Concours de circonstances
Lucie lutte contre la fatigue qui s’est emparée d’elle il y a de ça une dizaine de kilomètres. Elle s’est arrêtée cinq minutes histoire de prendre l’air et reposer un peu ses yeux. Mais les loulous en ont assez de la route. Et il ne reste plus qu’une heure pour retrouver le confort de la maison.
- Maman ! On est bientôt arrivés ?
- Quand on sera rentrés Maman je pourrais regarder les As de le Jungle ?
- Maman… ? Maman… ? Maman, on a encore beaucoup de route ?
- Papa il est déjà à la maison Maman ?
Maman, ils n’ont que ce mot à la bouche.
Mais bon sang taisez-vous ! veut-elle hurler. Elle se contente d’un silence en guise de réponse. Des fois elle voudrait juste la faire à la Petit Poucet, les perdre en forêt, qu’ils lui foutent la paix un moment, qu’elle puisse s’arrêter sans qu’on la fasse chier pour des conneries de dessins animés débiles et sexistes ! Combien de temps ça lui donnerait de répit ? Un moment avant qu’ils trouvent leur chemin. Elle a réussi à les égarer à la superette une fois, pas foutus de rejoindre la sortie avec leur petit cerveau de moule pas cuite…
Lucie jette un regard sur eux grâce au second rétroviseur – invention existentielle –, cinq minutes sans un « mamaaaaaan », elle ne sait jamais si c’est inquiétant ou bon signe. Ils ont cessé de se chamailler et se sont endormis, la tête ballant sur le côté de leur siège. Zoé serre son ourson bleu dégueulasse entre les bras et Matéo suçote son pouce. Cool. Pas besoin de les jeter par-dessus bord. Elle tourne le volume de l’autoradio. Dégage l’album de « bête et méchant ». Elle adore Oldelaf, mais cinq heures d’affilée lui donne des envies de meurtres, Michel, elle ne le supporte plus ! Mettre un album qu’elle connaît par cœur pour chanter, ça lui occupera le cerveau. Elle clique sur Carmen Maria Vega, voilà qui devrait faire l’affaire. « Ben moi je mens passionnément, à mes amis à mes parents… »
La chaleur s’immisce de plus en plus dans l’habitacle. Le départ matinal leur a permis d’éviter un trajet entier sous le soleil, mais ça commence à taper. Et comme d’hab, la clim n’a pas été rechargée pour cet été. Quand elle est allée chez le garagiste elle y avait mis peu d’espoir vite déçu :
- J’ai un délai de trois semaines.
- Mais je pars vendredi prochain, avait-elle clamé en tentant un petit battement de cil de femme en détresse, visiblement inefficace – il devait donner de l’autre bord le jeune homme en combinaison bleue, pas moyen.
- Je suis désolé, je peux rien faire avant ça, on est débordés de boulot !
Pourtant elle le savait bien, trois ans qu’elle fait le même coup ! C’est décidé elle s’en occupe cet hiver pour éviter le problème. En attendant, d’un doigt rageur sur le bouton, Lucie descend la vitre, assez pour éviter cette espèce de bourdonnement désagréable, pas trop pour ne pas enrhumer les abcès qui coulent leur sommeil à l’arrière. De son côté de la route, ça file bien, pas d’obstacle à son 90 km/h – elle sait qu’on est passé à 80 mais bon… y a jamais de flics sur cette portion, puis ils nous font chier avec ça ! Elle a un brin de peine pour ceux qui se retrouvent au pas sur l’autre voie. Ça bouge un peu, mais c’est pas folichon non plus.
