29 – 2 Je préfère être ta victime

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Yahel, Marc et Mylène furent suivis par deux autres compagnons. Ce choix fut fait quand ils allèrent signaler leur départ et le début de leur itinéraire. Cela provoqua bien quelques remous, l’incompréhension de cette mission contradictoire avec le discours précédent, accentuée par l’émoi de la situation, mais les arguments furent trouvés.

— Si nous pouvons en récupérer déjà quelques-uns… Pour les familles, qu’elles puissent faire leur deuil. Quant à ce qui nous arrivera, même discours. Nous assumerons notre sort, qu’il soit bon ou mauvais.

Pour arriver discrètement, au cas où la place n’aurait pas été abandonnée, ils garèrent leurs engins à distance du lieu de l’attaque, parcoururent le reste à pied à pied.

Elle le fut. Pas âme qui vive à des kilomètres.

Ils avaient laissé la scène de carnage tel quel, les corps gisant à la merci des éléments. Les corps des vaincus.

Ils laissèrent Mylène, se retrouvant incapable de s’approcher, d’affronter la dur réalité. Ils mirent un tissu sur leurs visages, tentant de masquer un maximum la pestilence.

Yahel retrouva le châle élimé que Tara portait toujours, celui qu’elle n’avait jamais rendu à Mahdi. Elle le ramassa, le cœur lourd. Plus loin, son bâton de combat, à peine visible entre les herbes et la terre retournée. Proche d’une moto affalée sur le flanc, d’un corps sans visage, à côté d’un emplacement à la terre souillée de sang au milieu de nombreuses traces de passage, elle retrouva sa ceinture, son gilet et son harnais, ces derniers découpés, lacérés. Les couteaux n’avaient pas bougé de la ceinture.

Elle conserva le châle noirci, en lambeau, irrécupérable, confia le reste à leurs deux compagnons pour qu’ils les ramènent, ne pouvant se balader avec ça de l’autre côté de la frontière. Alors qu’ils recensaient leurs compagnons, elle le garda entre ses mains, contre son cœur. Un cœur qui, chaque fois qu’ils reconnaissaient un des leurs, perdait de sa substance.

Plus loin, ils trouvèrent le camion. À l’arrière, un amas méconnaissable de matière brûlée, autrefois leur vieux canapé, formant un fatras indescriptible avec la console et les écrans. Pas d’autre cadavre, pas même une mèche blonde. Pourtant, Simon n’était toujours pas rentré, n’avait pas même donné signe de vie. Yahel ne put tout de même s’empêcher de projeter ses pensées vers lui, où qu’il soit.

Le roi, sans surprise, était toujours au volant. Du moins, son corps, témoignant de la brutalité de l’accident, si on pouvait parler d’accident. Transpercé de part en part par des barres de fer, dont une figée dans un emplacement anormalement vide, et pourtant entachée de matière organique et de cheveux ensanglanté.

— Je doute qu’il ait eu le temps de se rendre compte de quoi que ce soit…

Yahel et les autres approuvèrent par leur silence.

— Vous pouvez le ramener ? Elle souhaiterait qu’il soit enterré là-bas, demanda Yahel.

Ils les aidèrent à ramener les corps jusqu’à leur engin, puis le trio prit la route, faisant un détour pour passer la frontière.

Je crois que mon dos et mes épaules me tirent, comme quand ils m’accrochent à leur truc… Ah, oui. Je vois. C’est bien ça. Lâchez-moi un peu. Ça ne sert plus à rien.

Une main lui releva la tête sans ménagement, sa tête, plus qu’un poids mort, tout comme le reste de son corps. Les doigts de cette main soulevèrent le tissu cachant ses yeux, le temps d’y fourrer une lumière aveuglante dans son œil valide.

Mouvement de recul instinctif, à peine la force d’une faible plainte.

— Et ni boisson ni nourriture depuis, c’est cela ?

— Bien sûr.

— Il était temps que j’arrive. Elle est juste un peu en train de mourir… Pas de panique, j’ai de quoi vous la ranimer un peu.

Qu’est-ce qu’il veut celui-là. Je ne l’avais jamais entendu.

De l’eau froide sur son corps, sa tête, agressive. On lui ouvrit la bouche, l’eau y entra, la noya.

— Avale.

Réflexe instinctif de survie, elle obéit.

— Allez, encore !

Son estomac refusa. On lui referma la bouche, la maintenant close, fermement malgré ses soubresauts. L’eau remonta, redescendit, monta encore, essayant par le nez.

— Respire, tu verras, ça va aller.

Laissez-moi !

Il eut raison. Les spasmes finirent par se calmer. Sa tête retomba.

