2 – 2 Ça n’a jamais été mon monde

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De son banc, assise au milieu de cette ville où elle avait vécu toutes ces dernières années, elle repensait à tout ça, et à ce qui s’était passé ensuite. Elle avait rapidement trouvé un moyen d’apporter son écot à l’affaire. Ce moyen, il était là, derrière elle : le coffee-shop qu’elle gérait.

Les vieilles réglementations ont parfois du bon. En faisant un inventaire des stocks de boissons et denrées, elle avait repéré des lots que la loi l’obligeait à éliminer, leur date d’utilisation étant dépassée.

Ça ne sera pas perdu pour tout le monde, ce coup-ci.

Elle s’était arrangée avec Yahel. Elle avait tout chargé dans sa camionnette et était allée au lieu convenu entre elles : une petite route entre deux champs au milieu de nulle part, uniquement connue de quelques promeneurs du dimanche et complètement déserte par ailleurs. Elle avait craint de se perdre plus d’une fois, surtout que Yahel lui avait déconseillé de prendre son portable avec. Quoique pas sûr que l’application GPS fonctionne dans cet endroit paumé.

— Je m’attendais à te trouver la clope au bec. C’est ce que tu fais généralement quand tu dois patienter pour quelque chose.

— Ah, ça ! Bientôt, ça sera trop difficile d’en trouver, donc j’ai arrêté.

Tara l’avait aidée à tout transbahuter dans le petit camion avec lequel elle était venue. Durant l’effort, elle parla à Yahel de l’idée qu’elle avait ses derniers jours.

— J’ai peut-être une autre piste, mais c’est pour des aliments plus fragiles. Un type, un client des plus fidèles, racontait hier à tue-tête qu’il allait devoir détruire une partie de sa récolte. Il est dans l’impossibilité de la ramasser, car sa main d’œuvre habituelle, des pauvres gars qu’il payait le quart habituel, s’est retrouvée bloquée à la frontière. Alors il va tout laisser pourrir sur pied. Tu crois que ça peut se faire ?

— Voler sa récolte ? Faut la jouer fine. Tous les champs sont sous surveillance, maintenant. S’il nous surprend… Et c’est pas très…

— Légal ? Je sais, mais… Il en était malade. Et je lui ai demandé, l’air de rien, ce qu’il dirait si quelqu’un lui piquait le reste. Il m’a répondu que si ça servait à un type à nourrir ses gosses, il aurait meilleure conscience. Il connaît d’autres de ses collègues qui doivent faire la même chose que lui, mais parce qu’ils ont trop produit. Et tu parles de légalité ? Tu te rends compte du gâchis !

— Oui… Intéressant. On tient peut-être quelque chose. À voir si ce sont des personnes de confiance, ou s’il faut jouer la ruse… Une main-d’œuvre providentielle, qui voudra juste se faire payer en nature, ce serait toujours mieux que rien… J’en parlerai, on trouvera peut-être une solution. En tout cas, bien joué.

— Ça sert parfois, de bosser avec du public !

— Tu veux venir avec moi ?

Elle la regarda, surprise.

— Déjà ! Si ça pose pas de problème, ok !

— Ouais, ils n’attendent que ça ! Tu auras droit à une fouille au corps intégrale…

— Très drôle…

— Non. La seule chose, c’est que tu devras voyager à l’arrière, avec les marchandises.

Elle comprit pourquoi. Tout comme l’absence de téléphone, c’était prudent. Elle monta dans la remorque et fit ainsi le trajet dans le noir, assise entre les caisses, les genoux relevés, se demandant à chaque virage si elles avaient bien stabilisé la cargaison. Puis plus le temps passait, plus elle le regretta, ce fichu téléphone. Un peu de musique aurait adouci le voyage. Peut-être aurait-elle dû aussi avouer à Yahel que tout cela ne servait à rien, vu son superbe sens de l’orientation. Un petit défaut ignorée de son amie, car elle-même ne l’avait découvert que plus tard, alors qu’il lui fallait se débrouiller seule. Mais en même temps, elle ignorait presque tout des usages que permettait cette technologie. Elle l’utilisait finalement peu, n’y trouvant pas son compte.

— Quoi, à part des chats, du porno triple X et quelques trafics ? avait-elle tenté de contredire Yahel quelque temps plus tôt.

