10 – 3 Je n’ai jamais cru que le diable était réel
Sur l’écran, le point focal de l’image vira légèrement sur la gauche, s’attarda, rebalaya. Puis les silhouettes de ses gars qui s’éloignaient progressivement.
— Qu’est-ce qu’elle fait, dit Yahel dans un soupir blasé.
Ralenti encore, tour de vérification, puis virage complet pour une découverte du passage piéton urbain.
— Mais qu’est-ce qu’elle fait, répéta-t-elle plus fort.
Le roi s’approcha pour voir. Il fronça les sourcils. Yahel prit le communicateur et appela tout en suivant la vidéo.
— Les gars, notre petit oiseau vous a fait faux bond. Vous pouvez retourner la chercher ?
Des cris, des vociférations, un appel au calme en arrière-fond.
— Désolé chef ! C’est qu’on est un peu occupé, là. On vient de tomber sur un petit groupe de gens dans un bâtiment. Ils sont un peu nerveux. On fait au plus vite.
Elle n’insista pas, elle qui d’habitude les reprenait quand ils l’appelaient chef. L’image évolua encore. Ils comprirent ce qui avait attiré son attention. Alors que l’homme en premier plan levait à peine la tête sans regarder, concentré sur son ouvrage, l’arme que Tara avait pris en main, visible en bas de l’écran, disparut du champ de vision. Yahel râla.
— Elle ne regarde même plus autour d’elle, si jamais…
— Tant pis. Fonce, réagit le roi dans un calme olympien.
Elle se rua à l’avant du camion, suivie de près par Mahdi qui s’était muni d’un écran portatif. Elle obligea son collègue au volant à démarrer en trombe et lui indiqua le chemin repéré par la vidéo. Ils suivirent en même temps ce qui se passait. Contre-plongée sur le visage de l’homme, jusqu’au gros plan. Ils prirent le même virage final, freinèrent brusquement au niveau du carrefour au signal de Yahel qui sauta de la cabine.
— Tara !
Cette dernière ne l’entendit pas, ou fit mine de les ignorer, trop occupée à empoigner le col du type pour le soulever, littéralement. Et il pendait là, de demi-profil, minable avec son attribut retombant, rétrécissant, tellement surpris que c’est à peine s’il protestait.
— Si, si, je t’assure. Je vais t’aider à comprendre ce que ça fait de se faire enfiler sans invitation, résonna sa voix, alors qu’elle visait désormais le type avec son arme, le canon placé à ras d’un endroit bien particulier de son anatomie.
— Tara !! tonna Yahel.
En plus de son nom, les premiers gémissements plaintifs de la femme au sol parvinrent enfin à Tara, confirmant un retour à la réalité. Elle l’ignora, préféra rester concentrée sur lui. Comme il lui avait été facile, avec son bras gauche, de le choper par le col, de le lever de terre et de le garder en l’air. Bonne idée cette triche sur la nature. Il ne lui restait plus qu’à faire le ménage.
Elle s’écarta d’un pas de côté avec son colis vagissant, remuant, gesticulant inutilement les bras pour se défendre, n’osant faire plus, elle s’adressant toujours à lui, lui expliquant toute sa pédagogie.
— Regarde, t’as un trou, là. Dis-moi ce que t’en penses avec quelque chose dedans.
Yahel vociféra une nouvelle fois à son encontre. Trop tard. La sécurité cliqueta. Son doigt recouvert de métal pressa la gâchette. Au son de la détonation, cumulé à la giclée sanglante et gluante qui arriva sur elle, la femme au sol hurla de terreur.
Sous les yeux de sa vieille amie, Tara libéra son pantin humain devenu flasque, qui s’écroula en masse informe sur le bitume, puis eut une grimace de dégoût en fixant sa main armée.
— Répugnant… remarqua-t-elle en la secouant, espérant vainement se débarrasser des immondices organiques.
Puis elle se baissa, le temps d’essuyer arme et main sur les vêtements du gisant.
La femme reculait frénétiquement en pleurant de terreur. Yahel s’approcha doucement, juste de quoi se mettre à sa hauteur, lui parla, réussit à l’amadouer suffisamment pour la récupérer dans ses bras et tenter de calmer sa panique.
— Chht, tout va bien. C’est terminé…
La femme lui jeta un regard implorant, mais ne put s’empêcher de revenir sur Tara qui s’était écartée et leur tournait le dos.
— Mais qu’est-ce qui t’as pris, fulmina Yahel.
Tara tourna juste un peu la tête, regard en biais.
— Quoi ?
— Tu as terrorisé cette pauvre femme.
— Parce qu’elle avait l’air de s’amuser avant mon arrivée ? Et c’est moi qui lui fais peur ?
— Tu aurais pu t’y prendre autrement.
— Ah oui ?
Tara se tourna un peu plus vers elle.
— Tu aurais voulu que je l’emmène en prison et qu’il s’y fasse juger ? Nous n’avons plus le temps pour cela. Autant nettoyer tout de suite.
Le roi se rapprocha. Tranquillement, sans un regard pour Yahel ni Tara.
— On en reparlera, dit Yahel pour clore la conversation.
Tara ne répondit pas, repris tranquillement son chemin, comme pour rejoindre son groupe.
Le roi était concentré sur la femme réfugiée dans les bras de Yahel, affichant un petit sourire doux, confiant, rassurant. La femme repéra sa présence, puis le fixa avec crainte en le voyant s’approcher d’elle. Elle semblait plus calme mais restait tendue, malgré l’assurance de Yahel qu’il n’y avait rien à redouter de sa part. Il mit un genou à terre, lui offrit une longue veste, dont elle s’empara pour cacher ses vêtements en lambeau, dévoilant sa peau salie, éraflée par endroit, là où sa peau avait raclé le bitume.
— Bonjour, je m’appelle Mahdi.
La femme le regarda plus intensément.
— Je suis désolé de ce qui vous est arrivé… Cela a été dur pour vous ces derniers jours.
Pas une question, une affirmation.
Elle opina, comme hypnotisée. Tara avait stoppé, aussi curieuse qu’intrigué sur ce qui allait se passer.
— Je suis le roi d’un endroit où nous vivons tous en paix, le roi d’un lieu où vous serez en sécurité.
Il lui tendit la main.
— Si vous voulez, je peux vous guider jusque là-bas. Mes amis et moi, nous vous y emmènerons.
Quelques secondes suspendues, comme si elle n’y croyait pas, puis elle avança sa main, hésitante, ne le lâchant pas des yeux, avant de terminer son geste, mettant sa main dans celle qu’il lui offrait. Il l’aida à se relever, aidé de Yahel la soutenant par les épaules.
Tara s’était tournée vers eux et l’avait entendu prononcer cette dernière phrase. Personne ne vit son visage s’adoucir à ce moment-là, empreint d’un vague sourire triste. Lorsque des membres de son équipe se décidèrent à les rejoindre, elle reprit leur direction, les laissa la dépasser en silence, faisant mine de rien.
— Tout va bien ? demanda l’un d’eux, celui aux longs cheveux blonds.
Le roi opina tout en aidant la femme à monter à l’arrière du camion. Ensuite, un coup d’œil impassible vers Tara, et il fit signe à son interlocuteur de sa main. Des signes bien précis : deux d’entre vous ; suivez-la ; toujours en vue. Ce dernier acquiesça et fit marche arrière avec un de ses collègues.
Yahel l’observait s’éloigner. Mahdi lui parla :
— Ne te reproche rien. Dans les situations extrêmes, il arrive que certaines personnes se révèlent.
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