38 – 1 Que suis-je devenue, ma douce amie ?

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Yahel trouvait que tout le monde s’agitait un peu beaucoup depuis quelques jours. Tout cela juste pour l’arrivée de quelques personnes. De nouveaux renforts, toujours appréciable, quel que soit le nombre, mais tout de même… Et ce jour-là fut pire que d’habitude. Un véritable branle-bas de combat.

Elle entendit des bruits de moteur, sortit, arriva à temps pour assister à l’arrivée des bus. Sidérée, elle les compta.

Quelques renforts ?

— C’est moi ou on m’a caché des choses, dit-elle à Marc qui arrivait à ses côtés en affichant un air goguenard.

Parmi les premiers à descendre d’un des cars, elle reconnue Élie, accompagné de son chien qui fila aussitôt se dégourdir les pattes.

Il ne suivit pas son animal, ne s’éloigna pas de la porte, au contraire. Il attendit la personne qui le suivait, tendit la main pour l’aider à descendre. Une main pas ordinaire, et pourtant si familière, se montra, saisit celle d’Élie, leurs doigts s’entremêlant. De son autre main, tout aussi spéciale, la personne s’aida d’une canne, stoppa un instant pour regarder alentour, sourcils légèrement froncés sur des yeux à demi humain.

Un bâton blanc dépassait de son dos.

— Qu’est-ce que tu attends ? lui dit Marc, gentiment, sans la brusquer.

Yahel s’avança. Leurs regards se croisèrent, se trouvèrent.

— Je te ramène un peu d’aide, lui dit Tara. J’ai cru comprendre que tu en avais besoin.

— Oui, un peu ! Je vois ça ! dit Yahel après avoir avalé sa salive, puis fermant les yeux en souriant jusqu’aux oreilles.

Tara s’amusa intérieurement de la voir se retenir de se décomposer sur place sous l’émotion.

Chère amie, tu n’oses même pas me prendre dans tes bras. Je suis bien cruelle envers toi. Jamais je ne t’ai accordé cela.

— Vas-y !

Marc venait de pousser gentiment sa compagne dans sa direction. Elle l’aurait embrassé.

Enfin, Yahel s’approcha, arriva juste devant elle, prit sa tête entre ses deux mains, colla son front contre le sien. Tara ne put lui répondre que d’une main. En premier plan, le flot de larmes de son amie. Des larmes de joie.

Elle profita de cet instant de retrouvailles, attendu depuis si longtemps par Yahel, bien plus longtemps que pour elle, avant de serrer la main de Marc. Puis elle observa ce nouvel endroit, les visages des présents. Des inconnus, comme elle s’y attendait, sachant que, de la communauté de son village, les vivants s’étaient éparpillés, les autres, morts. Il n’y aurait pas Erwan passant son bras autour de ses épaules, l’entraînant pour aller boire une bonne bière ensemble, ni Mathilde, ni personne d’autre. Pourtant, des visages connus apparurent. Des visages qu’elle avait crus disparus à jamais, morts au combat ce jour-là. Des visages de l’arrière-garde.

Quelque chose s’éveilla, s’agita en elle à la vue de ces derniers visages, dont un en particulier. Le visage pâle mangé par une barbe d’un blond broussailleux, les cheveux détachés, contrairement à son habitude, et pourtant, elle ne rêvait pas.

Tu es attendue, hein ? Ça m’apprendra à écouter ce qu’on me dit.

— Simon ?

— Tara… Je suis heureux de te revoir, je…

Lui aussi perdait ses mots.

— Je te ramène un peu de travail, si tu es toujours de la partie. Je leur ai appris tout ce que j’ai pu. Le reste, c’est de toi, et sur le terrain qu’ils l’apprendront. Et si tu n’es pas satisfait d’eux, viens t’en prendre à moi ! En tout cas, je…

Elle aussi ne savait plus quoi dire ni penser. Devant elle, les deux groupes se mélangeaient, les nouveaux avec leurs hôtes, les jeunes avec les vétérans arborant tous le sigle du dragon.

