28 – Je me sens lapidée et seule comme un hérétique
Ils l’avaient ramené au même endroit après la visite de la femme. Des visites dont Tara n’était pas dupe sur l'objectif : elle lui était envoyée pour “vérifier son état”. Quelle ironie.
Deux hommes pour la porter. Pas sûr que ce soit les mêmes que la veille, ceux-là étant un peu moins tendres. Quelques coups fusèrent, accompagnés de noms d’oiseaux.
— Ça suffit, l’entendit-elle dire tranquillement.
Ses deux geôliers s’en allèrent en ronchonnant.
— Il faut les comprendre. Tu as tué tant des leurs…
— Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre…
— Oh, tu te prétends innocente ?
— Absolument pas. Pas plus qu’eux, pas plus que toi.
— Tu as tué. Des hommes et des femmes qui avaient des amis, une famille, un foyer…
— Dis celui qui a fait envoyer tant des miens à la mort, et qui me torture pour pouvoir atteindre mes autres compagnons et envahir un autre territoire à moindre effort. Je sais pertinemment que c’est ce que tu cherches. Ne dis pas le contraire. Et tu me traites de démon ? Nous nous reconnaissons entre nous, n’est-ce pas ? Oui, j’ai tué, sans distinction et sans état d’âme. Des violeurs, des tueurs, meurtriers, assassins, égorgeurs, infanticides, parricides, des démons sans conscience, n’accordant aucune valeur à la vie humaine. Des coupables pris sur le fait. Ou face au choix de tuer ou être tué. Les tiens sont des soldats qui ont choisi leur camp.
Oui. Mahdi avait compris de quoi j’étais capable. Ce vide en moi qu’il avait ressenti, c’est une porte ouverte sur l’enfer, coupant toute sensibilité, toute compassion, toute émotion, me rendant apte à ma tâche, l'outil idéal pour le servir. Quoique je mente un peu. Cela n’a pas toujours été sans parti-pris. La haine, la rage, la fureur de la bête m’a parfois amené à déroger quelque peu à mes propres règles. Il valait mieux pour mes ennemis éviter toute attaque personnelle. Celui-ci sera le premier que je ne tuerais pas de mes propres mains. Le seul, même… Je n’ai pas à m’étonner qu’aujourd’hui, tout juge et bourreau que j’ai pu être, ce soit à mon tour de passer dans la balance et de faire face à ma sentence.
— Mmh… Pour une communauté qui prétend prôner la paix, la volonté de vivre ensemble, si j’ai bien compris votre petite propagande, reconnais que vous êtes plutôt belliqueux. Toi en particulier.
Étrange parcours, en effet, elle ne pouvait le nier. Mais sans la chute, sans des démons comme elle, comme lui, pour épurer la place, combien de générations aurait-il encore fallu à cette civilisation agonisante pour mourir afin de mieux renaître de ses cendres ? Combien de générations d’humains perpétuant la malédiction, condamnés à se faire mal les uns les autres, consciemment ou non, volontairement ou non, car incapables de reconnaître, d’admettre que le corps, cette belle machine, le cerveau, si bel ordinateur inclus dans le lot, ouvrant sur l’intelligence, les émotions, l’amour, ses si belles créations de la nature, tout ce bel ouvrage offert à leur espèce, ils étions loin de l’utiliser à sa juste valeur ?
Et pourtant, combien de fois elle-même avait douté ? Son existence même, autant que celle des dragons, son unité particulièrement, comment seront perçus leurs actes par les générations futures, celles-là même pour lesquelles ils luttaient dans l'espoir de leur offrir un meilleur avenir ? Tout ce sang versé, sera-t-il reconnu utile ? Un avenir serein leur sera-t-il même possible dans ces conditions ?
Pourquoi je me pose toutes ces questions aujourd’hui ? C’est inutile. Je n’aurai jamais les réponses. Je vais bientôt mourir. Mahdi, toi aussi, tu m’as menti. Je peux résister, tu m’as forgée pour cela, mais ce ne sera pas éternellement. Et non, je ne m’en sortirai pas. Mais ne t’inquiète pas, je ne t’en veux pas. Toi aussi, tu es humain. Sache que je ne regrette rien.
Elle sourit.
