46 – 1 Ce monde était en train de me tuer
Certaines villes qu’ils avaient traversé n’étaient pas encore libérées à ce jour. C’était la phase la plus longue et la plus délicate. Au moindre dérapage, il leur faudrait tenir, leur passage étant très attendu. Ils s’y attendaient, son bourreau ayant pris un étrange plaisir à annoncer l’événement. Les quelques compagnons lui servant d’escorte restait tous sur le qui-vive. Uniquement des dragons, les résistants ayant approuvé cette idée. Depuis le début, les soldats du lion avaient été désignés les grands coupables des maux de ce pays, dixit son dirigeant. Et bien soit. Autant pour rentrer dans son jeu, mais aussi au nom d’un jour passé, un jour noir, pourquoi pas rejouer une scène similaire
Tara n’était pas la seule à garder les yeux rivés sur la foule assemblée de chaque côté, épiant le moindre mouvement suspect au milieu ou à l’arrière. Mais plus le temps passait, plus elle trouvait la chose intéressante. La conclusion se révélait d’elle-même. Elle put profiter pleinement de la réaction de la population. Au pire, ils ne réagissaient pas. Le mieux était en faveur des dragons. Des soldats en noir étaient bien postés en faction, mais ils n’étaient pas les seuls. Les manifestants marquaient aussi leur territoire, s’imposaient par leur présence. Les plus virulents portaient clairement leurs idéaux, mêlant les symboles de leur révolution et de leurs aides extérieurs. Et ils n’étaient pas venus les mains vides, allant jusqu’à prévoir leurs propres milices pour se protéger. Si jamais il essayait de faire taire ou de tuer tous ces gens, il ne ferait que provoquer un bain de sang.
Si tu t’attendais à ce que je sois accablée de huées ou renversée par une populace en colère, tu as encore perdu. Et si c’est pour mieux repérer tes dissidents, j’espère que tu réalises combien la tâche devient insurmontable. Oui, nous tuons aussi. Mais ils ont compris nos objectifs. Ils ont compris où sont leurs intérêts. Ils ont compris qui est leur véritable ennemi.
Le bus s’éloigna des bassins de population, grimpa des routes de montagne, apparemment seuls. Proche de l’arrivée, Marc ralentit. Ses gardes personnels sortirent par les portes ouvertes pour se positionner, s’accrochant sur les pourtours extérieurs, prêts à intervenir. Ils arrivèrent sur une esplanade, une sorte de petit plateau naturel urbanisé. Pour l’espace disponible, il y avait du monde. Habillé de noir, bien entendu.
Alors que Marc manœuvrait, elle se leva, s’assura que la cape soit bien refermée. Elle allait relever sa capuche lorsque Yahel surgit. En silence, elle lui saisit le visage entre les mains, colla son front contre le sien. Tara sentit le petit mouchard glisser et coller à l’arrière de son oreille, sourit pour l’apaiser.
Il n’y a donc que moi qui suis sereine ? Cela fait longtemps que je ne me suis pas sentie aussi bien, aussi légère, portée par mon dragon en moi, lui qui d’habitude me pèse. Depuis quand n’ai-je pas été aussi sûre de moi ?
Ma pauvre amie, je t’en ai fait voir. Je t’ai bien vu ronger ton frein tout le long du trajet, et même encore maintenant. Rassure-toi, je sais ce que je fais.
Elle descendit du bus le visage caché sous sa capuche. La troupe de combinaisons noires avait formé une allée. Au fond, une grande ouverture naturelle, l’entrée d’une grotte, sûrement plus profonde qu’il n’y paraissait.
Son bourreau se tenait là, sous cette cavité. Il trônait derrière un pupitre dans sa tenue d’apparat, son fameux sabre accroché à sa ceinture. Elle repéra également l’œil de caméras à plusieurs endroits. Étrange cette volonté de diffusion en direct pour cette rencontre, pourtant dans un lieu isolé.
Et mon vrai joueur, que compte-t-il faire ? Se montrer au monde ? Ou est-ce pour mon exécution, lui restant à la contempler dans l’ombre ?
Bon, ben, je sais où aller.
Elle s’avança. Seul le silence l’accompagnait.
— C’est moi ou elle boite plus que d’habitude, chuchota Yahel.
— La connaissant… Tu crois vraiment que c’est parce qu’elle a mal ?
Tara s’arrêta à bonne distance, balaya la scène du regard, scrutant le moindre élément. Les soldats en position fixaient tous un objectif inconnu droit devant eux, sans aucune émotion visible sur leur visage. Elle ignorait si c’était la concentration ou la tension, une légère pression dans son crâne la gênait. Rien de bien grave. Elle ferait avec.
— J’avais dit seule !
— Ah ben ça y est, il cause !
Elle retira sa capuche. Ses cheveux, striés de blanc par endroit, virevoltèrent.
