36 – 1 Tu ne me vois pas
Elles avaient toutes décidé de profiter de la plage en cette fin d’après-midi. Adama avait invité Tara à venir s’allonger sur une couverture posée sur le sable, à l’ombre des arbres. Décor bien agréable pour changer, sortir de la routine médicale. Elles l’avaient assistée pour faire quelques pas dans la mer, exercice utile mais épuisant, avant qu’Adama lui traite ses brûlures juste là. Tara avait remis un vêtement ample pour protéger cette peau du soleil, considérant déjà heureux qu’elle en supporte enfin le contact prolongé, avant de se réinstaller parmi les autres femmes.
Écoutant, un peu malgré elle, les conseils d’Adama, elle avait lâché prise, ignorant toutes les questions qui menaçaient de germer au fond de son esprit, vivant au jour le jour, sans penser à rien, si on peut appeler ça vivre. Elle se laissait porter, coquille vide suivant sans pensée aucune le fil de ses journées. Vide mais souffreteuse, la douleur la laissant rarement en paix, présence subtile titillant les moments les plus apaisés, bête féroce plantant ses crocs jusque dans ses rêves aux pires moments. Le prix de sa petite escapade l’avait prouvé. Avantage : elle avait découvert une portion de l’île dont elle ignorait l’existence, la route traversante, se divisant en direction du hameau d’un côté et du port de l’autre, ainsi que l’entrée principale de l’hôpital, un des murs arborant un immense symbole. Deux mains, paumes ouvertes, offertes, au centre un bâton où s’enroule un serpent. Le symbole des médics.
Ils l’avaient ramené à sa chambre, prodiguant immédiatement crème et massage en soin préventif pour ses jambes malmenées trop vite trop tôt, mais insuffisant, comme le craignait Adama. Tara, à la fois sac inerte gisant enchaîné, les os devenus frottements grinçant, vibrant à travers la chair, à la fois crevant d’étouffement, étranglée, dans un noir absolu, en plus de la présence de Mahdi, fut interpellée par ces voix au loin. Elle qui avait tenté de fuir la douleur dans le sommeil… Pourtant, jusqu’ici, chaque fois qu’elle avait dormi durant la journée, dans cette lumière si particulière, cela l’avait protégé de l’enfer.
Leu jour avait illuminé ses trois raccompagnateurs, quatre en comptant le chien d’Élie. Le chaos avait cédé la place à la paix, la laissant retrouver son souffle, mais pas tout à fait. Fronçant les sourcils, Adama, grimaçant devant ses genoux enflés autant qu’enflammés, faisant signe à son fils quittant aussitôt la chambre un instant, l’avait averti alors devoir user des grands moyens pour la soulager, au grand dam de sa réticence à utiliser la chimie. Tandis qu’Aïssatou épongeait la sueur de son visage, elle avait dénigré d’un silence fermé.
— Je suis habituée à pire… avait-elle marmonnée.
— Allons, ici nous ne laissons personne souffrir.
— Inutile… Mon châtiment… J’y serais toujours.
— Tara…
— J’y serais toujours, répéta-t-elle plus bas, résignée.
Le visage d’Adama, de peiné, passa en colère effarée, devint le premier plan dans la vision de Tara tremblant de souffrance, se débattant en refus. Ses mains prenant son visage, ses paumes sur ses joues, Adama l’avait obligée à ne regarder qu’elle.
— Tu n’es plus là-bas ! Tu n’as plus de raison de souffrir !… Tu m’entends ?
Mensonge, tout cela. Son corps ne lui appartenait plus. Ce n’était plus le sien. Il n’était que mensonge, tas de chair affaibli, abîmé à jamais, mal ressoudé. Même ses artifices, ce bras, ces mains, cet œil, n’étaient que l’ombre de ceux d’avant. Tout était faux. Alors inutile de croire ces belles paroles.
Progressivement, sans pouvoir expliquer pourquoi, elle avait plongé, s’était enfoncée dans ses yeux noir de jais, subjuguée, inexplicablement fascinée, se demandant quelle magie passait entre elles-deux. Plus rien autour. À peine de légères piqûres, principalement sur ses jambes. Et Aïssatou la rassemblant, l’emmaillotant d’un drap frais, comme on borde un enfant pour rasséréner son sommeil.