— Je sors du lot. Et oui, je suis une tache dans leur tableau. Une tache condamnée à disparaître. Un démon qui a décidé d’éliminer ses semblables. Ne me dis pas que toi et ta petite armée vous ne vous y retrouvez pas dans tous ces crimes ! Pour commencer, infanticide, ça te dit rien ? Aller jusqu’à tuer des enfants, quel engagement !
— Je vois à quoi tu fais allusion ? Cette petite n’avait pas suivi les ordres. Il a fallu la neutraliser, tu comprends. Pour que les autres se souviennent où est leur place. Vois-la comme une victime collatérale, trop stupide pour obéir. Mes soldats font leur travail. Faire régner l’ordre, à tout prix.
— Leur travail ! Et en plus ils sont payés pour ça ! Pour tuer des gosses ! Preuve supplémentaire. Toi, moi et les tiens, nous sommes du poison, un cancer qui empêche l’humanité d’évoluer. J’ai choisi de me battre pour aider à l’élimination de ce poison, même si cela signifie sacrifier quelques idéaux, et quitte à risquer ma propre mort. Sauf que moi, quand je tue, je ne fais pas durer le plaisir. Même si c’est pas l’envie qui m’en manque. Tu es pourri de l’intérieur, tu terrorises, tu massacres, tu…
Il lui envoya une décharge.
— Mais oui, j’ai compris. Tu prétends valoir mieux que moi…
— Montre-moi que tu vaux quelque chose. Arrête de perdre ton temps, et tue-moi.
— Bien que cela m’en coûte, je devrais en effet finir par te tuer. Ils demandent tous à ce que tu sois punie, tu vois, et pas seulement mes soldats. Mais tu sais ce que tu dois faire avant.
— Un sadique parmi les autres… Mon instinct ne me trompait pas, dit-elle plus bas. Tue-moi ou je te tuerai !
— Parle !
La litanie des morsures électriques reprit. Elle l’aborda tel un combat. Un combat d’un autre genre, mais qui demandait la même énergie, la même volonté pour vaincre. Un combat où la victoire se solderait par son silence obtenu au prix de ses souffrances. À moins qu’elle n’arrive à l’amener à la tuer.
Elle devait être aussi inflexible et impitoyable que lui, car il lui fallait tenir. Et seul ce vide, son poids noir et lourd, ce dragon qui remuait dans ses tripes, seul lui pouvait l’y aider.
Tenir le plus longtemps possible. Tenir pour gagner du temps.
Combien de fois encaissa-t-elle ? Combien de fois perdit-elle conscience ? Combien de fois la ramena-t-il à coup de gifle, de poing ou de matraque ? Étrange échelle de temps.
Ils furent interrompus par une entrée bruyante. Des voix, quelque chose roulant sur le sol bétonné, des bruits de vaisselle.
— Comme promis, chef !
— Ah ! À la bonne heure. Et vous restez pour me tenir compagnie, j’espère. Celle-ci n’est pas des plus… joviales.
— Crève, lui envoya-t-elle en réponse.
Il soupira, comme réellement attristé.
— Détachez-la, elle n’ira pas loin.
La détacher consistait juste à la décrocher et à la laisser affaler là, à même le sol. Pendant ce temps, elle entendit des chaises qu’on remue, de faïences s’entrechoquant, crissant au contact du métal, puis un brouhaha empli de mastications, de liquides qu’on verse, au milieu de conversations joyeuses. Le pire : les odeurs.
Merde !
Elle n’était plus à la merci de son jouet électrique, mais la torture continuait. Tous ces relents de nourriture se répandant dans la pièce rappelèrent son estomac à la vie, lui faisant subir une litanie de crampes, plus fortes que jamais, lui retournant littéralement l’estomac. Elle se crispa, se replia sur elle-même sous la douleur et les nausées. C’était cela la faim, la vraie faim. Elle avait conscience qu’elle avait eu de la chance toutes ces années. Même en ayant erré sur les routes des mois durant, le fait d’être dans un groupe préparé à tout fait qu’elle a toujours vécu dans un confort suffisant pour avoir toujours à manger à portée de main.
Ses hoquets et ses gémissements avaient fini par l’attirer. Elle le soupçonnait plutôt d’avoir bien attendu avant de venir.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va pas ?
Il devait prendre bien du plaisir à la voir ainsi par terre, aveuglée et démunie, à moitié nue, se tortillant de douleur et hoquetant pour respirer.
— Tu as faim, c’est cela ?