— Oui, c’est bien toi. Mon bourreau. C’est ta voix. Et c’est ton visage. Je n’oublie jamais le visage de ceux qui m’ont humiliée. Pourquoi râles-tu ? Est-ce que tu vois quelqu’un à mon côté ? Oui, mes compagnons m’ont accompagné jusqu’ici. Tu ne croyais tout de même pas que j’allais faire toute cette route seule, sans aucune sécurité ? Tu m’as appris à ne pas te faire confiance. Mais rassure-toi, ils ne se mettront pas entre nous deux. J’espère que tes petits soldats en feront de même !
Elle reprit son avancée.
— Et dans ton dos, c’est quoi ? Enlève-le.
Il n’a vraiment pas l’air à l’aise.
— Ça ? C’est au cas où j’ai trop mal pour marcher. Tu ne vas pas ôter son aide à la pauvre infirme que je suis. Par ta faute, d’ailleurs… Décidément, que crains-tu de moi ? Ah oui, je pense que tu aurais préféré me voir enchaînée, affamée, battue et aveuglée depuis des jours. Cela t’aurait rassuré ? C’est sûr, c’est moins facile pour toi, comme cela.
Il put admirer toutes les dents de son sourire moqueur. Elle, son regard de haine.
Il n’aime pas perdre…
Elle stoppa face à lui.
— Pourquoi tu te barricades derrière ce pupitre ? Tu n’espères pas faire un discours, tout de même ! Je ne suis pas venu pour cela. Tu te rappelles ce que je t’ai demandé ? Sort de là et dis-moi, avant que je ne te tue. Est-il là ? Où se cache-t-il ? Tu l’appelles comment d’ailleurs ? Ton maître ? Ton saigneur ? Moi, je l’appelle mon passager. Je ne l’ai pas oublié non plus. Je sais que c’est lui le véritable maître du jeu. Toi, tu n’es qu’un pantin. Dis-lui que je l’attends…
Le dos de sa main sous le nez, elle chercha du regard derrière lui. Mais impossible de repérer quoi que ce soit de probant dans l’obscurité de la grotte. Peut-être l’esquisse d’un passage, un tunnel profond, lointain, maintenu dans le noir.
— Je sais qu’il est là. Je le sens… Qu’attends-tu ? Montre-toi !
Un bruit sourd de machinerie s’enclencha. Une paroi translucide s’abaissa, séparant la cavité de l’extérieur, laissant Tara et son bourreau seuls.
— Tara !!
Yahel, depuis une des portes du bus, l’appelait, paniquée. Tara ne cilla pas, leva juste la main pour stopper toute idée d’intervention de sa part.
Patience, il est encore trop tôt. C’est maintenant que les choses sérieuses commencent. Et je te l’ai dit, c’est mon combat. Je ne reculerai pas.
Elle défit sa cape, la rejeta au sol. Elle n’entendait pas Yahel pester, affolée, à la vue de ses bras nus dévoilés.
— C’est bien ce que je craignais. Elle est en tenue de combat.
— Tu es décidément bien têtue ! l’admonesta son bourreau. On avait dit sans arme.
— Me dit celui qui porte une épée. Il faut bien que je fasse preuve de mon… potentiel !
L’odeur s’intensifia. Pas très agréable avec ce léger mal de crâne, sans compter cette envie instinctive de reculer. Pas question. C’était la preuve qu’elle touchait au but.
Elle nargua son bourreau.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as peur ? S’il ne vient pas à moi, c’est lui qui va me décevoir…
Un son étrange résonna dans la cavité, se répercuta contre la paroi. Son bourreau se prit la tête à deux mains. La figure crispée, suante, il râlait, implorait, criait.
— Non !… C’est moi ton…
Il n’agonisa pas longtemps. Quelque chose percuta les parois rocheuses à plusieurs endroits.
C’était rapide, très rapide. La poussière dégagée gênait sa vision, pire qu’une explosion. Elle sauta en arrière, juste à temps, évitant une ombre fugace mais bien tangible, recevant uniquement le souffle de cette attaque agressive, suffisante pour la projeter à terre quelques mètres plus loin.
Elle retrouva, sans surprise, le pupitre littéralement éclaté, les morceaux ayant volé partout autour d’elle, se mélangeant aux morceaux de roches. Il ne fut pas le seul. La vision encore altérée, elle se rapprocha avec prudence, restant à quatre pattes. Puis, un genou à terre, elle analysa la masse au sol.
Son bourreau. Le cou brisé.
— Là, je suis vraiment déçue. J’aurais aimé pouvoir le tuer de mes mains. Pour lui, je n’aurais pas été aussi rapide… Viens, toi qui m’as ôté ce plaisir.
L’odeur devint insoutenable. Une odeur putride, d’outre-tombe, d’égout et de mort mêlée. Une odeur qu’elle n’avait jamais sentie nulle part sur cette terre. Une odeur qu’elle ne pouvait identifier qu’aux souvenirs de son cauchemar.
Une voix résonna. Dans la grotte ou dans sa tête ?
— J’ai été un peu brusque. Comprends-moi, il ne m’amusait plus. Je lui ai expliqué qu’il ne m’était devenu inutile, et pourtant, il s’accrochait.
Cette fois-ci, ce fut elle qui agrippa son crâne avec sa main, retenant une nausée.
— Toi oui, tu m’amuses. Tu as fait tout ce chemin rien que pour moi !