— Tu vas un peu planer, la prévint-elle plus calmement.
Elle avait flotté, ailleurs, libérée un temps de toute douleur, piégée entre caresses, câlins, cajolerie, mots et gestes tendres qu’elle avait toujours refusé de prime abord, incompatible avec sa damnation. Elle s’était cru en plein rêve, se mêlant à celui où elle s’était retrouvé bébé dans les bras généreux d’Aïssatou la nourrissant d’affection, ou bercée contre le cœur battant d’Adama.
— Des mamans… Des super mamans… Elles devraient toutes être comme ça… Comme ta maman, ajouta-t-elle en tombant sur Élie, toujours présent… Des comme ça, tout le monde n’en a pas eu… Petit lion… Crois-moi !
Il avait approuvé, lui confirmant qu’il savait.
La paume d’Adama était venue récupérer sa joue, la tournant affectueusement dans sa direction.
Tous les deux le même sourire.
— Repose-toi…
Et c’est ce qu’elle faisait, là, aujourd’hui, sur cette plage, la tête posée sur ses bras, allongée sur le ventre, profitant des bienfaits de l’après-massage, déconnectée, la tête remplie uniquement du bruit des vagues, de la douce sensation du vent caressant sa nuque, lorsque le bruit d’une moto provenant du port se rapprocha. Le son s’arrêta sur la route juste au-dessus d’elles, chuintement d’un moteur s’éteignant…
Une voix venant de là-haut.
— Ah, vous êtes là !
— Une moto, j’aurais dû m’en douter, dit Tara la tête encore entre ses bras.
Elle leva les yeux en direction de la voix, ne montra aucun étonnement à la vue de Yahel.
— Voilà l’empêcheuse de bronzer tranquille au soleil…
— Tu sais pourquoi elle est venue, lui dit Adama alors que les autres filles saluaient la nouvelle arrivée, ou plutôt pour qui. Je n’aurais pas réussi à la retenir plus longtemps. Elle n’attend que cela.
En réaction, elle soupira.
— C’est bon, j’y vais… Je me débrouille, ajouta-t-elle lorsqu’elles voulurent l’aider.
Et devant Yahel, elle se leva, s’aidant de ses béquilles, y alla doucement, péniblement, en serrant les dents. Yahel resta les mains agrippées à la balustrade de la promenade en surplomb quand Tara fit les quelques pas jusqu’aux petits escaliers, puis les grimpa, supportant les légers grognements à chaque marche, chaque fois qu’il fallait plier ou déplier les genoux. Elle resta immobile, sans intervenir, suivant le message envoyé par son regard. Intervenir, c’était la dernière chose à faire. Et elle la laissa agir sans rien dire, en attente, jusqu’à ce qu’elle parvienne à côté d’elle, s’appuyant contre la barrière, dos à la mer, presque assise sur une des barres transversales, se stabilisant avec les béquilles pour ne pas se fatiguer, reprenant son souffle.
Elle ne put manquer ses jambes sous le short. Quelque chose se serra dans sa poitrine.
Toutes ces cicatrices…
— Salut, lui dit Tara, sans sourire vraiment, regardant droit devant elle.
— Salut… Ça faisait un bail.
Tara eut un tic de dédain, soupira. Regard en biais.
— Qu’es-tu venue faire ici ?
— Je voulais te revoir, voir comment tu allais… Je m’inquiétais.
— Alors ça y est, satisfaite ? Tu as contemplé ton œuvre ?
— Je…
Adama l’avait prévenu que cela risquait de ne pas être facile. Là, elle ne savait déjà plus quoi dire.
— Tu te doutes bien de ma question suivante, non ?
— Non, laquelle ?
— Pourquoi… Pourquoi être venue me chercher ? Pourquoi m’avoir ramenée ? Si cet ordre a été donné, c’était pour éviter tout risque inutile !
Tara se tut soudain, lâcha un profond soupire.
— Inutile… ajouta-t-elle sombrement.
