1 – 2 Le souvenir de nous me transperce

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Un jour, Tara regardait les infos. Yahel était rentrée à ce moment-là. Elle l’avait observée un moment sans que Tara le remarque. En fait, ce n’était pas la première fois.

— Toi aussi, tu as remarqué.

Une affirmation.

Regard en biais vers Yahel.

— Quoi ?

— Ben, c’est que tu en fais une tête !

— Non mais t’as vu ça ? Le bullshit ! C’est quoi ces inepties qu’on arrête pas d’entendre en ce moment. C’est pas chez nous mais… C’est un pays voisin, quand même ! Juste à côté ! Président à vie ? Hé ho, les gars, y a pas un truc qui cloche, là ? Y a des squelettes de révolutionnaires qui doivent claquer dans leur tombe !

Elle s’agitait, tendait les bras face à elle, râlait toute seule devant l’écran diffusant désormais l’image d’un paysage éblouissant, grandiose, avec musique appropriée, alors que Yahel gardait les yeux rivés sur elle, petit sourire confiant.

— Et regarde, maintenant c’est vas-y, achète-toi le dernier engin à roulette à la mode ! Comme ça, c’est toi qui auras la plus grosse ! La plus grosse bite, oui !

Soupir de Tara.

— Pardon, laisse tomber, c’est cette chaleur ! Toujours plus tôt… Et c’est pas très féministe, ce que je viens de dire. L’argent n’a pas de sexe. C’est juste que… tout à coup, j’ai envie d’aller prendre l’air…

— Allez viens ! Éteins cette merde, on sort un peu.

Elles se retrouvèrent ce soir-là sur un banc comme celui-là, à un autre endroit de la ville. Tara n’avait pas l’air de décolérer malgré la promenade le long d’un petit chenal bordé d’arbres encore verts malgré la chaleur étouffante des derniers jours.

— Pourquoi je stresse comme ça ? Pourquoi j’ai comme la trouille au ventre, alors que tout a l’air si calme ?

Yahel ne parut pas surprise de cette répartie soudaine après ce silence. Elle la regarda un moment, sans rien dire, un petit sourire au coin des lèvres, la tête un peu penchée.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?

— Je ne sais pas… Tout le monde a l’air si tranquille, alors que les drames et les catastrophes s’enchaînent un peu partout. Que ce soit à des milliers de kilomètres ou en bas de chez eux, pas plus de réaction, tout aussi insensible. À la rigueur un post sur la toile, pour dire “Cette violence, c’est pas normal ! Cette tragédie, oh les pauvres ! Donnez votre fric, ça ira mieux”. Mieux pour qui, franchement ?

Tara continua son laïus, se vida, narrant au passage ce qu’elle apprenait du monde. La énième association fermé, faute de bénévoles. Le casse-tête permanent des prix des matières-premières jouant au yo-yo. Cette cliente enseignante qu’elle avait réconfortée au prix d’un chocolat chaud et d’un paquet entier de guimauves, la pauvre femme toute perdue, à se demander ce qui était le pire entre ses jeux collaboratifs qui tournaient presque systématiquement à l’échec ces dernières années et le brave grand-père venu lui expliquer que ce genre d’activité, et puis la science aussi, ça servait à rien, qu’elle était payée à leur apprendre les maths et le français.

Elle prit son téléphone et présenta une info à Yahel et s’amusa à lui faire deviner où cela se déroulait. Une bibliothèque en danger face à l’extrémisme, avec des livres interdits, Afghanistan ou États-Unis ?

— Non ! Ne me dis pas que…

— Eh si. Ils ont de la concurrence, les talibans. Et celle-là aussi. Je me demande ce qui me choque le plus. Des gamins aussi jeunes qui s’y mettent à plusieurs pour foutre une pauvre vieille par terre, ou le fait que la mamie se baladait avec un sac à 4000 boules… Ou qu’on ait parlé que d’elle aux médias. C’est arrivé à deux clientes et un client rien que le mois dernier, ils ont pas pipé un mot dessus. Ou c’est l’effet petite ville de province ? Faut dire que les mamies avec un sac à quatre chiffres, c’est pas ma clientèle… 4000 boules… C’est trois à quatre fois ce que mes petits retraités y touchent par mois, et elle se balade avec ça ?

