23 – 3 C’est ici que ça commence
— Mahdi ?
Il s’était installé près d’un feu, un peu à l’écart, loin du brouhaha du camp. Il s’était déjà allongé, la tête appuyée sur ses bras croisés, position idéale pour contempler les étoiles.
— Je sais que nos compagnons montent la garde, mais ce n’est tout de même pas prudent de s’isoler, lui fit-elle remarquer en se rapprochant de son feu, emmitouflée dans son châle.
— C’est plus tranquille…
Elle regarda les flammes, puis ailleurs, puis sembla lorgner la couverture de son duvet, patchwork de peaux cousues ensembles.
— Un cadeau des villageois, aussi ? Preuve supplémentaire que tu n’as jamais cessé le contact… Elle a l’air grande. Je peux en profiter aussi ? J’ai froid.
— Justement. Tu ne dors pas dans ton camion, par ce froid ? Pas envie de rester seule ? Ou tu ne me vois plus comme un danger…
— Pfff… J’ai laissé ma place à d’autres, c’est tout. Et toi, de quoi as-tu peur ?
Une seconde, puis il se poussa pour lui laisser de la place, avec un coussin en prime. Elle vint se pelotonner sous les fourrures, lui tournant le dos.
— Merci. J’allais crier au privilège, sinon.
— Ils t’ont donné un manteau, il me semble. Tu aurais pu le mettre.
— Tu veux qu’on compare la taille ? Insista-t-elle, continuant sur cette ambiance bon-enfant. A l’époque, j’ai déjà été gênée devant les vestes de Simon et Mathilde. Une récompense sous prétexte que moi j’ai été sérieusement blessée dans l’affaire, alors que sans eux… Pas la première fois, en plus, que j’étais blessée en mission. Et voilà que le roi a une couverture de la taille d’un géant ! Pourquoi pas une veste, toi aussi ?
— Ça… Je soupçonne le cadeau d’adieu… Tu es jalouse, ou c’est parce que tu t’es habituée à avoir un grand lit ?
— Ah ! Oui ! En fait, je veux dire : non. C’est gentil, j’en ai profité. Mais pas longtemps.
— Ne me dis pas que tu es retournée dormir toute seule dans cette petite pièce sans fenêtre au bout d’un couloir ?
— La vue sur la forêt, j’adore, mais… Moi toute seule dans cet immense lit, je ne m’y faisais pas. C’est nos deux tourtereaux qui en profitent, depuis… Ils rêvent d’une maison, un joli chalet à ras de la forêt. Je crains juste que cette maison ne connaisse jamais la joie de petits pieds courant sur son plancher… La nature et ses lubies, donnant aux uns ce que les autres désirent si ardemment…
— Tu crois que…
— Elle n’en a pas reparlé depuis longtemps mais… Disons qu’une… occasion m’a permis de savoir qu’elle adorerait ce cadeau de la vie. Et toi qui ne cessais de me harceler pour que je n’oublie pas de vivre, que cela n’était pas incompatible avec notre engagement, as-tu fait de même avec eux ? Si j’avais su, je les aurais tannés beaucoup plus tôt ! Ils ont perdu tant d’années !
— Nous avions tous l’esprit occupé ailleurs… Mais tu trembles ! C’est vrai que l’hiver n’est pas encore terminé, et que c’est une saison difficile pour toi.
— Tu sais, avec tout ce temps sur les routes, je suis habituée.
— Laisse-moi te réchauffer.
Il lui frotta le dos et les membres. Ses tremblements se calmèrent, elle se détendit. Elle bougea un peu, étalant ses jambes, semblait se relâcher au fur et à mesure, et Mahdi en adapta instinctivement ses gestes en massage.
— Pas étonnant que tu aies froid. Tu aurais pu t’habiller un peu plus, constata-t-il, remarquant enfin qu’elle ne portait rien en dessous du châle.
Elle tourna la tête, juste ce qu’il faut pour qu’il puisse voir son œil humain. Un jeu s’instaura entre eux-deux. Elle continua à ajuster sa position, utilisant le coussin pour se maintenir, jusqu’à finir complètement sur le ventre, son corps épousant la terre meuble leur servant de matelas naturel. Sa respiration s’approfondit, elle sembla s’étirer, comme pour accompagner les mains de Mahdi, les encourager. Il s’interrompit.
— Tara ?
Elle resta silencieuse, cet éclat particulier dans son œil.
— Tu es sûre ?
Elle ferma les yeux, s’étira langoureusement.