— Et maintenant, avec ça, elle va vous en raconter, des histoires.

Sa tête attrapée, retenue de côté, dévoilant le côté de son cou, pas celui protégé par la patte du dragon.

Piqûre vive, sèche, brûlante.

Elle se contracta.

— Que… Qu’est-ce que…

Pas bon ça, vraiment pas bon.

Elle retint sa respiration, effort désespéré pour empêcher le produit de se répandre dans son corps et de remonter directement à son cerveau. On lui pinça un sein, tortilla le téton, le spasme de la douleur l’obligeant à inspirer de grandes goulées d’air.

— Inutile ce que tu fais, respires donc… Vas-y, laisse-toi aller.

Ça brûle ou pas ce qui passe dans mon corps ? C’est étrange…

Oh, de nouvelles couleurs ! Et toutes ces formes derrière mes paupières ! Comme c’est joli.

Sa tête vacilla de droite et de gauche, ses gémissements plaintifs se transformèrent en d’étranges soupirs de satisfaction.

— Voilà, c’est bien, on laisse un peu agir. Après, vous pourrez y aller tout en douceur. Vous verrez, ça va couler tout seul.

Elle se tortilla, étira son dos.

Pourquoi je me sens si bien ?

Un peu ou beaucoup plus tard, la voix de son cher bourreau se fit entendre.

— Comment te sens-tu ?

— Mmm, j’ai le cerveau qui pépite… dit-elle en tournant son visage souriant vers lui.

— Très bien, j’en suis heureux. On va pouvoir discuter ensemble, alors.

— Que me veux-tu ? Laisse-moi. Ce combat est terminé.

Le ton de la voix de Tara avait brusquement changé. Plus ferme, plus assuré.

— Combat ? Nos petits échanges ? Tu y vois un combat ? Pourquoi dis-tu qu’il est terminé ?

— Parce que je l’ai gagné. Laisse-moi mourir maintenant, vu que tu n’es pas capable de me tuer.

Soupir.

— Tu n’as donc plus envie de retrouver tes amis et ta famille ?

— Ma famille ? J’ai son sang sur mes mains.

— N’en as-tu pas encore qui t’attend ? N’as-tu pas envie de rentrer chez toi ?

— Impossible. Par ta faute, je n’ai plus de chez moi. Par ta faute, je n’ai pas pu y revenir une dernière fois.

— Pourquoi ?

— Ton erreur. Et mon erreur. J’errais sur les routes, allant de plus en plus loin à la rencontre des hommes, en tant qu’enfant de la terre, nettoyant au passage les rebuts de ton espèce. Tout ça pour le fuir, en réalité. Bien que j’accomplisse la mission qu’il m’avait confié.

— Quelle mission ?

— Je ne suis qu’une arme, forgée pour tuer. Une arme dont l’âme a été en partie dévorée pour laisser place au démon qui l’habite. Une arme pour débarrasser le monde des autres démons, les détruire, les exterminer. Et elle est là, ton erreur. Tu as attaqué, ce qui a obligé mon roi à me rappeler à lui. Je m’éloignais de toi, et tu m’as obligée à revenir pour massacrer et éliminer les tiens. N’as-tu donc pas compris ? Tout ceci n’est qu’un jeu, et je n’en suis qu’un des pions. Un pion qu’on utilise, qu’on manipule. Un pion qu’on sacrifie. Mais qu’importe si c’est pour sauver et protéger les autres. Et ce jeu, en tuant mes troupes et mon roi, en me torturant à mort pour me faire avouer où sont les miens, tu prétends l’avoir gagné, mais qui te dis que je l’ai perdu ?

Silence.

— Tu n’as pas perdu, puisque tu es en vie. Tu pourrais rentrer chez toi.

— C’est impossible. Je te l’ai dit pourtant. Tu ne m’as pas écouté.

— Pourquoi est-ce impossible ?

— Parce que là où je vivais, il n’y a plus personne désormais.

— Comment ?

— Tout ce que j’ai vu, elle l’a vu.

— Qui ?

— Mon ange-gardien, dit-elle, lâchant un petit rire.

Il la saisit par le cou.

— C’était ton œil, c’est ça ?

— Oh, il commence à s’énerver… Pas de géolocalisation, en effet !

— Mais une caméra émettrice…

— Bien ! Bravo. Elle a tout vu. Elle a vu comment tu as fait massacrer nos compagnons, elle t’a vu brandir sa tête devant moi. Elle t’a vu m’écraser et me ligoter comme un chien. Et ce qu’elle a vu, ils l’ont vu aussi. Et ils ont fait ce qu’il fallait faire au cas où je te céderais. Ils sont partis, ils s’en sont allés, carapatés, détallés, dispersés, fuyez pauvres fous !