Silence.

— Est-ce un hasard tout ce qui arrive ? J’en viens à me demander ce qui cloche, pourquoi j’ai l’impression que cela sonne faux.

Un klaxon, des odeurs d’essence, une voix qui râlait, un rire venant de plus loin, les pleurs d’un bébé, des ombres passant devant les lumières artificielles, le léger clapotis de l’eau à peine perceptible au milieu du brouhaha citadin.

Tara remua, changea de position, une jambe repliée sous elle pour se retrouver face à son amie. Derrière elles, le mur d’un ancien commerce ou d’un vieil entrepôt – elle ne savait plus – abandonné, décrépi, remis en valeur quelque temps par des amateurs de street art. Mais les œuvres autrefois d’une beauté rare, transcendant la rudesse de l’urbanité froide, lui redonnant chaleur et humanité, avaient disparu depuis longtemps derrière des monceaux de traits criards qui n’avaient de significations que pour ceux qui les avaient commis. Elle fut tout de même intriguée par une tête de lion, ou du moins ce qu’il en restait. Elle lui rappelait quelque chose, sans qu’elle puisse dire quoi.

Un jeune passa, le portable au fond de la poche de son survêtement, hurlant des phrases scandées sur fond de musique synthétique. Il en rejoignit un autre deux bancs plus loin, un premier serrage de main, puis un autre quelques secondes plus tard, plus insistant, avec leurs autres mains, sur un signe de tête entendu. Ils se quittèrent. Celui resté sur le banc compta ostensiblement sa liasse de rectangles de papier.

— C’est comme… je ne sais pas comment expliquer ce que je ressens. Comme un sentiment de malaise. Y a un truc qui me gêne dans tout ça. Y a plein de problèmes, je me sens impuissante, mais en même temps personne ne fait rien… J’y comprends plus rien. Mais j’ai pas à me plaindre. J’ai connu bien pire. Là, j’ai un boulot, pas trop chiant en plus, des collègues sympas, un appart pas trop pourri, et une bagnole, même si je la prends le moins possible… Ils deviennent tous tarés sur les routes. J’ai ce qu’il me faut, je vis bien, rien qu’avec un seul travail. Là-dessus, j’ai de la chance par rapport à d’autres. Pourquoi j’aurais peur ?

Tara tourna enfin son visage vers Yahel, ne fit pas attention à son petit sourire serein et perplexe à la fois.

— J’ai cru que c’était juste quand je t’ai revue la première fois, mais je ne cesse d’avoir cette impression étrange, de plus en plus souvent. Je ne suis pas tranquille, sur le qui-vive. Comme si une grosse merde allait arriver… Et pourtant, je ne fais rien de plus, je continue à vivre ma petite routine.

Une pause, puis :

— C’est moi ? Ou je tourne parano et je dois arrêter de regarder les écrans ?

Le sourire de son amie s’agrandit, sa tête se redressa.

— Il faut que je te parle. Je vais te raconter une histoire. Libre à toi d’y croire !

***

Ah ben oui ! Tu parles d’une histoire. Et elle me demande de faire un choix ?

Tara fulminait. Mais elle en riait aussi, tellement c’était incroyable, mais vrai. Un vrai sketch, encore inédit, jamais programmé par aucun humoriste à l’affiche.

Cette histoire n’en était pas une. Ou plutôt une triste histoire qui se répète inlassablement, comme l’humain sait si bien le faire. Quelques milliers d’années d’histoire l’ont prouvé.

Yahel l’a emmenée où il fallait, voir ce qu’il fallait, qui il fallait, sans rien dire, la laissant juger par elle-même certaines vérités toutes crues.

Tara a ainsi pu reconstituer toutes les pièces d’un puzzle dont elle ignorait l’existence. Une longue liste dont elle cochait les cases les unes après les autres, plus nombreuses chaque jour. Trop nombreuses, désormais.

Cela avait l’air trop facile.

Bientôt, cela n’en aura plus l’air. Cela sera.

Bon sang ! Ce choix, c’est une évidence ! Ce n’est plus si oui ou non je la crois, oui ou non je fais comme elle, j’intègre son groupe et fais ce que je peux.

Ce choix, c’est quand.

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