10 – 1 Je n’ai jamais cru que le diable était réel
— Demain, transfert définitif pour Yahel et toi. Marc aussi, avec son équipe, partira ailleurs, dans une autre communauté pour poursuivre ses recherches. Il pourra te suivre par communication à distance.
Bonne nouvelle que Mahdi lui annonçait là. Terminée l’ambiance hôpital. Il était temps. Les examens de contrôle s’étaient espacés, et la rééducation, devenue inutile, avait cessé. Mylène avait cessé de s’occuper d’elle, d’autres patients ayant nettement plus besoin de ses services. Et les premiers entraînements dans la grotte avaient leurs limites.
Après une première sortie avec Mahdi, elle avait eu l’autorisation de sortir seule, à condition que ce ne soit que sous le feu vert des contrôles de guet, de rester aux alentours et de toujours garder une radio sur elle en cas de besoin. Et ce fut un soulagement. Pas seulement à l’idée de retourner à l’air libre. Mais aussi parce que quand elle disait manquer de force, elle ne mentait pas. À quoi servait un bras et des mains artificiellement fortifiés si le reste ne tenait pas la route. Son état d’essoufflement au retour d’une petite course de deux kilomètres durant sa première semaine d’entraînement en fut une preuve supplémentaire. Et que ce soit en self-défense, dans le maniement du bâton ou dans les épreuves d’adresse, elle n’avait pas de quoi être fière. Elle était même persuadée d’être plus molle qu’avant. Après tout, pas si illogique. Elle sortait de convalescence, la rassurait-il, c’était tout à fait normal pour une débutante.
— Et là où on va, tu vas apprécier. Il y a une belle salle avec plein de beaux jouets pour l’entraînement.
Ce qui se confirma.
Ils s’engouffrèrent profondément dans une forêt, et au bout d’un chemin où le camion passait à peine, la remorque bousculant le feuillage des arbres au passage, ils débouchèrent sur une grande clairière. Des maisons, des petits bâtiments, des hangars, une grange. Quelques bêtes, cochons et chevaux, des poules se baladaient fièrement, pas uniquement dans les jardins ou derrières les enclos. Et du vert, partout, tout autour. Quel changement ! C’est sûr, dans un décor pareil, l’envie de stagner sous une couette se ferait moins ressentir. Là, elle aurait la place pour courir, un exercice qu’elle avait fini par trouver grisant, une fois ses cuisses et ses mollets un peu raffermis, et ce sans sortir de la communauté. Ou au moins de longues balades, histoire de délier les muscles après l’exercice, ou pour se détendre au calme.
— Peut-être que quelques âmes errantes tomberont par hasard sur ce petit paradis un jour, une surveillance pallie à ce cas de figure. Mais sauf menace, ils seront accueillis à bras ouvert.
À la visite des lieux, le roi lui montra en effet une salle contenant tout le nécessaire pour un entraînement sportif, et même un peu plus que cela. Dans cette salle des fêtes réhabilitée se trouvaient des petits suppléments : couteaux, sabres, arcs, arbalètes, sacs de frappe, punching-balls et bâtons de combat tenaient compagnie aux agrès de gym habituels. Le sous-sol présentait un stand de tir, permettant de s’essayer à diverses armes à feu. Cependant, vu la distance lointaine avec toute habitation possible, l’exercice était possible en extérieur.
— À une époque, j’aurais cru que ton mouvement était pacifiste… ne pût s’empêcher de remarquer Tara.
— Ça, pour le moment, cela reste notre idéal. Il faut hélas être réaliste.
Terminé de travailler uniquement le combat rapproché. Au fil des mois, Tara pût s’essayer à d’autres arts du combat. Cela lui permit de développer ses réflexes, car la puissance de ses bras assistés de l’exosquelette, et combinée à sa vision, demandait un effort supplémentaire de coordination. En cela, l’assistance de Yahel ne serait pas de trop. L’idée de suivre sur écran tout ce qui se passait dans le champ de vision de Tara pour définir la stratégie à adopter impliquait une réactivité sur la répartition des forces. Elle aussi s’entraînait à ces fins, car ce système ne bénéficierait pas qu’à Tara. Tout participant à ces missions pourra ainsi recevoir les ordres par radio depuis un centre de commande mobile installé dans un camion. Tara se devait donc de travailler de concert avec son ange-gardien, en alliant vitesse et coordination.
