4 – 2 Il y avait du sang sur le pavé

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La boutique était ouverte depuis plus d’une heure. Tara passa donc par la porte principale. Elle nota au passage que la cellule voisine abritant autrefois une boulangerie ne montrait toujours aucun signe d’activité, comme d’autres anciens commerces sur la place. À croire que la chance protégeait ce café littéraire pour qu’il ait réussi à tenir toutes ces années.

À l’intérieur, les filles assuraient le service, les premiers clients de la fin d’après-midi s’étaient installés, en majorité des habitués venus se réfugier dans ce petit cocon hors du quotidien, même si ce dernier hantait souvent leurs conversations. Ou leurs lectures, compléta-t-elle pour elle-même en apercevant Madame Michu sirotant son chocolat chaud avec la presse du jour. Voyant que cela tournait, Tara monta dans son bureau régler des tracasseries administratives courantes. Elle aimait bien cette pièce. Sous les toits, un vasistas donnait vue sur la place, les toits, et sur le ciel.

Quelques minutes plus tard, trois petits coups frappés sur la porte entrouverte. Elle eut juste le temps de glisser son pendentif sous son pull tout en se demandant depuis quand elle le reluquait, la tête vide.

— Tara, je te dérange pas ?

— Pas du tout Lucie. Dis-moi.

— L’autre jour tu m’avais proposée de me montrer quelques trucs à savoir pour gérer sa boite. Comme c’est calme, tu veux bien ? Les filles m’ont dit qu’elles m’appelleraient s’il y avait du monde.

— Bien sûr, c’est vrai ! Prends une chaise.

La gamine prévoyait de voler de ses propres ailes. Elle s’était inscrite à une formation en ligne et espérait compléter ses connaissances en gestion commerciale en prenant un peu plus de responsabilités dans son travail. Une initiative que personne ne voulait décourager, et surtout pas Tara. Elle tenait une bonne candidate pour la reprise de la gérance.

La jeune femme, alors qu’elle saisissait un siège près du vasistas, jeta machinalement un coup d’œil dehors.

— Tiens, il y a du monde sur la place.

— Oh, ça doit être encore une manif qui se prépare, répondit Tara sur un ton blasé. Cela n’arrête pas en ce moment. Et avec le printemps qui arrive, cela ne fait que commencer. Tu verras !

Elles se mirent au travail toutes les deux. Les minutes passèrent. Lucie s’étonna un moment de la complexité des procédures qui se cachaient derrière ce qui lui paraissait tellement simple dans le service, toutes les déclarations à faire, les taxes à payer, le nombre de fournisseurs.

— Plus ça passe, plus je comprends ce que tu nous as seriné à notre arrivée. “Si vous glandez, si vous parlez mal aux clients, si vous faites mal votre boulot, les clients ne reviendront plus. Pas de client, pas d’argent qui rentre. Pas d’argent qui rentre, plus de boutique, donc plus de salaire. C’est votre responsabilité. C’est compris ?”

Lucie se sentait tellement en confiance qu’elle ne s’était pas gênée de faire une petite imitation, agitant son doigt dressé pour appuyer l’effet comique. Tara ne s’en formalisa pas. Elle avait eu droit à ce discours à son arrivée. Une manière de motiver et d’impliquer dans le travail tout en informant les nouvelles recrues de la bonne conduite à adopter. Bienvenue dans la vie réelle, en quelque sorte. Quand Lucie et sa compagne Tamy avaient passées cette porte, sans réfléchir, elle leur avait sorti le même topo, comme un rituel d’intronisation. Désormais, Tara voyait cela d’un autre œil. Comme si elles étaient toutes responsables du maintien de l’affaire ! Ce n’était pas aussi simple. Elle n’avait pas montré à son élève la courbe des prix de certains produits, une jolie pente montante depuis bien au moins dix ans. Café, farine, presse, tout avait augmenté, un peu moins les livres. Et toutes ces années où elle a travaillé dans le coffee-shop, en tant que serveuse, puis en tant que gérante, elle n’a fait qu’accumuler de l’argent pour l’entreprise qui en était propriétaire. C’était cette dernière qui se prenait la plus grosse part des bénéfices et qui comptait les maintenir à tout prix.