Babeth avait prévu de partir plus tôt. En se réveillant à 10 h, elle savait se trouver dans les embouteillages des samedis matin estivales. Quelle conne ! Elle a failli annuler son weekend, rien que l’idée de se taper trois heures de bagnoles en plein cagnard la saoule. Mais pour une fois, elle fera l’effort d’aller chez sa grand-mère, elle a promis. Depuis déjà une heure Babeth roule sur la route, longue, droite, avec la frustration qui monte de ne pas dépasser les 30. Elle se demande toujours comment ça peut boucher à ce point ! Sûrement encore la faute de ces cons qui ne savent pas prendre les ronds-points, y a toujours un connard pour bloquer le giratoire de son impatience, résultat il se retrouve à barrer l’accès aux autres… Où encore ceux qui n’osent pas s’insérer alors qu’ils ont trois fois le temps. Bref, le processus d’embouteillage la dépasse et l’agace au plus haut point. Elle doit déjà en être à sa cinquième clopes. Pourtant elle achète du tabac à rouler pour éviter justement d’en abuser, surtout sur la route. Mais c’est tellement lent qu’elle trouve le moyen de les rouler sans avoir besoin de s’arrêter. Et puis ces radios de merde qui passent les mêmes chansons en boucle, sérieux ça fait quoi ? Trois fois qu’elle passe la daube d’Angèle ? Voilà qu’elle la connaît par cœur alors qu’elle ne la supporte pas. Ah ! Si seulement elle avait le Bluetooth sur son poste !
Devant, ça pile. Babeth freine subitement, faisant voler son sac et sa bouteille d’eau au pied du siège passager. Elle se penche pour les récupérer, quittant subrepticement la route des yeux, mais en roulant au pas, ça ne craint rien ! On klaxonne. Lorsqu’elle se redresse, Babeth est au milieu de la chaussée… Elle sort un doigt fièrement rageur à travers la vitre. Elle est en tort, elle le sait, mais elle ne supporte pas qu’on lui fasse savoir. D’un geste expert elle balance son mégot bien loin sur le bas-côté opposé. Un mec la regarde le regard furieux. Encore tort. Et là elle se sent vraiment conne, putain, elle aurait pu mettre le feu !
Lucie sent la fatigue gagner du terrain, petit à petit, ses paupières s’alourdissent, elle a du mal à garder le cap. Mais il n’est plus question de s’arrêter, si près du but, ce serait du temps de perdu. Alors elle continue, pied bien enfoncé sur la pédale d’accélérateur, sa voie est un vrai boulevard. Elle chantonne, puis sa voix s’éteint à petit feu comme ses yeux vacillent. Les lignes blanches se troublent, la route s’efface, si vite.
Babeth, les genoux contre le volant pour maintenir le cap, roule sa énième cigarette. Elle alterne les regards route – mains. Sa trajectoire traverse la ligne médiane, un petit écart de rien du tout qu’elle n’a pas le temps de rectifier lorsqu’elle lève les yeux. Une voiture lancée à vive allure percute son parechoc avant, le tabac vole entre ses mains, ses genoux cognent contre le volant dans une douleur vive. Babeth vérifie qu’elle n’a rien avant d’évacuer sa Clio. La portière gauche est enfoncée, bloquée, alors elle s’extirpe par la droite, les membres flageolants. Elle est prête à en découdre avec ce chauffard !
Lucie se réveille dans un fracas de tôle froissée, la tête contre l’airbag maculé de son sang. Matéo hurle. Se serait-elle endormie ? C’est pas possible, elle a fermé les yeux une fraction de seconde, à peine ! Elle s’en serait rendu compte si elle s’était assoupie ! Lucie voudrait lever la tête : ses cervicales lui font un mal de chien, ses bras ne répondent plus. Les « maman » hurlés la secouent intérieurement, s’infiltrent à travers les bourdonnements qui lui sillonnent les tympans.
Babeth accourt comme elle peut, ses jambes la tiennent difficilement debout. A la vue de la carcasse enfoncée dans le bas-côté, sa colère se meut en inquiétude. Toute la file est arrêtée, les automobilistes sont sortis. On l’empêche d’aller plus loin, elle repousse ces bras qui la retiennent. Arrivée à hauteur de l’autre voiture, Babeth accuse le coup : à l’arrière, un petit garçon hurle à côté du corps sans vie d’une petite fille. Un ourson couvert de sang entre les bras, le visage criblé d’éclats de verre. Babeth s’évanouit.
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