Première partie, chapitre 6
La tension ne cesse de monter à Deraa les trois jours qui suivent. Si bien que le vendredi, pour la grande prière hebdomadaire, le noyau dur des manifestants décide d’éviter la mosquée principale de la ville. Elle se nomme Al-Omari en hommage au Calife Omar Ibn Al-Khattab, ancien compagnon du prophète Muhammad devenu plus tard leader de la « Oumma », communauté des musulmans. Le lieu de culte est en effet vraisemblablement sous haute surveillance policière.
Ils se rabattent sur un autre établissement, éloigné de quelques centaines de mètres à peine.
Avant les deux rakats constituant la prière du vendredi midi, l’imam procède au sermon.
L’ambiance est tendue. Le contenu du monologue, résolument pro-Bachar, ne plaît visiblement pas à tout le monde, mais il a pour vocation d’inciter au calme.
Profitant d’une profonde inspiration de l’orateur, un homme noyé au milieu des croyants lance deux mots « Allah akbar ! » qui insufflent une bouffée revigorante et libératrice.
Bientôt, l’appel est relayé, à voix basse, puis encore, pour finir en un murmure qui s’amplifie, rapidement accompagné de poings levés.
Quand l’imam comprend qu’il est inutile d’essayer de les refréner, il coupe son microphone et termine la prière comme si de rien n’était, suivi par une petite moitié de l’assemblée. Les autres ne demandent pas leur reste et sortent.
Une cinquantaine d’hommes résignés prend alors le chemin de Al-Omari. Leurs craintes sont justifiées quand ils se heurtent à un véritable mur d’uniformes qui les empêche d’entrer. Par miracle, aucun coup, ni de poing ni de feu, n’est donné, malgré des esprits chauffés à blanc.
Au sortir d’une voiture de police, Taj Al-Rakharat se réfugie très vite au milieu de ses troupes. Le gouverneur de la muhafazah de Deraa l’accompagne. Réputé peureux, ce dernier ne se montre que rarement dans les situations de crise, rassuré par la douceur de son cabinet. La raison de sa présence aujourd’hui provient à n’en pas douter d’un ordre du vice-ministre de l’Intérieur, dont il dépend.
Quand ils parviennent à portée de voix, les deux responsables se prennent une volée de noms d’oiseaux.
La manifestation tourne à l’émeute lorsque les nombreux fidèles tentent de sortir de la mosquée une fois la prière et le sermon terminés.
Quelques pierres se joignent aux insultes, contraignant les deux hommes à s’éloigner sous le couvert de plusieurs boucliers. Taj en profite pour procéder à un petit compte-rendu de la situation par téléphone.
L’imam s’adresse au peuple dans une démarche désespérée pour ramener le calme. Progressivement, il parvient à faire comprendre que ce n’est ni le lieu ni le moment pour laisser éclater sa colère.
À peine quelques coups sont-ils échangés, épisode négligeable comparé à ce qui aurait pu arriver.
Vers quinze heures les civils acceptent de se disperser. Une grande partie d’entre eux prend la direction du centre-ville, et ils se retrouvent à longer le stade municipal.
Un hélicoptère leur fait lever la tête. L’appareil de transport de troupes appartient visiblement à l’armée.
La seule idée qui les effleure est la venue de Bachar El-Assad en personne. Les intérêts qu’il aurait à se rendre sur place présenter des excuses à la population éclipsent toute autre raison dans les esprits encore surchauffés. Quand ils constatent qu’il atterrit au milieu du terrain de sport, ils n’ont pas besoin de se concerter pour franchir le portique et s’approcher de la pelouse.
Dès que les roues touchent le sol, la porte s’ouvre. Mais en lieu et place de la garde personnelle et du président, ce sont des soldats en tenue noire et lourdement armés qui descendent.
Le responsable de la sécurité a fait appel à des renforts afin de maîtriser la situation.
Une énergie insoupçonnée s’empare des manifestants, qui se mettent à courir vers l’appareil dont la turbine décélère. Une énergie aveuglée par la colère et les sentiments accumulés depuis près de quarante ans d’un régime trop strict, dirigé par le père d’abord et le fils ensuite.
Sur un geste du chef de l’unité, quelques coups de semonce sont tirés. L’un des soldats, craignant d’atteindre les pales qui tournent encore lentement au-dessus de sa tête, incline le canon de son arme. Le recul lui fait perdre un instant le contrôle de sa ligne de mire, mais il est trop tard quand il constate que deux des civils s’écroulent.
Un ordre formel de cesser le tir envahit toutes les oreilles. Les militaires n’osent pas s’approcher des blessés, de peur que leurs gestes de secours soient mal interprétés.
Dans le camp adverse, l’indignation se mêle à la peur.
La journée aurait pu tourner au carnage. Elle se solde par deux morts.
Le lendemain, plusieurs milliers de personnes se rendent aux funérailles. La police en fait bien évidemment partie. Même si elle joue la discrétion autant qu’elle peut, personne n’est dupe. Une véritable poudrière se réunit à la mosquée pour la prière, puis au cimetière lors de la procession. Tout doit être tenté pour qu’elle n’explose pas.
Cette fois, le Ministre de l’Intérieur n’a pas pu échapper à un déplacement. Il prend la parole en public afin d’affirmer sa « profonde et sincère déception sur des événements qui n’auraient pas dû dégénérer à un tel point. » Loin de calmer les ardeurs de la foule, ses mots ont plutôt tendance à l’attiser.
L’incident des enfants n’apparaît que comme un grain de sable dans le désert des frustrations du peuple syrien. Un grain aussi petit et insignifiant que tous les autres. Mais un grain de plus. Le grain qui provoque de dangereux grincements dans la machinerie El-Assad. Ce n’est qu’une question de temps avant qu’un rouage ne se grippe et entraîne toute la mécanique vers un blocage généralisé.
L’insouciance – voire l’inconscience – de ce groupe de jeunes ne fait qu’accélérer le basculement d’un pan de l’histoire qui devient inévitable.
Une révolution vient de commencer, et personne ne sait jusqu’où elle va emmener ce pays et ce peuple.
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