— Hé, y a pas une erreur, là ? demanda soudainement Lucie.

Bon, un peu moins de bénéfices ces derniers temps.

— Oui, je me suis un peu planté dans mes quantités les dernières fois. Je dois être un peu fatiguée. C’est un vrai défi d’anticiper les commandes en fonction d’une clientèle potentielle. Et bien vu, si tu jauges mal, cela génère du gâchis et réduit les profits.

Sauf que ce n’était pas perdu pour tout le monde. Tara avait sciemment commis des erreurs. Juste ce qu’il fallait pour en récupérer un peu plus tout en conservant l’équilibre des comptes, histoire d’avoir de quoi répondre si un jour le flux-tendu habituel qui régit le fonctionnement des villes devient trop tendu. Exercice pas évident, surtout quand certains tarifs augmentent de manière aussi brutale. Rien que cela pouvait amener une boutique à sa perte. Son ex-voisin le boulanger en savait quelque chose.

Plus elles avançaient, plus Tara confirmait son choix dans sa tête. Pour une jeune de vingt-deux ans, Lucie bouillonnait d’idées, citant tout ce qui lui venait, de la venue d’écrivains aux cafés-concerts. Des changements dont Tara n’aurait jamais eu l’idée et qu’elle ne se voyait pas organiser, alors autant laisser la place aux suivants.

Alors qu’elles étaient concentrées depuis plus d’une heure, le téléphone de Tara vibra dans sa poche.

— Attends, bouge pas.

Elle regarda l’écran, faisant en sorte de le cacher à Lucie.

À la suite de “Émeutes au centre-ville : encore des rues saccagées et des commerces pillés”, de “Sécheresse dans le sud du pays : dix morts supplémentaires dans les incendies”, de “Effondrement des cours : la bourse en black-out”, et de “Bataille rangée dans les quartiers nord : excédées, des mères s’en sont pris aux dealers pour reprendre les rênes”, s’ajouta “Explosions inexpliquées au Parlement et au Palais du gouvernement. Les survivants mis en sécurité.”

Encore une mauvaise nouvelle. Mais celle-là, elle ne l’aimait vraiment pas. Cela ne présageait absolument rien de bon, pour ne pas dire que cela sentait carrément mauvais. Pas sûr que la petite ville de province soit épargnée des répercussions potentielles ce coup-ci.

En sécurité… Partis se planquer, oui !

Elle plissa les yeux en lisant les détails, peinant à réfléchir.

Pendant ce temps, Lucie, attirée par le brouhaha extérieur allant en s’amplifiant, se leva pour observer la place.

— Tara !

— Mmm ?

Elle ne réagit pas, resta les yeux fixés sur son écran.

Vibration à nouveau.

Cette fois-ci, un message.

“Ça chauffe ! Nigeru.”

Le message. Et même plus.

Elle me demande de fuir ?

— Tara !!

Remarquant enfin le ton pressant de la jeune femme, elle leva la tête, tiqua devant son air effaré. Lucie ne dit rien et retourna son regard vers la vitre, comme une invitation à en faire de même. Tara se força à se lever, prise d’une soudaine lassitude, la rejoignit, regarda dehors à son tour.

Une foule disparate. Des gens courant en tous sens, paniqués. Certains avec quelque chose à la main, des reflets métalliques, noirs, frappant joyeusement ou visant. Voix fortes, déclamant, vociférant, hurlant des mots incompréhensibles la vitre fermée. Des uniformes officiels, si peu nombreux, tapant à qui mieux mieux, ou encerclés, ou pire : fuyant. Des vitres brisées, des véhicules martelés, incendiés, défouloirs improvisés, qu’ils portent gyrophares ou non. De petits feux disparates diffusant une légère fumée, plus ou moins sombre selon l’objet enflammé. Des batailles rangées, et des bruits sourds et saccadés.

