20 – 1 Les croque-mitaines arrivent
— Tiens, tiens. Regardez qui voilà !
— Ils nous suivent, ma parole. On est pourtant loin des autres coins où on s’est mutuellement fréquenté…
— Ça fait combien de fois qu’on les rencontre ?
— Je compte plus là. C’est toujours trop à mon goût.
Encore un de ces groupes en combinaison noire, seul signe distinctif qu’ils avaient en commun. Tara les avait repérés de loin, alors qu’ils étaient en route pour une énième mission. Un groupe de personnes avait entendu parler du réseau, et étant proches d’une des communautés membre, certains avaient pu voir comment ils fonctionnaient, les résultats qui se révélaient déjà. Ils avaient été impressionnés par le succès des méthodes utilisées là-bas, que ce soit pour l’autosuffisance alimentaire ou énergétique, par le côté recherche perpétuelle, sans peur de l’échec, simplement réfléchie pour aboutir sans agresser l’existant, simplement pour répondre à l’utile, alors qu’eux-mêmes couraient de revers en défaites, restant obstinément piégés dans le marasme des anciennes méthodes et des vieilles habitudes. Ils les avaient alors contactés par radio.
— Ça bouillonne, là-dedans, avait dit leur contact, en parlant de leur caboche. Vous testez un truc, ça marche pas, vous en expérimentez un autre, et si ça coince vraiment, les autres sont là pour palier les manques. Ça se voit, et c’est évident. Vous vous en sortez mieux.
Ils avaient compris le jeu. L’entraide, à tous les niveaux. Si une méthode marchait, pour un circuit de chauffage efficace et durable, par exemple, elle était diffusée sur tout le reste du réseau. Personne ne perdait au change. Tout le monde en sortait gagnant.
Mais une autre raison avait abouti à la visite de l’équipe de Tara. En plus de vouloir fonder et consolider leur propre communauté, ces gens avaient trop souvent maille à partir avec une bande de chiens enragés qui n’en démordaient pas.
Au passage, l’unité de Tara s’était programmée la visite d’une ancienne zone militaire, s’attendant à y trouver leur bonheur. Et ce fut le cas. Ils étoffèrent encore leur arsenal, quelques premières maraudes dans ce sens par d’autres unités de dragons ayant déjà rencontré le succès escompté, permettant à leur arsenal de s’étoffer progressivement. Et en parlant de cerveau qui bouillonne, Marc avait compté parmi ceux s’en étant donné à cœur joie. Leur première escale fut pour lui, récupérant par la même occasion Erwan au volant de ce nouvel engin quelque peu amélioré. Il n’en était pas peu fier. Surtout qu’il avait participé au projet.
— Ça fait un peu plus mastoc, un peu plus de poids aussi, mais avec un moteur amélioré, on consommera pas plus. Et avec ça, ils pourront toujours nous tirer dessus, ça craindra beaucoup moins.
— Et nous, on continue de bosser sur ces foutus moteurs. Du carburant, on va pas en trouver éternellement.
Le résultat en était un camion à blindage, inspiré de ce qu’utilisaient déjà des unités militaires officielles. Plus résistant face à un arsenal explosif, comme ils avaient déjà eu droit, mais plus effrayant aussi pour les pauvres âmes qui ne les connaissait pas encore. Même Tara l’avouait : ce n’était pas très engageant pour entamer des pourparlers, encore moins pour considérer avoir affaire à des pacifistes. Donc hors de question de maquiller tout un convoi de cette manière. Mais par mesure de prudence…
Les unités en combi noire contenaient trop souvent ce genre d’engins blindés, ainsi que les armes explosives qui allaient de pair, et pour réduire les pertes, il fallait s’adapter et agir comme eux. S’ils ne les avaient pas rencontrés, ils n’auraient probablement jamais cherché à posséder et encore moins à utiliser une telle artillerie, les grenades et lance-roquettes s’avérant inutiles face aux amateurs habituels. Lutter contre eux s’avérait plus dur, passant du combat de rue à la véritable guérilla urbaine. Il était clair pour Tara qu’ils représentaient un réel danger pour les communautés. Elle ignorait quasi tout de ce groupe. Pour elle, peu lui importait leur façon de vivre, leurs motivations. Elle avait vu de quoi ils étaient capables, et cela lui suffisait. Elle les sentait aptes à vouloir s’imposer, et il fallait à tout prix les empêcher d’approcher plus. Et si le seul moyen de les en dissuader était de tous les éliminer…
Et c’est à croire que quelqu’un avait jeté un sort particulier sur ce voyage, les destinant à jouer au chat et à la souris tout du long avec ces uniformes noirs. La première fois, ils en croisèrent une petite faction dans un hameau. Quelques maisons éparses perdues au milieu de ce qui était autrefois d’immenses terrains agricoles, des champs entiers abandonnés à la nature, d’autres présentant les signes d’une tentative de reprise d’activité. Des gens y avaient probablement élu domicile, et s’efforçaient de redémarrer une nouvelle vie. Mais au milieu de la place, deux camions de troupe, entièrement peints en noir, et autour, les silhouettes sombres s’éparpillant de maison en maison, les habitants serrés les uns contre les autres sur leur perron. Quelques soldats s’étaient postés au milieu de la chaussée, les attendant de pied ferme, le canon de leurs armes pointés dans leur direction. Tara préparait déjà ses propres armes de poing en jubilant, l’oreillette déjà vissée à sa place.
