Première partie, chapitre 3
Une dizaine d’hommes attend patiemment devant la grille d’entrée de l’immense propriété de Taj Al-Rakharat, chef de la sécurité de Deraa. Ils arrivent tout droit de ses bureaux, où on leur a signifié son absence. Ils se sont donc rabattus sur son domicile, où il passe visiblement le plus clair de son temps, probablement à régler des affaires qui n’ont rien à voir avec ses attributions.
Un garde armé apparaît comme par enchantement derrière le portail et leur demande ce qu’ils veulent.
Après de longues minutes de négociations, seulement quatre visiteurs sont autorisés à pénétrer. Les autres devront prendre leur mal en patience dans la rue.
Les élus sont donc accompagnés jusqu’à la demeure, au milieu d’un parc luxuriant et verdoyant, contraste brutal avec l’aridité de l’oléiculture majoritaire dans la région.
L’un d’eux éprouve quelques difficultés à marcher et doit continuellement être soutenu. Il s’agit d’un cheikh, vénérable sage, vivant essentiellement d’offrandes, et visité principalement pour ses conseils avisés. Tous le connaissent très bien, car ils habitent le même quartier.
Une fouille minutieuse est menée sur chacun. Les précautions sont presque aussi importantes que s’il s’agissait d’approcher le président en personne : les poches, les chaussures, et même les endroits les plus intimes sont contrôlés sans aucune délicatesse.
Ensuite, ils pénètrent dans un hall d’entrée gigantesque. Deux autres gardiens, la kalachnikov en bandoulière, les conduisent à l’étage en empruntant l’escalier majestueux qui déverse ses marches en face de la porte.
La demeure paraît très grande, vue de dehors. Les pièces immenses et nombreuses accroissent cette impression de l’intérieur.
Le groupe est accueilli par un homme dont l’embonpoint trahit un goût prononcé pour la bonne chère. Il se tient sagement dans son fauteuil, derrière son bureau, d’où il lance :
— Qu’est-ce vous voulez ? Laissez-moi deviner… Une poignée de jeunes abrutis ?
Ils restent debout, par manque de siège, à l’exception du plus âgé, apparemment le porte-parole, qui répond :
— Exactement. J’ai avec moi quelques parents, d’autres attendent dehors.
— Et alors ? Vite, j’ai pas que ça à faire.
L’ancien retire son turban noir et le dépose sur le bord du bureau. Selon la tradition, ce geste est considéré comme une soumission. Il espère ainsi gagner les faveurs de l’hôte.
— Nous sommes très inquiets. La garde à vue des jeunes est bien trop longue quand on sait ce qui leur est reproché. Les familles n’ont pas eu la moindre information malgré leurs nombreuses visites au poste de police.
— Trop longue, ce n’est pas à vous d’en juger. Mais bon, je suis père, moi aussi, je peux comprendre.
— D’autre part, des rumeurs circulent en ville concernant des traitements honteux qu’ils subiraient.
Taj affiche un grand sourire.
— Ah, voilà les fameuses rumeurs qui parlent encore ! Mais on peut leur faire dire ce qu’on veut. Elles ont le dos très large.
— Elles parlent de tortures et de sévices sexuels. Ce n’est pas anodin du tout ! La loi…
— Vos petits protégés sont sous MA responsabilité, et je vous assure qu’ils n’ont rien reçu que la loi ne m’autorise à leur infliger.
— Pourquoi les garder aussi longtemps ? On est le treize mars, aujourd’hui. Ils sont « entre vos mains » comme vous dites, depuis plus de deux semaines. Tout ça pour un vulgaire graffiti ? Vous ne trouvez pas que c’est un peu exagéré ? Si vous êtes père, vous ne seriez pas inquiet d’apprendre que ça arrive à un de vos enfants ?
— D’abord, ça n’arriverait pas à mes enfants.
Le chef de la sécurité devient plus sérieux. D’une voix toujours aussi claire et distincte, il explique :
— Ils ont commis un acte répréhensible, et doivent en subir les conséquences.
Les yeux exorbités, le cheikh tente d’amadouer son interlocuteur intransigeant :
— Mais certains d’entre eux ont à peine dix ans !
— Il n’y a pas d’âge pour rester dans le droit chemin. Ce n’est pas à vous que je vais l’apprendre, Vénérable. L’éducation, c’est inculquer dès la plus tendre enfance les bonnes manières. Si les parents ne remplissent pas leur rôle, alors c’est à moi de prendre le relais.
Les pères ne sont pas d’accord. Blessés dans leur fierté, ils parlent tous en même temps. Le vieillard demande de la main un retour au calme tandis que Taj ajoute une nouvelle pique :
— Vous êtes venus uniquement dans le but de m’expliquer comment je dois faire mon boulot ?
— On espère que vous ferez rapidement avancer la situation. Elle traîne depuis trop longtemps.
Cette fois, un poing frappe brutalement le bureau :
— Ça suffit, maintenant ! Je vous tolère chez moi, mais n’exagérez pas.
Le silence est immédiat. Le maître des lieux garde continuellement un calme froid et inquiétant :
— Cassez-vous ! Laissez-moi faire comme je veux, sinon vous en subirez aussi les conséquences !
Son regard perçant vient parcourir l’assemblée.
— Rentrez et faites d’autres fils. C’est le meilleur conseil que je peux vous donner.
Avec un sourire en coin, il ajoute :
— Et si vous n’y arrivez pas, amenez vos femmes ici, on s’en occupera pour vous.
Une certaine agitation se propage dans le groupe outré par ces propos. Le cheikh éprouve de plus en plus de difficultés à contenir la rage qui monte.
Un père s’avance, menaçant, et jette au visage de Taj :
— Je vous laisse une journée. Le temps de répandre votre réaction. Je vous certifie que d’ici deux jours max vous aurez de nos nouvelles !
— Vous comptez faire quoi ? Investir la prison pour les libérer de force ? Appeler le président ?
Chaque homme présent dans la pièce sait que le chef de la sécurité est un membre de la famille El-Assad, à un degré éloigné, certes, mais suffisant pour s’assurer une influence certaine.
— Le peuple a bien d’autres moyens de pression. N’attendez pas qu’y soit trop tard !
— C’est ça : faites-moi bien rire. Gardes ! Foutez-moi tout ça dehors avant que je perde patience.
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