— Tais… toi !
— Je suis content de te revoir. Je craignais d’avoir atteint ta limite après avoir trop joué avec toi, au point d’utiliser toute vie en toi. J’ai trop souvent commis cette erreur. Mais toi !… Tu reviens à moi !
Un instant, ce fut comme si sa tête allait exploser, son cerveau envahit de souvenirs et de sensations de leur dernière rencontre. Pas seulement les siens ! Impossible…
Résiste ! Reprends-toi !
Elle s’appuya sur ses bras, se redressa, priant ses jambes de tenir.
Je dois voir !
Pas humain, certes, et pas que l’odeur qui était indéfinissable. Pour identifier l’ombre que laissait apparaître la poussière qui retombait, elle dut lever la tête. Oui, grand, elle pouvait le dire. Un corps central, probablement, la peau d’un gris-noir maladif, aussi nauséeux que son parfum. Et pas des bras, des choses. Pleins de choses, de différentes tailles, gigotantes et grouillantes. Le tout faisait penser à l’enfant maudit d’un mollusque géant et d’une créature des profondeurs.
Ça ?
Qu’est-ce que c’est que ça ? C’est une blague ?
Comment veux-tu que j’affronte ça ?
Parce que… Peut-être que je me plante, mais je sens qu’entre nous, ça va pas être possible.
Ses épaules retombèrent.
Prête à tout, hein ? Mon roi, combien de fois me l’as-tu seriné ! Moi qui me vantais de tuer des démons, si tu voyais ça… D’ailleurs, je crois que je commence à me faire vieille pour tout ça. Et oui, mes jambes, mes genoux, ce ne sera vraiment pas le moment de me lâcher.
La pression dans sa tête s’était quelque peu apaisée. Elle en profita, respira un grand coup, retrouva le sourire.
Bon, par quoi je commence ?
— Vas-y, amuse-moi !
Un de ses sortes de tentacules se raidit, la pointe se transforma en pic bien effilé, fusa, alla se planter dans le cadavre de son bourreau. Ça le souleva, l’envoya valser de l’autre côté. Elle avait retrouvé ses vieux réflexes, s’éloignant brusquement par prudence, anticipant la trajectoire de cette arme biologique.
— Je veux jouer.
Alors qu’il émettait ses mots, elle prenait note de quoi c’était capable. Elle se dit qu’il était temps de le connaître un peu plus. Elle testa les armes à feu. Elle sortit sa première, vida le chargeur, visant, touchant divers endroits, repéra où cela avait l’air de lui faire mal, où ça ne rentrait pas.
— Oui, c’est ça, résiste ! Je m’ennuie tellement. Amuse-moi !
— Je ne comprends pas ce qu’il y a d’amusant, mais puisque tu y tiens…
Elle savait sa première option à durée limitée. Autant la finir. Les dernières balles de sa seconde arme s’enfoncèrent, éclatèrent deux ou trois “bras”, firent exploser des petits cratères dans son corps au passage.
— Mmm, je sens que tu es coriace, toi. Qu’est-ce que tu veux, bon sang ? Qu’est-ce que tu es ?
Il s’approcha. Pas rapide mais… Elle ne le sentait pas, mais vraiment pas. Elle balança ses armes devenues inutiles, saisit son bâton de combat, l’agrandit, sortit les lames à chaque extrémité. Toutes ces choses bougeaient, changeaient de longueur, gigotaient en un ballet désordonné, difficile à suivre, même pour son œil.
Elle tint son arme à deux mains, la fit danser, de haut en bas, de droite à gauche, en tous sens possible, réussissant à trancher d’autres tentacules, appréciant le fait qu’il était sensible à ses lames. Mais elle ne put éviter une des plus grosses qui traversa sa défense, la cogna au ventre, la chopa dans la foulée en s’enroulant autour, alors qu’elle encaissait le choc, le souffle coupé. Il la maintint prisonnière, le temps que deux autres, très fines, s’approchent de son crâne.
Ne lâche pas !
Elle raffermit sa position sur son arme préférée. Elle recula sa tête par instinct, mais n’eut pas le temps de faire intervenir son arme. Les deux fibrilles atteignirent ses tempes.
— Oh ! Que tu es réceptive ! C’est un bonheur.
Yeux ouverts ou fermés, elle ne savait plus. Un flot d’images, de sensations, mais aussi d’émotions submergea son cerveau. Des souvenirs. Certains provenant de cet être, d’autres d’elle. Communication forcée, brutale, agressive, violente, impossible à gérer au départ. Il lui fallut du temps pour ordonner tout cela, pour comprendre, pour faire le tri entre qui avait vécu quoi, qui avait ressenti quoi.
Était-ce sa propre gorge qui faisait mal de trop crier ? Oui, c’était ses propres mains qui tenaient le bâton de Mahdi. Cela l’aida à se concentrer, à retrouver ce qui venait de l’autre.
Il l’emporta loin, très loin, lui fit voir l’inconnu. À sa façon, il lui racontait son histoire. C’était pourtant si beau, ce lointain, ces paysages inconnus, cette immensité…
Je vois…
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