— Mahdi me l’a ordonné… Tu sais comment il peut être quand il veut, on ne peut pas…
— Je sais ! Comme par hasard, le même discours. Je sais que c’est lui, et je sais qu’il est très persuasif, je parle par expérience. Mais avoue-le, ça t’arrangeait bien, non ?
— Oui, et je n’ai aucun regret, car tu es là.
— Ah oui ?
Silence.
— Yahel, tu sais très bien pourquoi nous avons décidé cela. Si tu voulais me sauver, il aurait fallu arriver plus tôt… beaucoup plus tôt. Et tu savais que tu ne le pouvais pas. Dès que tu les as vu me prendre, tu savais tout comme moi le sort qui m’attendait. Et tu ne serais pas venue, je serais morte, tout simplement, et tout serait terminé. J’aurais dû mourir, j’allais mourir. Il fallait me laisser.
Elle se tourna ensuite tout à fait vers Yahel.
— Tu n’as aucune idée de ce que j’ai vécu là-bas. C’était tellement insoutenable que même moi, j’ai fait en sorte d’en oublier… Oublier le pire. Tu vois, même si tu venais pour m’interroger, pour savoir si j’ai craché quelque chose qui aurait pu vous mettre en danger, j’en sais foutrement rien ! Et pourtant, chaque jour je subis encore les effets de leur petit “traitement”, mon corps me crie sa souffrance, mon reflet dans la glace… Regarde-moi ! Ne vois-tu donc pas ? Et la nuit… Chaque nuit, je revis ces moments, ceux que j’ai vécus comme ceux que j’ai oubliés, espérant ne pas m’en rappeler au réveil. Je ne sais même plus depuis quand…
Elle secoua la tête, déglutit.
— Adama pense que je me suis accrochée à la vie. Moi, je crois que la mort s’est jouée de moi, venant me narguer alors que j’agonisais sans fin. Et je suis ici, oui, mais je suis encore là-bas, entre leurs mains, gisant dans le froid et la crasse, entre ses mains, détruisant mon corps, réduisant mon âme en morceau… La mort aurait été une libération. Tu crois m’avoir sauvée, mais tu as tort. Tu m’as condamnée à la vie !
Yahel resta silencieuse, encaissant toute la colère et la souffrance de Tara. Ces mots atteignaient en plein cœur le doute qui l’assaillait depuis qu’elle l’avait ramenée. Et pourtant, même si c’était égoïste, de la voir exploser ainsi, elle recevait la preuve parfaite du retour de Tara à la vie. Elle finit par lui répondre en souriant.
— Vas-y, écorche-moi, blesse-moi, défoule-toi sur moi. Je suis là pour ça, et je serais toujours là. Tu me trouveras toujours.
Tara lui jeta un regard noir, dénigrant les yeux humides de son amie, puis elle secoua la tête, s’adossa à nouveau contre la barrière, s’appuyant plus fort sur ses béquilles. Le silence s’installa.
Yahel regardait Tara persistant à l’ignorer, le vent faisant virevolter ses cheveux aux mèches blanches, cachant par instant sa joue.
— Ah, avant que j’oublie…
Elle alla à la moto, décrocha un objet, se mit face à son amie pour le lui tendre à deux mains.
— Je te le rends. Je l’ai retrouvé pour toi.
Tara posa machinalement ses béquilles sur le côté, se redressa sur ses jambes, fixant son bâton de combat, les yeux agrandis. Un coup d’œil à Yahel, un regard encore plus noir qu’avant, puis retour sur l’arme. Sa main avança, hésitante, stoppa à mi-course, trembla un instant, puis recula, reprit sa position. Elle revint contre la barrière, les yeux toujours rivés dans la même direction, mais ne voyant plus vraiment l’objet, le regard comme hanté, lointain.
— Je te le pose là, finit par dire Yahel devant son absence de réaction.
Elle le plaça à la verticale contre la balustrade, juste à côté d’elle.
— Si tu veux me voir, je reste quelques jours. Je veux profiter de cet endroit moi aussi. Sinon, dans tous les cas, continue, prends le temps de te remettre, et quand tu le voudras, sache que l’on t’attend. Tu peux rentrer quand tu veux.
Et elle grimpa sur la moto, démarra, s’éloigna.
Rentrer ? Rentrer ou ?
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