— Alors ça veut dire qu’ils sont encore là, quelque part. Tu dois pouvoir les retrouver.

— Non, je ne peux pas, je ne sais pas. Ils ont tout organisés après notre départ. Et la terre est si vaste… Tu ne comprends décidément rien. Tu n’as plus personne à atteindre, car il y a tout le monde à atteindre. C’est peut-être trop difficile à concevoir pour toi, mais pour détruire l’ouvrage de Mahdi, tu auras tout le monde à tuer, des milliers et des milliers de personnes, répandues sur des centaines, voire des milliers de kilomètres, je ne sais. Peut-être plus proche que tu ne le crois. Et il y en a de plus en plus chaque jour. Tu n’as fait qu’éliminer un roi de pacotille, un roi sans héritier, car nous sommes tous ses héritiers. Même si tu parviens à trouver et annihiler le reste de mes dragons, tu es vaincu d’avance, car tu cherches à anéantir un ennemi invincible. Invincible car partout, omniprésent. Mon pauvre ennemi, tu cherches à anéantir l’espoir. Mais n’est-ce pas ce qui guide les hommes depuis toujours ? Ne sois pas si arrogant, cela te perdra.

Silence.

— Ils viendront te chercher, alors. Ton ange-gardien…

— Non, l’interrompit-elle. Il n’en est pas question ! C’est un ordre !… Et de toute manière, mon sort est scellé. Je te l’ai dit dès le début. Tu n’as fait que retarder les choses. Franchement, cesse de vouloir me faire croire le contraire. Les meilleures blagues ont la vie courte !

Sa main serra plus fort.

— Ce n’est pas possible ! Elle se joue de moi !

— Désolé, pas avec ce que je lui ai donné, dit cette autre voix.

Elle commença à rire.

— Je te l’ai dit, tu aurais pu me tuer tout de suite, tu aurais fait la joie de tes hommes et tu n’aurais pas perdu ton temps. Mais voilà, tu as voulu jouer, et tu as perdu !

Et elle rit, elle rit.

Il libéra son cou, et une seconde plus tard, une décharge la traversa depuis les picots pressés sur son cœur.

Elle riait encore.

Ils avaient acheté une camionnette avec l’aide de leur dernier contact. Yahel rejoignit Marc installé au volant, garé dans une rue discrète.

— Il confirme : toujours aucune nouvelle. Ils n’ont dévoilé à aucun de leurs médias où elle était retenue.

— Soi-disant pour éviter les émeutes, c’est ça ? Quand je pense à la réputation qu’ils nous ont faite…

— C’est le truc habituel. Ils ont des problèmes, il faut un coupable. Et notre groupe était là. Bingo… Et de ton côté ?

— Rien non plus.

Yahel soupira.

— Donc on continue, c’est ça ?

— Oui, direction l’inconnu. Profitons que ce ne soit pas nos têtes qui passent en boucle sur leurs maudits écrans.

Ils avaient conservé un réseau de télévision, ne diffusant bien entendue qu’une seule chaîne. Aux informations, si ce n’était la défaite du roi qui était présentée, ils y montraient une Tara déchaînée, poursuivant des soldats en riant, couverte de sang, avec force commentaires ajoutant à charge, avant de la montrer enchaînée dans une pièce au béton grisé, un bandeau sur les yeux, cette fois-ci maculée de son propre sang. Chaque fois, Yahel fermait les yeux, se rappelant la seule photo qu’elle avait d’elle, la seule qu’ils avaient réussi à prendre avec elle, la piégeant pour y arriver, elle qui détestait ça. Une photo où elle était entourée des siens.

— Il m’a donné le plan avec les villes où ils ont ouvert une prison, continua Marc. On se débrouillera pour avoir des infos. Il y aura bien quelque chose qui va filtrer à un moment ou à un autre.

— J’espère. Ça fait déjà des jours qu’on cherche, et là nous serons complètement seuls. On a assez perdu de temps. Elle est où, au fait ?

— Mylène ? Partie chercher des réserves. Elle arrive.

La porte arrière s’ouvrit, et une Mylène rouge et essoufflée y déposa des sacs, grimpant à l’intérieur en même temps.

— Ouf, ça y est. On a de quoi voir venir les prochains jours. Et je nous ai pris encore quelques vêtements pour compléter notre nouvelle garde-robe. N’empêche… ça fait drôle de réutiliser de l’argent, ajouta-t-elle tristement.

— Mouais. Ça ne me manquait pas. Et les odeurs d’essence non plus.

Et Marc démarra.

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