— Il y en a un qui nous fait signe de nous arrêter.
— Oh, zut ! Ils sont pas drôles, râla-t-elle. S’ils essaient de communiquer, maintenant…
— Ceux-là n’ont peut-être pas encore entendu parler de nous, suggéra Barbe grise.
— Ouais, tu dois avoir raison.
Ordre fut donné de s’arrêter. Simon les rejoignit sur l’avant en courant. Cela n’empêcha pas toute l’avant-garde de descendre rapidement de leurs motos et eux aussi de garder leurs hôtes en joue tout au long de la conversation.
Le gros du message consistait à leur intimer l’ordre de dégager de là, de faire demi-tour, illico, qu’ils n’étaient pas les bienvenus dans le pays. Derrière, en parallèle, Tara observait le petit manège entre les duos armés et les habitants du lieu, le stress et la tension sur les visages de ces derniers, les échanges de main en main de bouts de papiers de couleur, pas dans le sens des autochtones. La tension monta pour un des résidents. Un signe de main et du renfort arriva, alors que l’homme était saisi de force, traîné jusqu’au milieu de la route, forcé de s’agenouiller et menacé en même temps que ce qui devait être sa petite famille.
— Vous pouvez m’expliquer ce qu’il se passe ?… Simple curiosité, insista Simon.
Ils n’en crurent pas leurs oreilles.
— Mais ils jouent à quoi, là ? Ils nous la font à la Jacquou le Croquant, les sabots en moins, ou quoi ?
Elle aima bien la remarque de Barbe grise. Elle lui conseilla de reculer, sentant que cela n’allait pas tarder à chauffer.
— Ces gens ont peut-être leur mot à dire, non ? C’est chez eux, ici. S’ils vous disent qu’ils ne peuvent payer cet impôt, les mettre en prison, cela ne changera rien. Au contraire. Vous croyez vraiment que cela va les aider ?
Simon se fit gentiment remballer, coup de semonce en prime. Une seconde victime fut contrainte de rejoindre la première manu militari. Des enfants pleuraient, terrorisés, dans les jambes de parents horrifiés. Une femme suppliait, alors que deux silhouettes vêtues de noir sortaient de chez elle avec des caisses de vivres. Un petit acompte qui les privaient de leur réserve pour le mois.
— Pitié, dis-moi que…
Simon coupa Tara, un doigt en l’air, l’autre appuyé sur son oreillette, écoutant ce qui en sortait. Puis il se retourna quelque peu, leur faisant signe de se rapprocher. Ce qu’il chuchota alors fit la joie de Tara. Comme un seul corps, ils prirent leurs armes en main, visèrent, tirèrent, coururent à l’assaut, se lancèrent à l’attaque, frappèrent et tranchèrent, sans état d’âme pour leurs assaillants tardant à réagir correctement, surpris après ce faux repli, trop sûrs d’eux, persuadés de s’être débarrassé aisément de gêneurs. Des gêneurs équipés de gilets par-balles, et bien entraînés, réactifs, s’en sont donnés à cœur joie, fauchant, éliminant, achevant, n’en laissant que peu s’échapper, sans trop de pertes de leur côté. Tara s’étonnait parfois que Mahdi accepte de tels nettoyages, surtout là, alors que leurs ennemis n’avaient encore blessé personne. Bien qu’à ce rythme de persécution et d’oppression, ils condamnaient leurs victimes à une mort lente et assurée.