— Sauf si tu n’en as pas envie. Je ne t’oblige à rien…
En retour, il termina de retirer le châle, repoussa ses cheveux, passa ses mains sur son dos, comme pour flatter le dragon qui s’y trouvait. Elle libéra un profond soupir en tendant le dos, signe d’encouragement. C’est là qu’il enfila ses bras sous elle, la saisit à bras le corps et la serra contre lui, un long moment, presque à l’étouffer, basculant tout de même pour ne pas l’écraser. Dans son dos, elle sentait sa peau contre la sienne. Il ne bougeait plus, respirait fort dans sa nuque.
— Mahdi ? fit-elle au bout d’un moment, parlant doucement pour ne pas le brusquer.
Elle ne pouvait voir son visage.
— Mon vieil ami, tu me serres si fort… Que t’arrive-t-il ? ajouta-t-elle en lui caressant le bras. Regarde-toi, tu n’arrives même plus à parler.
Ces paroles, écho à un vieux souvenir, le firent réagir, comme un rire hésitant, ne demandant qu’à sortir, mais encore coincé par des émotions plus sombres.
— Pardonne-moi, j’ignore ce qui m’a pris, s’excusa-t-il en desserrant légèrement la pression. Ça fait si longtemps… Je t’ai fait mal ?
— Non… Je me sens bien…
Ce qui était vrai. Elle serait restée des heures ainsi, bien qu’elle ne sentît pas de joie dans son étreinte. Abandonnée dans ses bras la tenant, la soutenant, sans cesser de le caresser, elle avait refermé les yeux.
— Tout va bien, je suis là… chuchota-t-elle.
Une de ses mains trouva la sienne. Elle la referma, l’étreignant aussi fort qu’il tenait son corps, s’excusant que ce contact soit aussi froid. Crut-il comprendre qu’elle en avait besoin, ou est-ce lui ? En tout cas, il lui offrit douceur et tendresse, vénérant son corps comme on le ferait pour une déesse. À chacun de ses gestes suivant, elle s’agrippa plus fort au coussin, y enfonçant son visage, étouffant ses réactions. Elle ne put retenir un faible gémissement, fruit du flot de sensations. Lorsqu’elle fut submergée par cette vague intense de libération ultime, il suivit de peu et s’avachit sur elle. Il voulut rapidement s’écarter, ayant peur de lui faire mal par le poids de son corps dans cette position.
— Non, reste… avait-elle alors dit, comme un soupir. J’ai besoin de ta chaleur…
Il finit par reprendre la parole.
— Tu m’as fui durant des années, et ce soir, c’est toi qui viens à moi. Que t’arrive-t-il ? Je ne t’ai jamais vu comme cela. Tu avais l’air si… vul…
— Chut.
Elle se tortilla pour croiser son regard.
— Ce n’est pas le soldat ou le dragon qui est venu à toi, ce soir, mais la femme.
Il finit par la basculer gentiment sur le dos. Cela lui parut étrange de se retrouver face à lui, la poitrine nue. Elle ne le regardait pas vraiment.
— Aurais-tu perdu ta résolution ?
Son regard retrouva un autre éclat. Elle se concentra sur lui.
— Oh non… Sûrement pas. Je sais ce que j’ai à faire. Je me prépare, c’est tout. Je voulais juste…
Elle se radoucit à nouveau.
— En profiter. Pour vérifier si une certaine magie existait toujours… Juste une nuit… C’est toi qui m’as offert toutes ces années… Des années riches de voyages et de rencontres. Des années qui n’ont pourtant pas toujours été simples, où des humains qui auraient fait le gendre idéal autrefois se sont mis à agir comme les pires démons, n’hésitant pas à tout faire pour vous posséder corps et âme, alors que des princes ignorant tout de vous, vous ouvrent leur porte et vous tendent la main et le cœur dans les moments difficiles. À chaque épreuve que la vie m’a imposée, m’assenant ses leçons si cruelles parfois, j’en suis presque venue à regretter de t’avoir obéi au lieu de me ruer vers ce vieil ennemi…
Elle resta silencieuse, pensive, une main posée sur son ventre.
— Dis-moi ce qui te hante.
— Hein ? Oh, rien d’important… C’est du passé. Les cauchemars ont disparu, Les traumatismes s’accumulent, s’entremêlent, l’un chassant l’autre… N’est-ce pas toi qui parlais de blessures de l’âme ? À force de marquer notre esprit, ils nous forgent, ils nous cisèlent, jouent sur nos peurs et nos réactions instinctives… J’en ai tiré une force. Aujourd’hui, dans ce corps qui a subi nombre de souffrances, naturelles ou imposées, je me sens bien, même mieux que jamais. J’ai retrouvé confiance en lui, la joie des plaisirs qu’il peut ressentir.