Pour peu qu’un jour, ils soient plusieurs comme elle…
Les premiers temps au village, la citadine qu’elle était regretta le changement, préférant à la forêt les voies ferrées abandonnées, les champs desséchés et les chemins de terre entre deux zones industrielles en friche, oubliées depuis des années. Mais ça, c’était juste quand elle voulait faire un footing. Elle n’avait qu’à protéger ses chevilles et ses mollets des herbes et diverses autres bestioles, et à être attentive aux racines et branches cachées dans l’humus. Juste de nouvelles habitudes à prendre. Ce fut une méthode supplémentaire pour travailler sa vision et sa coordination. Les bois se révélaient être un lieu extrêmement riche en petites surprises et merveilles créées par la nature, des choses faciles à louper si on n’y portait pas attention. Elle s’organisa avec Yahel pour des séances préparatoires. Alors qu’elle traversait bois et fourrés, elle la savait les yeux rivés sur son écran, à scruter chaque élément apparaissant, et comparant sans cesse les informations complémentaires. Le tout était d’apprendre à garder l’utile et ignorer le superflu.Et ainsi, excepté les jours où Mahdi s’absentait en mission extérieure ou pour d’autres mystérieuses raisons, une routine s’installa. La matinée démarrait toujours par ses séances avec Mahdi, restant son entraîneur exclusif. Le reste du temps, elle n’hésitait pas à participer à tous les menus travaux du quotidien du village, selon les envies et les besoins, que ce soit à la cuisine, au jardin, ou pour palier à la demande de petites mains au labo médical — un cas qui s’était présenté face à la crainte d’une épidémie sévissant dans un village découvert lors d’une mission — jusqu’aux travaux de gros œuvres. Mais elle ne participait pas encore aux entraînements des autres membres des dragons. Et même au quotidien, elle se mélangeait rarement avec eux, ou uniquement lorsque Yahel l’embarquait avec elle sans lui laisser le temps de réfléchir, pour des repas communs, par exemple. En premier lieu parce que Tara était Tara. Elle n’était pas du genre à vivre en permanence dans la foule, à chercher le contact, appréciant la solitude au point de finir par trouver oppressant d’avoir du monde autour d’elle, de devoir interagir sans cesse. Mais là, s’intégrer l’air de rien parmi eux, alors qu’elle n’avait encore jamais participé pleinement à l’une de leur mission, ne lui semblait pas légitime. C’est eux qui faisaient le boulot. Tant qu’elle n’était pas prête…
Car voilà la spécificité de cette communauté. Ce village tapi au creux de cette forêt était la première base de la corporation des dragons. Leur maison. Leur point de chute. Leur refuge. Leur havre de paix.
Du monde vivait déjà dans ce lieu-dit, et malgré sa taille, Yahel et Tara se retrouvèrent logées dans une petite pièce contenant deux lits superposés. Ce ne devait être que provisoire. Les dragons, par souci d’organisation, voulaient se rassembler dans un même bâtiment, du moins ceux qui n’avaient pas de famille. Dans celui-ci, ils étaient un peu à l’étroit, mais le seul qui pourrait être adapté nécessitait encore quelques travaux de remise en état. Tara fit un peu la grimace mais ne broncha pas. Quant à Yahel, elle se doutait qu’on les avait installées ensemble pour lui faciliter la tâche. Elle pourrait mieux surveiller Tara. Elle la savait un peu têtue et craignait qu’elle ne force un peu trop. Elle l’avait déjà surprise à faire des exercices supplémentaires seule lors de sa rééducation. Et là, elle la trouvait fatiguée. Sans parler des bleus.
Justement, un matin où Yahel estima le réveil de son amie plus difficile et plus tardif, dans la mesure du possible, elle resta attentive. Au cours de l’après-midi, elle s’était insérée dans le chantier de réfection du futur local commun de la communauté, rien que pour être avec Tara. Un mur venait d’être abattu, et Tara faisait partie de ceux qui transbahutaient les gravats à l’extérieur à l’aide de brouettes.
— Allez, une pause s’impose ! exhorta Yahel à toute la troupe présente, apportant force thermos et brioches fraîches du matin, ce qui, vu les exclamations enthousiastes qui fusèrent, fit le plaisir de tous.
Tara posa sa brouette en soufflant, s’essuya le front, alla se servir avec les autres. Elle emporta sa part et s’installa sous un arbre. Yahel, après avoir servi tout le monde et laissé à disposition le reliquat, la rejoignit.
— Eh bien, ça avance vite !
— C’est sûr ! Quand on s’y met tous… lui répondit Tara. C’est ça qui est bien, ici. Pour celui qui veut, on trouve toujours quelque chose à faire.
— Et quand t’as plus de contrat à faire et de paie à prévoir…
— Mais oui, tiens ! J’avais pas pensé à ça. Plus de manque de main d’œuvre à cause d’un patron rapiat.
Yahel sourit, mordit dans sa tranche moelleuse, la savoura.
— Tu as l’air de t’y faire, à la vie ici.
— Mouais… J’avoue même que la nuit où tu es restée en poste de guet, me retrouver sans personne qui respire dans la couchette du dessus, ça m’a fait bizarre. On s'habitue vite.
— Ça me rassure, parce que t’as l’air crevé. Je t’empêche pas de dormir, c’est sûr ?
— Mais non. Tu ronfles pas, si c’est ce que tu veux savoir, la taquina Tara.
— Alors pourquoi t’as traîné au lit, ce matin ?
— Dis-moi qui a remplumé nos oreillers, que je le félicite. J’étais trop bien installée, et je me suis rendormie. J’aurais pas dû. Pourquoi ?
— Mouais… T’es vraiment sûre que ça va ? insista-t-elle en pointant un hématome sur son bras droit.
— T’inquiètes, je ne vais pas casser le matériel. Sinon je vais avoir Marc sur le dos.
— C’est pour toi que je m’inquiète. Tu as conscience que c’est la structure de ton bras qui est en métal, et pas toi ?
— Bah, c’est le métier qui rentre. Et j’avais vraiment besoin de me défouler après ces mois enfermés. Et franchement, qu’est-ce que tu viens m’enquiquiner pour si peu ? Tu as vu dans quel état tu étais, miss “j’avais la gueule ravagée et des coupures partout” ?
Cela ne rasséréna pas Yahel pour autant. Elle la connaissait bien. Elle préféra en parler à Mahdi. Il lui assura qu’il y était aussi vigilant. Le connaissant, elle le crut facilement.
— De toute façon, elle va pouvoir bientôt se tester sur le terrain. Il est temps. Elle n’attend que ça.
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