Le message…

Merde !

Elle se rua sur l’interrupteur. À cette heure entre chien et loup, elle y verrait mieux lumière éteinte, et qui plus est, cela amenuisait ainsi le risque de se faire repérer. Quand l’obscurité se fit, sous la surprise, Lucie lâcha un glapissement effrayé. Un second quand un tir de mortier d’artifice termina brusquement sa vie dans le ciel de la lucarne en une fleur multicolore.

Après quelques secondes d’absence, Tara jeta un regard bienveillant à une Lucie encore plus tétanisée qu’elle, puis elle l’invita à s’asseoir par terre, essayant d’être rassurante.

— Chht, tout va bien, lui murmura-t-elle.

Elle ouvrit doucement le vasistas, passa sa tête au-dehors…

Rêve ou folie ?… La folie, c’était ce chaos urbain, cette réalité qui tombe et vous rattrape, implacable. Ces images, ces sons, cette fois-ci, ils ne lui parvenaient pas par écran interposé ou par les coups et blessures que ramenaient Yahel. Qu’elle le veuille ou non, elle y était.

Regarde, se dit-elle, regarde bien. C’est maintenant.

Et elle resta là, à observer la scène, comme pour en imprégner tout son être.

Jusqu’à ce que certains des personnages de ce tableau se mettent à agir d’une manière qui déplut à Tara. Une certaine organisation se profilait. Des individus arborant une tenue identique se rassemblaient, ajoutant un patchwork de couleurs à l’image. Entre leurs mains, on pouvait distinguer diverses formes. Des armes, bien sûr, et pas seulement des lames, se doutait-elle. Pas faute d’en avoir déjà repéré dans des mains sur la place, sans pouvoir les identifier du fait de la distance autant que de sa méconnaissance. Elle les soupçonnait de s’en donner à cœur joie là en bas, à jouer le magasin de flingues en direct avec toute une joyeuse gamme allant du petit pétoire adapté à mamie à la sulfateuse pour bodybuildé. Ces funestes tubes noirs cracheurs de feu que le civil n’est censé pouvoir trouver dans ce pays uniquement que pour la chasse ou le tir sportif. Enfin, légalement. Aujourd’hui, le légal pouvait aller se rhabiller, il faisait pas le poids, déjà en déroute.

Les petits groupes qu’elle identifiait, cela se voyait qu’ils se baladaient pas avec le fusil à plomb de tonton. Les looks correspondaient pas vraiment. Du faux militaire, du noir, du jaune, des drapeaux, des turbans, très à la mode il paraît en ce moment… Restait à espérer qu’ils allaient juste se taper dessus les uns les autres et foutre la paix à ceux qui se planquaient.

J’ai comme dans l’idée que le groupe de Yahel n’est pas le seul à s’être préparé !

Des cris, de la fureur, des tirs.

En petites formations, des individus entreprenaient d’entrer dans les bâtiments environnants, suivant parfois le chemin de pillards. De l’autre côté de la place, trois camions noirs se postèrent et des gaillards affublés de casques et de boucliers prirent position pour bloquer une sortie potentielle, retenant un flot de manifestants enragés. Les fumigènes volèrent, asphyxiant quelques belligérants. Cela ne calma pas le jeu pour autant, avec même la tendance à refluer une partie des bataillons dans les autres directions, même si certains s’obstinèrent à taper, taper et taper encore sur les forces de l’ordre fraîchement arrivés. Trop tard. La majorité avait dévié. Tara suivit du regard une de ces petites armées pas si improvisées se diriger droit vers le coffee-shop. Cela aurait été trop beau qu’ils épargnent cette portion du quartier.

Non, les gars, pas ici… Faites-moi plaisir, restez dehors, ou allez ailleurs, y a rien d’intéressant, ici… Non… Non… Non !