— Je ne pensais pas… murmura-t-elle.

J’ai bien envie d’en savoir plus.

Un autre groupe arriva. Une dizaine de personnes d’âges et de corporations différentes. Elle comprit avant même qu’ils se présentent : le comité gérant cette communauté.

— Soyez la bienvenue parmi nous.

— Merci de m’accueillir, ainsi que tous ces jeunes gens.

— Nous sommes heureux et fiers de vous avoir. Nous espérons que vous trouverez ici votre nouveau foyer.

Mon nouveau foyer ? Peut-être… Il sera là où mes amis seront.

— Prenez le temps de vous installer. Nous nous retrouverons plus tard pour discuter.

— Je vais lui faire visiter, intervint Yahel, et nous mangerons tous ensemble. Il reste encore des bananes qu’Adama nous a fait parvenir plus tôt. Entre autres… L’hélidrône, c’est pratique, ajouta-t-elle devant l’air surpris de Tara. Je me disais qu’elle avait vu grand, mais finalement…

— Elle a bien tout prévu, dit Tara, songeuse. Mais je retrouverais bien du local.

— Tara, où es-tu ? Tu es en retard !

Elle fut surprise en entendant la voix qui venait de les interrompre. Plus petite et plus avachie que dans son souvenir, et pourtant, c’était bien Annie au milieu de la jeunesse, campée fermement sur ses deux béquilles pour rester debout. La vieille femme ne s’arrêta que lorsqu’elle la trouva.

— Viens, je t’attends pour manger, dit-elle, déterminée, drôlement sévère, trouva Tara.

— On arrive, lui répondit Yahel. Allez-y, nous vous rejoignons.

— J’espère ! dit la vieille Annie, se décidant à faire demi-tour pour suivre la personne qui l’assistait.

Annie, dis-moi, est-ce que ce que je viens de penser est horrible, ou est-ce vraiment ton choix de t’accrocher à la vie ?

Tara et Yahel finirent par suivre ses pas. Elle put ainsi découvrir cet endroit où elle allait vivre les prochains temps. Elle marcha lentement, précautionneusement, un peu rouillée par l’immobilité imposée par le voyage. Elle en sut gré à Yahel de suivre le rythme sans rien dire.

Dans cette communauté, des bâtiments, beaucoup et de différentes tailles. Des gens, bien plus que leur camp caché par la forêt. Les restes d’un grand village de l’ancien monde, ou plutôt une petite ville.

Yahel l’emmena dans un des bâtiments où s’étaient rassemblés une partie des dragons. Elle lui montra sa chambre, une petite pièce un peu à l’écart. Elle n’avait pas oublié son besoin de tranquillité. Puis elle l’emmena dans une salle commune, située dans un autre édifice.

— Parfois nous restons dans la nôtre, mais ils te veulent, ce soir.

Elles arrivèrent sur une sorte de grande estrade avec des tables et des chaises, surplombant le reste de la salle, contenant aussi le même mobilier. Cela surpris Tara, car il y avait une autre entrée.

— Tu n’as pas de marches à monter, par là.

Si tu le dis…

Elle était tout de même perplexe, constatant où certains s’étaient installés. Symboliquement, cela pouvait signifier des choses intéressantes.

Elle apprécia pour d’autres raisons d’être en bout de table, profita du repas pour reposer un peu ses jambes. Ils furent plusieurs à se lever pour venir à sa rencontre. Elle leur rendit la politesse d’usage, sans pour autant cesser d’observer cette multitude.

— Tara, on dirait que tu es en mission !

Cela faisait rire Yahel, qui expliqua, surtout pour Élie et d’autres à leur tablée, que dans chaque endroit où ils étaient accueillis pour la première fois, chez de potentiels candidats apparemment bien sous tout rapport, Tara affichait la même tête, observant tout en silence, analysant, notant chaque comportement. Pour Yahel, c’était un signe supplémentaire lui prouvant que son amie était bien de retour.

