9 – 1 Veux-tu tuer pour moi ?

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Ils avaient voyagé à travers le crépuscule, un camion transportant une troupe de porteurs du dragon, entouré de quelques motos comportant chacune un duo, le tout formant un mini-convoi. Ils s’approchèrent de leur destination au ralenti, tout feu éteint. Tara, restée bien sagement dans la cabine du petit poids-lourd entre Mahdi et le chauffeur tout le long du trajet, n’aurait su dire où ils étaient. Leur conducteur manœuvra, se gara, positionna l’engin de telle sorte qu’ils soient cachés par la végétation tout en gardant une visibilité sur l’objectif. Tous attendirent la nuit noire en silence. À l’heure convenue, ils descendirent des véhicules, se rassemblèrent, excepté Tara et Mahdi. Du côté de ce dernier, un des membres de l’escouade, un type du genre grand tout sec, cheveux long et blond, se présenta à la vitre ouverte. Ils échangèrent en quelques mots sur l’organisation de la mission, une brève confirmation, comprit Tara alors que les pilotes des engins se positionnèrent tout autour, autant en protection que pour être prêt à partir en urgence.

— Je reste avec elle dans la cabine, termina le roi.

— Ok, on y va.

— Simon, pas de risques inutiles.

L’homme acquiesça, tapota deux coups sur la portière et disparut dans l’obscurité en compagnie du reste du groupe. Tara resta silencieuse, remuant pour suivre leurs faits et gestes, son pendentif pesant un peu plus sur son cou ce soir. Ils disparurent, invisibles, mais pas pour tout le monde.

— T’as vraiment peur que je me sauve, dit finalement Tara.

— Voyons, on te retrouverait. Tu ne peux plus te cacher, lui répondit son roi en riant.

— Sauf si le test ne marche pas.

C’était la raison pour laquelle ils l’avaient emmenée aujourd’hui. Impossible d’en savoir le résultat immédiat, le silence radio étant de mise dans cette mission. Mais pour la première fois, c’était Yahel qui était restée dans une des planques. Et pas elle. Car enfin, à son plus grand soulagement, Tara avait pu sortir. L’objectif : voir si son œil transmettait bien à distance. Mais sous condition de rester en sécurité. À ce jour, elle aurait des difficultés à se défendre et risquait d’être une gêne plus qu’autre chose pour les autres si jamais ils devaient venir à son secours.

Depuis des semaines, elle s’entraînait à appréhender l’ensemble des informations fournies pas son œil artificiel, et suivait les exercices prescrits pour son bras et ses mains avec Mylène, le tout suivi par Marc, inquiet pour ses bébés. Quelques progrès concernant la rééducation, mais pas encore suffisants à son goût. Chaque fois qu’elle se retrouvait seule, elle en profitait pour poursuivre les exercices, espérant accélérer ses progrès, utilisant tout ce que Mylène avait laissé à sa disposition. Certains accessoires lui paraissaient bien étranges. Au milieu des simples balles à malaxer, des poignées de forces, haltères et autres élastiques se trouvaient des appareillages tout aussi inquiétants que pouvaient déjà l’être ses armatures.

Elle n’hésitait pas à aller bien au-delà des préconisations de sa nouvelle soignante.

Ça fait mal, et alors ? Cette douleur, je dois l’apprivoiser, la faire mienne. Qu’elle nourrisse ma rage d’y arriver.

Jusqu’à ce que Mahdi la retrouve un jour assise sur le bord de son lit, immobile, dos à la porte.

— Tu n’es pas prête ? Mylène s’étonne que tu ne sois pas déjà en salle de rééduc.

— J’arrive… lui avait-elle répondu du coin de l’œil. Mais je sais pas si ça sert à grand-chose, ses trucs. C’est mes muscles qui ont besoin d’être un peu développés. Non ?

— Mmh… Avec ton appareillage, ce n’est pas seulement en force que tu devras gagner. Tu ne l’as pas encore compris ?

Il l’interpella ensuite d’un ton tranquille.

— Tara ? Attrape ça.