Le fracas des portes et les premiers cris provenant du rez-de-chaussée ne tardèrent pas.

Yahel, je crois que ton message arrive un peu tard.

Elle reprit son téléphone, commença à taper sa réponse… La seule réaction de son appareil fut un message automatique : « réseau saturé, veuillez réessayer ultérieurement. »

Pourquoi je suis pas surprise…

Elle recula, serra les dents, le remit dans sa poche, entendit des bruits sourds résonner au milieu des exclamations outrées et des hurlements effrayés.

Était-ce le froid du bijou métallique sur sa peau ? Ce dragon entourant le lion ?

Fuir ?

Non !

Shit !

Des armes à feu, quoi faire contre ça… Réfléchis, vite !

Autour d’elle, un simple bureau.

Ciseau, cutter, ouais, toujours mieux que rien. Et… Mais oui ! Je sais ce que je peux trouver à côté.

Elle attrapa Lucie par les épaules, la secoua un peu.

— Lucie, il faut que tu m’écoutes.

La pauvre pleurait en silence.

Pourquoi ne suis-je pas morte de trouille comme elle ?

Oui, j’ai les aisselles trempées, et alors ?

— Lucie ! J’ai besoin de toi.

La jeune femme réussit enfin à fixer son attention sur Tara.

— Tu veux les sauver ? Tu veux sauver tes amis, Tamy et tous les autres ?

Ses yeux s’écarquillèrent.

— Je sais, ça parait dingue, mais il faut essayer de faire quelque chose. Je vais tenter de détourner leur attention. Alors écoute-moi. Quand je descends, tu me suis à petite distance, sans te faire remarquer. Tu restes hors de vue. Et dès que tu vois qu’ils ne regardent plus vers l’escalier, tu sors vite par la porte arrière… En espérant qu’ils ne l’aient pas encore repérée.

— Mais… C’est…

Elle la serra plus fort.

— Fais ce que je te dis ! ajouta-t-elle en insistant sur chaque mot.

Elle prit le pendentif qu’elle avait autour du cou entre son pouce et son index, et elle brandit le dragon cernant le lion devant Lucie.

— Sauve-toi, cours, fonce ! Et tu vois ce sigle ? Dès que tu croises quelqu’un avec un sigle du même genre, que ce soit sur un vêtement, un engin ou n’importe quoi, va voir cette personne et dis-lui ce qui se passe.

La pauvre secoua la tête.

— Lucie, J’ai besoin de toi. Je vais tout faire pour les retenir le plus longtemps possible, mais seule, je n’y arriverai pas.

Voilà hélas la seule solution qu’elle avait imaginée. Gagner du temps. Gagner du temps pour permettre à la seule aide possible d’arriver. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elles allaient trouver en bas, mais quoi faire d’autre, sinon ?

Encore des cris, des gémissements, le vacarme produit par des objets chutant ou explosant contre les murs.

— Rappelle-toi : la tête de lion !

Lucie fini part hocher la tête. Tara fit de même en gardant les yeux fixés dans les siens.

— Et surtout, fais attention à toi…

Puis elle se leva et dans la semi-obscurité, elle saisit au passage ce dont elle pensait avoir besoin. Elle sortit du bureau, passa rapidement dans la réserve à côté pour prendre le reste. Elle décrocha les fléchettes restées sur leur cible depuis la dernière petite fiesta en équipe, puis attrapa une des barres de soutien conservées en cas d’ajout d’étagères dans leurs rayonnages. Elle en testa le poids et la maniabilité, constata que cela sera difficile à cacher. Le froid de la peinture métallique blanche la surpris tout d’abord, alors que ce n’était que la preuve du bouillonnement de son sang. Mais pas le moment de s’avouer avoir peur. Elle ne le pouvait pas. Elle n’arrivait pas à partir en laissant tout le monde comme ça. Pas question de laisser faire ça.

Enfin, elle entreprit de descendre les marches sans faire de bruit.

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