— Tu n’as pas idée comme c’est flippant. J’espère vraiment que le taux de mythos parmi tous les tordus dépasse largement le réalisable. Entre les complots, les projets d’attentat et d’assassinat, étonnant que ça n’ait pas encore pété de partout. Nous avons préféré nous aussi créer un réseau parallèle. C’est tout de même fou qu’un peu d’humanisme génère des envies de meurtre chez d’autres…

C’est comme cela que Tara apprit brièvement la manière dont ce groupe s’était formé. Cela lui avait donné une idée de l’ampleur du maillage formé par tous ces volontaires. Quelques milliers sur toute l’Europe, cela paraissait énorme, et en même temps…

Le camion s’arrêta enfin, sortant Tara de ses souvenirs. La porte de la remorque s’ouvrit et elle en sortit.

— Ça va ? Pas trop de bosses ?

— J’ai connu plus confortable. Tu aurais pu me dire d’emmener un coussin.

— Désolée, j’ai improvisé.

Tara regarda autour d’elle. Une sorte d’entrepôt sans fenêtre, impossible à dire s’il s’agissait d’un extérieur ou d’un sous-sol. D’autres personnes étaient là, à les observer avec curiosité tout en vaquant à leurs affaires. Pas mal de monde, d’ailleurs. Plus qu’elle ne s’y attendait, bien qu’elle n’ait aucun modèle de comparaison. Et un bon nombre d’autres véhicules aussi, certains encore en vrac. Les deux minibus à leur côté déchargeait une cargaison d’humains à la mine aussi défaite que leur apparence, et pas très rassurés non plus.

La seule sortie visible se présentait sous la forme d’un tunnel dont l’obscurité gardait secrète la longueur.

— Bon ben c’est parti ! s’exclama Yahel en saisissant une caisse. Tu m’aides ?

— Je peux rentrer comme ça ?

— Ma parole, tu la veux ta fouille intégrale ! T’inquiète, ils me font confiance, donc ils te feront confiance aussi. Ça marche comme ça, ici.

Elles démarrèrent toutes les deux avec leur chargement de caisses dans les bras lorsque deux hommes arrivèrent, le visage avenant. L’un affichait une barbe grise et un look de vieux routard, l’autre tout jeunot à côté. Yahel fit les présentations. Bernard pour celui à la barbe, Bruno pour l’autre, étaient ravis de rencontrer enfin celle dont Yahel leur avant tant rabâché les oreilles, ce dont la susnommée se défaussa joyeusement. Tara garda ses petits surnoms en tête.

Puis eux aussi allèrent prendre des caisses.

— On vient à la rescousse !

— Merci les gars. Vous direz merci à Tara.

— Oh yes ! Merci Tara ! dit le Jeunot en remarquant qu’il avait attrapé un carton de poudre de chocolat.

— J’ai mieux, dit Barbe grise avec ses caisses de bière.

Elle remarqua une chose : ils portaient chacun une veste presque identique, avec le même motif que le pendentif de Yahel. Cet étrange dragon qui entourait une tête de lion centrale.

— Suis-nous.

Ils traversèrent un premier couloir, un second, éclairés par des lampes blafardes, passèrent devant des portes, certaines closes, d’autres ouvertes. Des paires d’yeux la suivirent à son passage. Des bruns, des bleus, des noirs, sur des visages de tous âges, certains tristes, marqués, hébétés, d’autres concentrés ou réconfortants, bienveillants. Certains souriants, mais peu. D’autres avec des vestes semblables aux deux compagnons venus les aider. Parfois avec un symbole différent. C’est eux qui s’affairaient le plus, passant d’une pièce à l’autre.

Ils croisèrent aussi un petit groupe en pleine discussion. Trois hommes. Celui adossé au mur, bras croisés, des yeux léonins, une masse de dreadlocks sur la tête, l’air attentif à ce que lui disaient les deux autres, détonnait du groupe autant par sa carrure que par son attitude naturelle. Pas des cheveux, une crinière… se dit Tara.

Les trois hommes suspendirent leur conversation. Sans ralentir, Yahel leur lança un salut joyeux au passage. Ils les avaient dépassés de quelques pas lorsque Tara entendit un “Ben alors, qu’est-ce qui t’arrives ?” à la fois surpris et gentiment moqueur provenir du trio. Elle résista à la tentation et préféra suivre son groupe, trop chargée pour jouer les curieuses.