Une odeur de viande cuite encore plus près que sa voix. Des rires derrière. Un nouveau spasme la vrilla. Elle se surprit à avancer la tête et la bouche par instinct.
Ne l’écoute pas. Ne cède pas. Tu sais qu’il ne te la donnera jamais. Résiste.
— Tu es sûre ? Tu ne veux pas ?
Encore plus près.
Allez, reprends-toi. Respire, respire. Ne rentre pas dans son jeu.
— Allez, je sais que tu en as envie.
Elle encaissa la contraction suivante, retint sa respiration.
Ferme ta bouche, sinon tu vas dessécher plus vite.
Elle déglutit péniblement, se força à contrôler sa respiration, la rendant moins rapide, plus profonde.
C’est ça, c’est bien, calme-toi. Reprends-toi. Ne l’écoute pas. Ignore cette odeur, aussi alléchante qu’elle soit.
Elle insista ainsi, jusqu’à ce que son ventre se calme. Il s’était lassé de son jeu avant elle. Combien de temps cela prit-il ? Peu importe. Cette victoire était pour elle.
— Rassure-toi, tu n’es pas très grande, mais je n’ai pas encore exploré toute la surface de ta peau.
Et le reste de la journée, il mit le paquet, n’épargnant pas ses jambes abîmées, terminant en beauté. Il la menaça en appuyant sous sa mâchoire, soulevant sa tête.
— Tu vas tout me dire. Allez, crache le morceau !
Elle n’avait plus rien à cracher, encore moins lorsqu’elle crut mourir de la décharge vrillant tout son crâne. Lorsqu’elle reprit conscience, elle sentit les picots sur sa tempe.
— Vas-y, l’encouragea-t-elle.
Elle se retrouva sur son lit de paille, constatant qu’elle respirait encore. Son corps entier n’était que douleur, les reliquats de pansements collant sa peau, imbibés de sang glacé, poisseux. Les brûlures laissées par les picots ne parvenaient à la réchauffer.
Dans le silence, la solitude, le temps perdant toute substance, comment dire ce qui tint du rêve, de la réalité ou du délire. Mahdi à quatre pattes au-dessus d’elle, la retenant de partir au combat, de cesser le feu, lui intimant l’ordre de vivre un peu. Mahdi plus vieux de quelques années, toujours la dominant avec une telle bienveillance, l’encourageant, la persuadant, alors que c’était le moment. Son moment.
Es-tu si sûr que je tiendrai le coup ? Que j’en suis capable ? Je ne tremble même plus tellement mon corps est froid. Jusqu’à quand veux-tu que je tienne ? Comment être sûr que je ne vais pas céder trop tôt.
J’ai soif.
J’ai faim.
J’ai froid.
Je suis seule.
J’ai mal.
Je saigne…
Ces chaînes si lourdes…
Je veux que tout s’arrête.
Je veux partir.
Je suis si proche de…
Il fait si froid…
C’est long. Si long…
Un dragon éthéré s’extirpa de son ventre, s’éjecta vers le ciel, mais ne partit pas, l’extrémité de son corps serpentant ne coupant pas le lien qu’il formait entre elle et lui. Il revint, lui hurla en pleine face sa fureur bavante, gueule béante. Elle encaissa bravement la chaleur ardente de son souffle, comprenant son courroux, sa frustration. Son message aussi.
Non, je ne te donnerai pas de raison de me lâcher, de m’abandonner. Je ne suis pas faible.
Il se calma, se lova sur lui-même, rétrécit, s’enroula autour d’un lion noir apparemment endormit, le couvant du regard. Ces deux entités réconciliées ne pesaient rien sur son ventre. Mais d’où venait alors cette chaleur ?
Une nouvelle fois, la femme passa, réussit à lui donner de l’eau. Une eau avec un arrière-goût. Elle avait pu l’améliorer. Même si cela ne soulagea pas sa faim, cela ne pouvait que l’aider. Ou juste prolonger son calvaire. Par expérience, elle avait déjà affronté l’impuissance. Mais là, une épreuve des plus redoutables, et des plus vaines. Une fois qu’elle serait persuadée des bonnes conditions, inutile de prolonger le plaisir de son bourreau. Mais comprendrait-il ? Accepterait-il même la vérité ?
— Combien de temps, demanda Tara.
— C’est votre troisième jour.
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