La première réaction des habitants, de prime abord réfugiés en hâte dans leurs intérieurs, parfois sauvés in extremis, alors que leurs maîtres voulaient s’en servir comme bouclier, se révéla une peur particulière. Non pas à l’encontre de ces gens arborant ces sigles étranges, mais quant aux conséquences de ce qui venait de se passer.
— Qu’avez-vous fait ? Vous n’auriez pas dû ! Maintenant, ils vont venir se venger sur nous. Vous nous avez condamnés !
Par malchance, au moment de chercher de quoi redémarrer la vie de leur petit village, ils avaient choisi la mauvaise direction, puis eu le malheur de marchander avec les mauvaises personnes. En réalité, ils s’étaient endettés sur un terme si long qu’une génération ne suffirait pas pour tout rembourser. Surtout qu’il leur fallait revendre leurs productions uniquement dans ce pays, au risque de ne pas retrouver une monnaie équivalente ailleurs. Ils ne risquaient même pas d’en trouver, de la monnaie. C’est de là qu’aboutit cette cruelle visite. Les huissiers avaient changé de méthode…
Simon et d’autres dragons prirent le temps de leur expliquer le système dans les grandes lignes.
— Rien n’est définitif. Vous pouvez encore vous joindre à notre réseau.
— Si nous restons ici, ils vont nous tuer.
— Alors venez avec nous. Nous vous déposerons dans la prochaine communauté, et vous discuterez avec eux de votre avenir.
Ils n’avaient plus réellement le choix. Pour des anciens ayant vécu leur vie dans ce hameau, cette unique option déchirait leur âme. Rester et mourir, ou tout abandonner derrière eux et partir.
Son travail terminé, Tara s’était déjà éloignée, s’isolant pour nettoyer son arme et le reste, mais aussi pour retrouver le calme, reprendre pied avec la réalité. Mahdi vint la voir, comme il en avait souvent l’habitude, mais elle le renvoya, le décida à aller à leur rencontre, qu’il cesse donc de la coller, elle n’avait pas besoin de lui, eux si.
— C’est Yahel, mon ange-gardien. Pas toi. C’est toi-même qui le lui as demandé, il me semble. L’aurais-tu oublié ?
— Non. Mais tant que je suis là, je peux bien l’aider dans cette tâche, qui n’est pas des plus faciles…
Peut-être sa magie parviendrait à aider les plus récalcitrants.
Il ne resta qu’un couple d’un certain âge, dont l’enfant était enterré derrière l’église du hameau, ainsi qu’un vieux pas si ronchon. Mahdi conversa un bon moment avec lui, les deux finissant par s’installer pour boire un verre, se quittant par une longue poignée de main, entre humains, l’un ayant persuadé l’autre qu’il avait mené une longue vie, que plus rien ne lui faisait peur, et qu’il garderait un œil sur le petit couple.
— Si ça se trouve, c’est pas ici, qu’ils vont revenir. C’est vous qu’ils vont chercher. Je serais vous…
Les autres embarquèrent dans les camions. Une question restait : fallait-il laisser une indication précise de la communauté la plus proche aux restants, au risque que des combis noires mettent la main dessus ? Jusqu’ici, sur les lieux visités, ils n’avaient jamais tout emporté, laissant juste leur symbole comme unique trace de leur passage. Cumulé aux rumeurs, ça fonctionnait, comme méthode.
John s’était joint à l’équipe de Tara. C’était la première fois qu’il participait à un convoi en mission, il était donc resté à l’arrière en observateur, avait assisté à tout depuis les écrans aux côtés de Yahel. Il ne manqua pas de reparler de tout cela, s’incrustant auprès du feu où se trouvait Tara à l’occasion de la tambouille du soir. Elle mangeait en silence, écoutant à peine ce qu’il disait, ne se gênant pas pour laisser les autres répondre à sa place. Elle finit par s’éloigner en marmonnant une excuse, emportant sa gamelle.
— Ne te vexe pas, expliqua Yahel. Elle n’a rien contre toi.
— Ouais. C’est notre Tara, elle est comme ça, parfois avec nous, parfois partie ailleurs…
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