Ils tournèrent enfin, entrèrent dans une des pièces, une sorte de remise.

— On tombe bien, j’ai l’impression.

— Et comment Yahel, lui répondit Barbe grise. On a eu pas mal de réfugiés d’un coup.

Il n’en dit pas plus, elle hocha la tête.

— Bougez pas, on va chercher le reste, dit-il en prenant un diable en passant.

Tara aida Yahel à ranger les articles. Une habitude pour elle. Comme au boulot. La différence, c’était un gémissement lointain, un pleur d’enfant, et non pas le brouhaha des conversations animées de gens en train de se détendre, accompagné de bruits de vaisselles qui s’entrechoquent.

— Ce n’est pas toujours comme ça, lui dit Yahel alors qu’elle s’était arrêtée en plein mouvement, à l’écoute. Ceux qui viennent d’arriver ont dû vivre des sales trucs pour être dans cet état.

Tara fit signe qu’elle comprenait en haussant l’épaule et sortit les bouteilles des caisses que venaient de ramener leurs deux comparses.

— Yahel, il te demande, annonça le Jeunot alors de retour avec son comparse.

— Ah ! Je reviens.

Une fois seuls, Barbe grise demanda à Tara :

— Tu nous en amèneras encore des bons cadeaux comme ceux-là ?

Elle apprécia son sourire franc.

— Sûrement. Et de quoi manger aussi, si tout va bien. Je dois encore faire l’inventaire du stock des en-cas et des denrées sèches.

— Tu bosses dans quoi, sans indiscrétion ?

— Je m’occupe d’une boutique faisant office à la fois de café-salon de thé et de librairie. Un concept qui marche bien ces temps-ci.

Un rire dans le couloir. Énergique. Particulier. Tara ne put s’empêcher de marquer un arrêt. Ses compagnons semblèrent plus détendus tout à coup.

— C’est bon signe, dit le Jeunot.

— C’est clair, renchérit Barbe grise. J’ai plutôt cru qu’il allait rugir tout à l’heure. Il était tout bizarre tout-à-coup. Comme stressé. Sérieux, je l’ai jamais vu comme ça.

Elle les regarda, perplexe.

— T’inquiètes, on parle juste de notre roi ! expliqua Barbe grise. Un sacré gaillard ! Tu verras quand tu le rencontreras. Il prendra bien le temps un jour de converser avec toi.

— Oui, si je vous inspire suffisamment confiance !

— Ben… Ouais, c’est ça ! répondit-il moitié riant, moitié gêné.

Plus tard, Yahel déposa Tara à son véhicule. Même méthode qu’à l’allée. Elle s’excusa encore.

— Je sais, ça fait un peu parano.

— Mmm… ça ne fait rien. Et pas si idiot que ça. Si je ne savais pas où nous étions, je ne pourrais rien dire, même si je le voulais… ou pas.

Yahel perdit son sourire et serra les dents. Tara ne pensait pas avoir fait mouche à ce point.

Elle n’ajouta rien de plus. Pas d’explication. Ce qui était peut-être bien pour l’instant. Quand elle sera prête à en parler, se dit Tara, et moi prête à l’entendre. Le tableau semblait plus sombre qu’elle ne le pensait. Son impression de vivre dans un décor, que tout n’est qu’une façade… aurait-elle raison ?

Elle inspira un bon coup, comme pour chasser ces idées noires.

— Ah Tara, avant que j’oublie, tu peux me filer les noms de tes clients ? Ceux des récoltes. On va se renseigner un peu sur eux, des fois que…

— Des recrues potentielles ?

— On sait jamais. Pour commencer, une petite enquête, merci Internet, puis on verra.

— Cela fait un peu stalking mais bon, c’est les temps qui veulent ça, et c’est pour la bonne cause…

— T’as tout compris.

— Ok… Et il faudra que tu m’expliques cette histoire de roi ! Non mais franchement, un roi… À part ça, non, c’est pas une secte, tu me rassures…

Yahel se mit à rire au ton de son amie.

— Tu en as entendu parler ?

Tara opina.

— C’est un surnom qu’on lui donne. Tu comprendras quand tu le verras. Il faudra juste patienter. Il ne se montre pas facilement aux nouveaux.

— Mais c’est qui ?

— Mahdi ? Si on était une secte, il serait notre gourou.

Tara soupira en secouant la tête, sourire aux lèvres.

— J’ai compris. Plus tard.

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