Ah non ! Pas les escaliers ! Vous allez vous faire mal ou casser quelque chose ! Boudidiou ! », sa voix résonnait encore contre les murs. J’y avais passé plusieurs été, gamine, alors évidemment, j’avais créé des souvenirs, pas autant que les autres, mais quelques-uns quand même. J’y ai vécu l’un de mes premiers amours, fumé mes premières cigarettes – à la fraise et au chocolat. J’en ai passé des nuits blanches, et elle en a étouffé, de mes rires, cette maison.
Sur les murs, les visages de tous ceux qu’elle a aimés semblaient nous surveiller. Dans le salon où nos pas brisaient le silence, j’ai ouvert un tiroir, ce geste, je l’avais fait mille fois : c’était sa cachette à cochonneries, pleine de Mars et de Lion, et de bonbons en veux-tu en voilà ! Je la revoyais dans son lit ou dans le canapé, entourée de papiers plastiques colorés ; je revoyais sa mâchoire s’entêter sur ces bonbons durs au cœur-coulant, et là, par-dessus, j’ai vu Maman. C’est là que j’ai pleuré vraiment, que j’ai senti une boule dans ma gorge ; c’est là que j’ai réalisé qu’avec Mémé, certes, j’enterrais toute une partie de mon enfance, mais surtout, j’ai projeté le jour où j’entrerai dans la maison de Maman et qu’elle ne sera plus là. Qu’il faudra, à mon tour, ramasser tous les papiers de bonbons pour la dernière fois.
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