— Elle cherche où est le loup ! Pas sûr qu’elle me croit si je lui dis qu’il n’y en a pas !

— Pour le moment, rétorqua-t-elle, jouant le jeu pour Yahel.

Elle fit exprès de prolonger la soirée, attendant qu’un maximum soit parti. Elle laissa Yahel s’en étonner en silence, lui expliqua lorsqu’elle estima le bon moment arrivé.

— J’ai ma fierté, dit-elle, se levant en grimaçant, un genou criant plus que l’autre.

— Je vois. Je sais par où on va passer avant que je ne te raccompagne à ta chambre. De toute façon, c’était prévu. Je dois récupérer ce qu’il faut pour ta peau.

Toujours pas de sourire apparaissant sur le visage de Tara, mais Yahel l’entendit répondre.

— Je ne savais pas que les anges-gardiens étaient aussi infirmiers.

— Qui d’autre pouvait remplacer Adama ?… C’est vrai, tu n’as pas pu voir, ajouta-t-elle, perdant son enthousiasme.

Non, c’est vrai. Je n’ai même pas cherché à savoir ce que tu as fait, tout ce temps où j’étais dans le coma. Et pourtant, tu es toujours là.

Elle se laissa soigner, à l’infirmerie pour cette première fois, avec en plus des autres soins, un bon massage dans les jambes sous le parfum particulier du produit de Mahdi, ou plutôt d’Adama, avait-elle fini par comprendre, l’ayant surprise plus d’une fois avec des plants fraîchement cueillis sur l’île. Elle venait d’enfiler un pantalon chaud et un débardeur quand la porte s’ouvrit sur Annie, toujours avec la même aide.

— Excuse-moi, Tara, j’ai loupé le repas, j’étais un peu fatiguée.

— Annie, ce n’est pas grave. Je suis heureuse de vous revoir.

Pour la première fois, Yahel put constater que le visage de Tara s’était vraiment adouci.

Annie se rapprocha de Tara, cahin-caha. La vieille femme était à peine plus haute qu’elle, même assise sur un tabouret. Elle la regarda un moment en silence, la détaillant. Tara se doutait de ce que la vieille femme voyait. Elle craignait qu’à ce moment-là, elle ait bien toute sa tête, hélas.

— Donne-le-moi, dit Annie à la femme qui l’accompagnait.

Elle prit le châle de laine que lui tendait la femme, l’ouvrit, le faisant gracieusement virevolter, le posa sur les épaules de Tara, l’en enveloppa.

— Je t’en ai refait un. Le tien était tout abîmé.

Tara ferma les yeux pour en apprécier la chaleur. La vieille passa la main dans ses cheveux, lui disant que cela lui allait bien, les cheveux courts, puis posa sa paume un instant sur sa joue, avant de prendre ses deux mains dans les siennes. Tara la remercia en retour, lui serrant les mains tout aussi chaleureusement en réponse.

Le lendemain matin, elle surprit un conciliabule inquiet entre Yahel et d’autres personnes.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée de lui dire.

— Me dire quoi ?

— C’est Annie… finit par dire son amie.

Tara fit signe qu’elle avait compris.

— Je peux la voir ?

Ils l’emmenèrent au chevet de la vieille femme.

— Elle s’est endormie hier soir. On l’a trouvée ce matin. Elle est partie paisiblement, sans s’en rendre compte.

Cette fois, ce fut Tara qui, sortant sa main de sous le châle, caressa la joue de la vieille femme.

— Nous savons par qui nous sommes attendus, mais parfois nous ignorons que d’autres nous attendent aussi en silence.

Pourquoi m’aurait-elle attendue ?

Annie, j’ai une autre pensée horrible par ta faute. Je suis jalouse de toi… Tu es libre.

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