À croire qu’à peine entré, il avait déjà deviné. Il avait simulé un geste de lancer dans sa direction, et machinalement, elle avait voulu tourner la tête pour repérer cette cible et la récupérer. Pas de cible. Mais son cou se rappela à elle. Et il ne put louper la plainte qu’elle ne put réprimer.

— Depuis quand es-tu dans cet état ?

— Grmmh ? grogna-t-elle en évitant de bouger la tête, le suivant d’un regard fiévreux.

— Depuis quand as-tu mal comme ça ? Tu ne peux pas nous le signaler ?

— C’est rien. J’ai dû bouger dans mon sommeil. Je me suis retrouvée couchée sur le mauvais bras, dit-elle en désignant le gauche. Ça passera tout seul.

En réalité, trop de ses muscles avaient tendance à se rappeler à elle. Et sa nuque en était devenue capricieuse, hésitant entre claquement et raideur. Il n’avait eu qu’à l’observer pour comprendre.

— Mets-toi debout. Laisse-moi voir ça.

Il l’avait aidé à ôter son gilet en douceur, puis son débardeur, vêtement qu’elle adorait depuis qu’elle portait ses prothèses, l’avait ausculté de ses mains, du regard, jaugé, scruté sa position. À sa moue, le résultat ne devait pas être extraordinaire.

— Il fallait s’y attendre. Ton corps a un équilibre à retrouver, il lui faut du temps pour s’adapter. Prends plus de pincettes avec lui, la prochaine fois, tu veux bien ? Ménage-le, il t’en remerciera.

Il lui avait demandé de s’allonger, avait rabaissé la tête de lit pour la positionner à plat, poussé le lit pour passer derrière. Et à force de massages, couplés à des manipulations parfois effrayantes, il l’avait décoincée. Elle avait béni le moment où ses mains expertes l’avaient saisie par l’arrière du cou, portant sa nuque, bringuebalant sa tête vers l’avant, vers le bas, ses doigts s’enfonçant par endroit, anéantissant les nœuds, les verrous, lui rendant une bonne partie de sa mobilité. Il n’en était pas resté là, et lui avait demandé de se rasseoir, complété la manipulation sur son dos, consolidant les bases en s’occupant de toute sa colonne vertébrale. Elle termina allongée sur le côté, ses mains bloquant son visage durant une descente toute en douceur, puis ses bras la récupérèrent, trouvant chacun une place particulière autour d’elle. Elle se retrouva avec son corps chaud en support complémentaire dans son dos, maintien salvateur pour tout le haut de son propre corps.

— Ça va ? Ou ça te fait encore mal ?

— Wahou ! Ne bouge pas ! C’est parfait comme ça !

Elle était réellement soulagée.

— Je vois que oui, ton humour est revenu. Bien, continua-t-il. Tu sens comment tu es ? La position de ton corps ? Comme tout est aligné ?… C’est comme ça que tu devras faire, reprit-il après un long moment. Après chaque séance, et chaque fois que tu t’allonges ainsi pour te reposer, devais-je dire, retrouve cette position.

Rien à débattre à ce sujet. Mais elle l’avait surpris un peu plus tard en plein conciliabule avec Mylène, alors qu’elle somnolait bien au chaud sous les couches de laine et de coton.

Qu’est-ce qu’ils mijotent ? s’était-elle demandée.

Il faut dire que cela allait dans le meilleur des mondes entre les deux-là. En plus de s’occuper de Tara avec une patience à toute épreuve, Mylène s’était très vite investie dans la vie de la communauté de diverses manières. Elle s’étonnait sans cesse de tout ce que tous accomplissaient ici. Et sans que Tara demande quoi que ce soit, elle lui racontait comment Mahdi était aux petits soins pour elle comme avec tout le monde. Il avait suffi qu’il la recouvre gentiment d’une couverture alors qu’elle s’était endormie, affalée d’épuisement la tête entre ses bras sur la table après un en-cas, pour qu’elle change d’avis.

— Honte à moi, mais le jour où je t’ai retrouvée, il m’a fichu une trouille ! Faut dire que je crois qu’il nous a entendues. Il s’est excusé d’avoir été un peu brusque, il voulait juste me dire qu’il avait confiance en moi et qu’il était persuadé que je serai là pour toi, que je te sauverais s’il le fallait. En fait, il est adorable, et les autres sont super sympas !