— Je n’ai pu que le constater !
— Pas seulement pour ça ! rigola-t-elle.
— C’est vrai. Je t’ai vu t’entraîner avec ton bâton, aujourd’hui. Tu le manipules avec aisance, comme tu respires, sans y penser. Cela se voit.
— Chaque fois que je le pouvais, pour ne pas perdre la main. Faudra d’ailleurs que tu m’expliques un jour les ajouts qui ont été fait dessus. Trop étrange. Je ne vois pas à quelle occasion les utiliser… Je commençais à craindre que cela ne me serve plus, continua-t-elle, comme il ne répondait pas. C’était tellement… calme, depuis que tu es parti ! Pas que cela me dérange. Entre ça et ton départ, cela m’a facilité les choses pour persuader Yahel de rester au village et me laisser partir sans elle. Depuis le temps que je cherchais comment faire pour en arriver là…
— Elle t’est précieuse…
Elle soupira, agacée.
— S’il te plaît, arrête avec ça. C’est déjà assez compliqué… Je ne tiens pas à être préoccupée par le sort des uns et des autres en plein combat. Cela peut coûter cher, et je parle par expérience. Ils pourraient aussi servir de moyen de pression. Et surtout… Ne l’as-tu pas remarqué ? Depuis que j’ai remplacé Yahel au front, en quelque sorte, elle n’a jamais bronché, n’a pas réclamé une seule fois de revenir en première ligne.
— Elle faisait ce qui devait être fait, tout comme toi.
— Mais elle n’y prenait aucun plaisir. Au contraire.
Alors que moi…
Silence.
— Tu sais que jusqu’à il y a peu, je n’avais jamais songé à l’après… Je fais ça depuis quoi ? Une dizaine d’années ! Mais j’ai compris qu’à la longue, les dragons tels que nous les représentons ne servirons plus à rien. Nous sommes un reliquat du vieux monde. Notre victoire viendra par notre obsolescence.
— Tu commences à y croire ?
— À ton monde idéal ? Mmh. Au début, partout où j’allais, je voyais toujours les mêmes travers chez les humains. Puis avec le temps, j’y ai vu autre chose, comme si un ras-le-bol général s’était répandu, que les gens en avaient marre de toutes ces horreurs et du chaos, allant parfois jusqu’à effacer les traces du passé, détruisant statues, mausolées et autres bâtiments officiels. Je doute que ce soit une bonne chose, mais… Ils souhaitaient plus de stabilité, d’équilibre. Tout comme des drogués incurables, il a fallu que les humains touchent le fond pour songer sérieusement à refonder leur monde. Souvent, ton rêve représente une bouffée d’oxygène en plus pour eux, une façon d’aborder l’avenir dont ils n’avaient pas songé, ou un argument supplémentaire pour croire ce qu’ils n’osaient espérer jusqu’ici, pensant être les seuls… Mais la réalité se rappelle à nous. Le combat n’est pas terminé.
Silence.
— Merde ! Ils ont attendu tout ce temps ! lâcha-t-elle dans un soupir las. Pourquoi ?
— Ne t’inquiète pas… Tu es forte. Quoi qu’il arrive, tu tiendras le coup, et tu t’en sortiras. Ne l’oublie jamais.
Il s’était campé au-dessus d’elle pour lui dire cela, soudainement bien sérieux, figé, les yeux rivés dans les siens, comme s’il voulait l’en assurer, bien que…
Il repositionna son pendentif, lui caressa le visage.
— Depuis quand n’as-tu pas contemplé les beautés de ce monde ?
Elle soupira.
Étrange question.
Elle regarda cet homme. Elle passa une main sur sa crinière, jouant avec une de ces mèches blanches contrastant désormais sur le noir de sa crinière. L’autre explora ce visage sombre aux yeux léonins. Puis les deux sur ce cou puissant, cette large poitrine qui frémit à ce contact.
Les beautés de ce monde… N’en avait-elle pas une juste là, devant elle ?
Cette fois-ci, ce fut elle qui l’invita par ses gestes. Il avait l’air d’hésiter. Ou n’y croyait-il pas ? Il avança ses mains sur le haut de son corps avec une incroyable lenteur, comme s’il le découvrait pour la première fois. Elle suivit chacun de ses mouvements, la moindre avancée, le moindre frémissement de doigt.
