Gris

2 minutes de lecture

  Je gardais les yeux ouverts, en grand, en rond, pétris par l’obscurité. Et je voyais tout en gris. J’espérais vainement que le paysage se teinte. Que les noirs s’achèvent contre des pastels, que l’obscurité s’émerveille de lumière, que l’ombre éclate en fragments. J’attendais que le soleil daigne bien se lever, un peu, juste un peu ! Qu’il caresse d’un rai timide le hublot de ma morosité. Mais rien, rien que le néant malgré mes paupières relevées, mes cils chatouillant de leur pointe mes sourcils en voussure.

  Alors sur les toiles blanchâtres, étirées à quatre épingles, je peignais en camaïeu de gris.

  Des souris mortes, des sourires mornes et grimaçants, des asphaltes anthracites, des murs de béton armé. Je peignais des trottoirs et des fleurs flétries, qui crevaient là, le long du bitume. Je griffais du bout de mon pinceau des gris perle en collier, bien serrés autour de son cou, grisés de plaisir contre son corps décharné. Des gris poivre et sel sous ses cheveux soyeux. Des gris aigres à se perdre, à s’en mordre la queue, à hurler aux chats de gouttières qu’ils ont la chance, la nuit d’être si gris, alors que je restais là, blotti dans le noir…

  Le temps se prélassait dans le ciel d’orage au désespoir. Et moi, je gribouillais mes griefs.

  Pour m’éclairer je m’en grillais une : un élan d’incandescence dans le brouillard. Les cendres, comme des confettis maussades, s’étalaient sur le lambris. Je fumai vite, éteignis le mégot dans un verre d’eau, et saisit le fusain. À tâtons entre chien et loup, je cherchais à battre le fer contre ces toiles que je recouvrais de débris, je m’agrippais aux mélanges de noir et de blanc, je priais en silence – de la lumière, pitié, de la lumière.

  J’exultais ma peine immense en pigments décrépis.

  Je peignais des goudrons meurtris, des pétroles fumants, des mouettes amaigries.

  Je traçais des reflets d’argent sur l’ourlet grignant de sa robe d'enterrement ; je grimais ses joues de pâleur, étreignait ses bras livides de coups de brosse éprise. Je contemplais sans voir, sa beauté désossée.

  Je fatiguais, m’épuisais en confusions étourdies, j’avais envie de crever l’absence, de m’évader de ces murs trop petits. Je m’endormais sur des vapeurs de glycéro, la pluie battant mes tempes. Je rêvais de grisaille, de ciel triste, de regards ternes. Je rêvais de ses mots – ses lignes noires comme des fils électriques sur une page banche. Je rêvais de croches et de chrome... Même mes songes diluaient les couleurs.

  Alors que ma torpeur s’immisçait partout, j’ouvris un œil farouche : discrètement quelque lueur s’exaltait sur mes plumes d’oreillers, longeait les murs, serpentait entre mes toiles. Les souris prenaient vie, s’amusaient à taquiner les chats ; les fleurs dévoilaient leurs corolles, des marelles de craies s’élançaient sur les trottoirs… Et entre les toiles arc-en-ciel, elle riait dans sa robe d’été.

("Les yeux grands ouverts de ne rien voir j'ai peint des tableaux tout noirs" Mano Solo, 15 ans du matin)

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire 6_LN ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0