E deux L, A
Ella est tout excitée quand elle s’assoit derrière son bureau. Excitée, nerveuse, avec une boule coincée dans le ventre et dans la gorge. Ce n’est pas son premier jour, mais c’est à peu près la même émotion qui tourbillonne à chaque fois qu’elle prend place. Elle ouvre sa trousse, contenant quelques crayons choisis minutieusement, et s’empare du bleu. Dans la main gauche. Oui, Ella est gauchère pour écrire, mais pas pour découper. Avec la main gauche, c’est tout haché avec des petites piques alors qu’avec la main droite, c’est lisse, les contours sont nets. La droite et la gauche, c’est pas toujours évident, mais en regardant ses mains, elle sait. Droite les ciseaux. Gauche le stylo.
Solène écrit les lettres au tableau. C’est un tableau blanc, à la surface plane et brillante, et les reflets du soleil parfois s’y cognent, ça rend les lettres des fois un peu floues, troubles… C’est comme si elles tremblaient, à l’image des reflets dans l’eau quand on jette un caillou.
Le son du feutre contre le tableau est tout doux, une plume légère, pas ce bruit des craies qui pleurent contre l’ardoise verte. Peu à peu, les lettres, symboles aussi énigmatiques que le chinois ou l’arabe, se lient, s’allient et se transforment en son déchiffrables. Grâce à Solène.
Moins qu’hier certes, il y a toujours ce b et p qui s’emmêlent, ce t et ce d… Solène rassure Ella, « ça viendra, pas d’inquiétudes, faut s’accrocher, c’est bien. »
Quand la pression grandit, que la boule prend toute la place comme un chewing-gum qu’on gonflerait dans son estomac, Ella regarde autour d’elle : il y a Josy qui mâchonne son crayon les yeux ronds comme des ballons, Marie qui tremble de tous ses membres… et Colin qui fait des grimaces et qui arrache à Ella un franc rire. « Pardon » dit-elle en rougissant, le sourire toujours étalé sur ses lèvres, baissant les yeux sur son cahier.
Des lignes de lettres qui, il y a quelques semaines encore, lui étaient inaccessibles. Les traits sont indécis, flageolants, et, comme si ce n’était pas assez difficile d’apprendre à écrire, sa « gaucherie » emporte avec elle de belles trainées le long des signes si durement tracés. Et ça fait mal au poignet. Aujourd’hui, c’est les prénoms. Leur prénom. Ella est impatiente, et soulagée de n’avoir que quatre lettres ! Il y en a plein avec des lettres trop dures et trop nombreuses, des y des g et puis des accents… Oh ! des accents ! L'horreur. Ella, ça paraît à sa portée. E, deux L – comme deux ailes pour prendre son envol – et A. ELLA. Pourtant déjà ces quelques lettres la torturent – merde ! Elle n’y arrivera jamais. Regardez comme c’est moche !
« Persévérance et patience. Vous y arriverez tous si vous vous accrochez, mais ne soyez pas trop exigeants avec vous-mêmes » répétait Solène quand elle voyait sa classe dans la frustration, le moral en berne.
Rentrée à la maison, Ella prenait place dans la cuisine et formait les lettres. E deux L, A. Son prénom. Le sien, qui prend ses aises sous ses doigts. Ella est fière. C’est si étrange de savoir enfin manipuler les lettres. D’écrire, un peu. Et il aura fallu cinquante ans pour ça. Ella va enfin pouvoir acheter cette viande qui lui fait tant envie mais dont elle ignore le nom, aider sa fille à apprendre les poèmes de l’école, pouvoir lire et écrire son prénom aussi… Ne plus chercher de stratagèmes pour cacher son illettrisme – je n’ai pas de stylo, pas mes lunettes, pas le temps… C’est si fatigant !
Et puis…, écrire… peut-être, oui peut-être, pourra-t-elle écrire son histoire ?
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