C’était bon, si bon.
Mais très vite, il ne résista plus, enfonçant d’abord son visage entre ses seins, désespéré retrouvant ce qu’il n’espérait plus. Elle l’encourageait, et il l’entraînait avec elle. Elle laissa son instinct la guider, les guider. Doucement, sûrement, il l’emmena, sans s’éloigner d’elle. Leurs mains s’étaient agrippées l’une à l’autre. Il posa même ses lèvres sur son cou offert, s’accrochant à la patte du dragon. D’instinct, son corps réagit, s’ouvrit, s’écartela pour mieux l’accueillir. Enveloppée dans sa chaleur, elle commença à tout oublier, avait déjà tout oublier, fut emportée par un véritable élan, mais elle réussit à l’observer jusqu’au bout, et le vit à cet instant de suprême libération.
Alors toi aussi tu ressens cette douce souffrance ?
Ce visage nimbé par la lumière des étoiles… C’était beau.
Lorsqu’il retomba sur elle, elle l’entoura de ses bras, une main dans sa crinière. Et elle le serra contre elle de tout son être, comme jamais elle ne l’avait fait, comme pour fusionner avec lui.
Elle ne vit pas sa surprise au premier instant, mais très vite, il répondit à son étreinte, soupirant dans ses cheveux.
Mon roi, donne-moi ta chaleur, donne-moi ta force, donne-moi ta puissance, je vais en avoir tant besoin…
Elle aurait aimé le garder contre elle, en elle, toujours. Et elle s’accrocha à lui. Il la souleva, ils se redressèrent, ils restèrent assis l’un face à l’autre, l’un contre l’autre, peau à peau, dans une étreinte désespérée. Elle respirait, sentait son cou, sa crinière, elle enserrait ses jambes autour de ses hanches, comme pour l’avoir à jamais en elle, pour ne plus former qu’un seul être. Il se tut pour ne pas briser la magie. Et ils restèrent une éternité à partager ce moment de félicité.
Quand il retrouva son énergie, sa main soutenait sa nuque. Alors, ils se laissèrent emporter, collés l’un à l’autre, suivant le même élan. Elle ôta ses bras d’autour de son corps, mais pour mieux entourer son cou, le tenir plus fort. Il baisa le creux de sa nuque, ses épaules, son oreille. Il baigna son corps de caresses. Au final, elle ne regretta pas. Son corps se crispa, s’arc-bouta, fusillé par une implosion. Elle retrouva ce qu’ils avaient déjà vécu ensemble, cette explosion de joie paralysant son corps, figeant le temps, d’une puissance que lui seul lui faisait atteindre, cette pulsion qui ne voulait prendre fin. Dans le même temps, il l’accompagna, sursautant lui-même, puis la gardant contre lui jusqu’à ce que cela se calme. Cela avait duré un moment, un long moment, toujours trop court. Elle eut peur quelque part que cela ne s’arrête pas, mais elle connaissait cette peur. Et il venait de lui en faire cadeau une nouvelle fois.
Ses bras retombèrent dans son dos, ne trouvant plus la force de rester accrocher à son cou, mais il la tenait toujours, bien qu’aussi essoufflé qu’elle. Son corps eut un dernier soubresaut incontrôlable, puis elle s’affala sur lui, respirant son odeur. Elle le sentit remuer quelque chose d’une main, sans la lâcher. Il la reposa doucement sur le duvet, sur son châle. Son corps épuisé se replia d’instinct, les mains avachies sur son ventre, les jambes refermées, rejetée légèrement de travers. Anéantie, elle laissa son visage retomber du même côté. Ses yeux clos sentirent son souffle alors qu’il déposait un baiser sur son front. Son propre corps frémit, comme insatiable, voulu le suivre.
— Non, repose-toi. Tu en auras besoin.
Il referma les pans de son châle sur son corps. Elle sentit sa chaleur disparaître. Toujours les yeux clos, une main bardée de métal surgit, attrapa une mèche de sa crinière et ne le lâcha pas, le corps suivant, venant se pelotonner contre lui. Il cala son front contre le sien, rabattit les fourrures sur eux et resta immobile, la tenant allongée, un bras posé sur elle, jusqu’à ce qu’elle s’endorme pour de bon. Elle garda la mèche dans son poing fermé.
— Tu ne te l’avoueras jamais, hein ? murmura-t-il.
Le matin, elle s’était levée avant son réveil.
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