Tara en conclut que Mylène avait plus réagi comme une enfant prise en faute, mais trouva tout de même Mahdi un peu gonflé d’avoir fait passer son intervention presque pour un quiproquo. Puis elle se décida à la laisser pérorer durant les séances. Elle ne la changerait pas, et elle-même n’était pas une patiente facile. La preuve le nombre de fois où Mylène lui répétait tout en douceur de ralentir, que les progrès ne venaient pas en une seconde, ou de respirer un grand coup et de persister. Après tout, quelques cancans, cela distrayait. C’était cela, ou elle lâchait encore ses nerfs sur la pauvre Mylène. Ou c’était Mahdi qui déteignait sur elle avec ses histoires qui, l’air de rien, poussaient à réfléchir sur les humains et leurs comportements.

Ce n’est que les jours suivant le conciliabule secret que Tara comprit le manège fomenté par Mahdi et Mylène, quand elle constata qu’elle n’eut que très rarement une heure sans une visite quelconque, tous passant la voir, jusqu’à Barbe grise qui venait pourtant peu, très pris par les missions. Mais cela posait-il problème si le résultat en était le visage de Mylène plus détendu ? Cette dernière le méritait, au final.

— Tu vois quelque chose ?

De là où ils étaient, des lueurs rougeâtres dans la nuit suggéraient l’ombre de bâtiments, ou plutôt leurs squelettes. C’était un des tableaux représentant la triste réalité de ces derniers mois. Elle s’y attendait. Certaines villes ou des villages plus isolés parvenaient à conserver une forme de stabilité. Mais de plus en plus, le chaos se répandait. Et le voir de ses propres yeux, en direct…

Par la droite du pare-brise et par la vitre côté passager, elle pouvait se concentrer sur la cible qu’on lui avait désignée. Elle s’installa plus confortablement, une jambe pliée sous ses fesses, se redressa.

Elle vit.

Des ombres contrastant au milieu des flammes, apparitions furtives parfois, menaçantes pour certaines, figées pour d’autres. Elle focalisa, ajusta la netteté de l’image. Les ombres devinrent des corps en mouvement, des objets outillant des mains, des jambes en pleine course, des mains suppliantes, des bras agités, offensifs ou protecteurs, des visages aux multiples grimaces. Certains corps restèrent dans l’ombre pour se mouvoir, entourant la scène sans jamais y entrer, refusant obstinément d’y participer.

Elle se pencha, comme hypnotisée par le spectacle, avança encore, commençant à passer au-dessus de Mahdi, sans vraiment faire attention à lui, simple obstacle sur sa route. Elle fixait la scène au loin, décryptant les infos de son implant, analysant, frustrée d’avoir les images de cet étrange technicolor, mais sans le son, et à peine quelques odeurs, pas des plus engageantes.

Elle finit par sentir une main sur le haut de son ventre qui la retenait, ce qui lui fit cesser sa progression.

— J’ai bien fait de rester ici.

— Pourquoi ? répondit-elle par automatisme, toujours concentrée sur son objectif.

— Ça te démange, hein ?

Elle finit par le regarder, perplexe.

— C’est que… ça commence à faire mal, ironisa-t-il.

Il baissa les yeux, sans cesser de serrer les dents, presque grimaçant. Elle remarqua qu’elle était quasi à quatre pattes, appuyée sur ses mains, dont une agrippait la cuisse de Mahdi, les doigts enfoncés serrant sérieusement, sans ménagement.

— Oups, pardon, lui dit-elle, la retirant aussitôt et reculant.

— Je t’avais dit que ce ne serait pas la force, le problème. La puissance, tu l’as déjà.

Elle regarda cette main, la retourna… Elle n’avait pas contrôlé sa force, mais…

Elle recula pour mieux s’asseoir et ainsi libérer ses deux mains, se retrouva à genoux sur la banquette de la cabine. Elle joua avec les deux, les ouvrit, les ferma, bougea certains doigts.

Mais… Ça ne fait pas mal !

Mais lui, il a eu mal. Je lui ai fait mal. Il est pourtant solide… Intéressant.

Absorbée par la cible désignée, et détournée par la rage que lui procurait cette scène, elle avait fait usage de ses membres sans y penser, par instinct et sans effort. Son potentiel pénétrait enfin sa conscience. Si elle le voulait, elle pouvait infliger des dégâts bien plus graves. Elle manquait juste de précision, elle devrait être plus à l’écoute de ces nouvelles sensations et non pas obnubilée par la souffrance, d’où l’importance des exercices de Mylène.

Bien !

Elle revint sur son objectif.

— Pourquoi les nôtres n’attaquent-ils pas ? demanda-t-elle d’une voix sourde.

Un silence avant qu’il lui réponde en un petit sourire triste.

— Pas assez nombreux.

— Pourquoi ? insista-t-elle, en le regardant droit dans les yeux.

— C’est une première mission de reconnaissance.

— Et alors ? Vous allez laisser faire ?

Il soupira. Elle secoua la tête, reprit son visionnage en se redressant, s’appuyant partout où elle le pouvait et qui ne soit pas humain. Chaque espace vide entre les murailles déchiquetées dévoilait un morceau de ce tableau peu reluisant. D’un des étages jaillit une forme, qui bascula, rattrapée par l’apesanteur.

— Merde !

Un étau se referma autour de son bras droit, sur la chair intacte au-dessus du coude, alors qu’elle bondissait vers la portière.

— Non !

— Hey ! C’est pas un objet qui a été balancé de là-haut ! Tu n’as pas… vu ?

Elle avait hésité sur son dernier mot, réalisant que cela était impossible pour lui. Malgré tout, durant un instant, il tourna instinctivement la tête dans la direction indiquée.

— Je te parlais… répondit-il en guise d’excuse.

— Laisse-moi y aller, rétorqua-t-elle sombrement, ignorant la tristesse sur son visage.

— Ah oui ? À mon tour : pourquoi ? Que ferais-tu ?

— Je… Bon sang je… Je ne sais pas… Je ne saurais même pas par quel bout commencer, avoua-t-elle, frustrée. Je ne comprends même pas qui est avec qui, qui agresse qui. À croire qu’ils sont tous devenus dingues, là-dedans… Tu crois que ce sont ceux qui habitaient ici ?

— Je ne parierais pas là-dessus… En tout cas, tu as compris l’essentiel du problème, dans ce cas. C’est l’objectif de cette mission : faire un état des lieux pour organiser la suite. Et en équipe, de préférence. Ça fonctionne mieux. En général, nous sommes plus en mode défensif qu’en attaque. Pour le moment, nous ne pouvons pas faire plus. Nous aussi, au fur et à mesure, nous apprenons.

Pour le moment.

Et il n’a pas dit voulons, mais pouvons…

Les hommes revenaient. Leur dernier interlocuteur vint au rapport.

— Trop risqué pour l’instant, dit-il après avoir secoué un visage désabusé, il faudra revenir plus tard, et avec des renforts… Beaucoup… Tu aurais vu ça… Je crois qu’ils ont tous compris que la définition du mot impunité a pris tout son sens.

— Bien, on rentre.

Aux visages fermés, aux mines contrites, personne n’eut l’air d’aimer cette décision, mais personne ne broncha. Pourtant, elle craignait que ce ne soit une grosse erreur. En parlant d’impunité… Plus de gouvernement, de police, de gendarme, de juges. Les écoles, les hôpitaux, les secours, toutes ces institutions qui géraient notre quotidien, ou auxquelles on faisait appel en cas de besoin, nada ! Abandonnées ! Tombées ! Donc plus personne pour gérer les dérives des uns et des autres, ni pour trouver de l’aide. En l’absence de loi officielle, en l’absence de tout risque de sanction, quelle est la loi qui prime ?… Quand il s’agit de besoins vitaux : trouver à manger, protéger sa maison, sa famille… Qui peut savoir quelle serait sa première réaction, ses premiers actes face à une telle situation ? Que l’on soit le boss du quartier, le brave commerçant du coin, une mère de famille, ou une gentille mamie à son toutou ? Ce soir, le résultat, elle en voyait un petit aperçu. Ici, la réponse n’était pas du côté des optimistes. L’impunité n’était plus un sentiment, mais une réalité.

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