Hoooj
Kwypp s’assied timidement dans le fauteuil en bois recouvert d’un tissu violet style velours. Elle observe les personnes présentes dans le bureau et, voyant qu’elles sont encore toutes debout, préfère se relever.
Sur sa droite, une petite porte qu’elle n’avait pas remarquée s’ouvre et le juge entre majestueusement. Il avance d’un pas décidé et s’installe dans son siège.
En face de lui, quatre individus. Les deux avocats sont au centre. Kwypp, sur la droite, jette un œil à son mari, Sorwkk, qui se trouve à l’autre extrémité.
Ce sont tous des Autraciens, la race dominante de la planète. Ils sont très similaires aux humains, à quelques exceptions près. Tout d’abord, leurs pieds sont à l’image de leurs mains, avec pouce opposable et une dextérité équivalente. Ensuite, les mâles et les femelles peuvent être différenciés par des pigmentations de la peau uniquement pendant les périodes de reproduction, ce qui arrive deux fois par an pendant un mois. À noter qu’un an ici correspond à cent-quatre-vingt-cinq jours sur Terre, et que le mois est déterminé par des cycles de marées, eux-mêmes influencés par les mouvements de minuscules satellites naturels autour de la planète, ce qui fait vingt ou vingt et un jours.
Depuis quarante-sept ans que la guerre est terminée, les humains sont toujours cantonnés à des rôles inférieurs. Ils n’ont pas droit à un mariage reconnu civilement par les lois autraciennes, du moins dans le clan Hoooj auquel appartient Kwypp.
Les clans sont historiquement des entités au sens familial que nous en avons sur Terre. Avec le temps, ils se sont retrouvés à correspondre à ce que nous appelons des villes, chaque famille étant isolée des autres géographiquement, avec ses propres règles – bien qu’elles se ressemblent de plus en plus avec les échanges économiques qui ne cessent de s’accroître. La considération des humains est un point qui divise toujours, certains leur donnant plus de droits que d’autres.
Le lien génétique au sein d’un même clan provient du mode de reproduction des Autraciens. Chaque clan dispose de pondeuses et de fécondeurs, sélectionnés avec grand soin, qui assurent les générations suivantes. Cette race n’est pas concernée par la consanguinité, au contraire, certains tentent fièrement de conserver des lignées « pures » avec des caractéristiques particulières qu’ils souhaitent mettre en avant, par exemple la beauté, la force ou encore la taille. Ce n’est encore une fois pas une généralité, et certains s’en moquent éperdument.
Être choisi comme pondeuse ou fécondeur est l’honneur extrême qu’un individu puisse recevoir, même s’il conduit à consacrer le reste de sa vie exclusivement à la reproduction, tâche plus fastidieuse pour les femelles que pour les mâles, car la méthode est globalement similaire à celle des humains. Les autres Autraciens et Autraciennes subissent également la période de reproduction, menant à une modification de leur apparence et un appétit sexuel débordant – qui a imposé des congés généralisés et des règles particulières pour la conduite à tenir en société – cependant ils doivent prendre les dispositions nécessaires afin de ne pas procréer, au risque de se voir infliger de lourdes peines.
Le juge Fhhk se plonge dans le dossier tandis que ses visiteurs s’assoient à leur tour. Après avoir plissé les yeux un moment, il se décide à sortir ses lunettes de l’une de ses poches le long de ses jambes de pantalon, grâce à un pied, et les passe à une main qui vient les accrocher sur son nez.
— Alors, voyons…
La langue commune autracienne est constituée de sons provenant de cordes vocales avec des sifflements issus de la cavité nasale et, occasionnellement, des ultrasons que les humains ne peuvent ni percevoir ni reproduire.
Étant tous membres du même clan, ils omettent volontairement leur nom de famille, vu qu’ils ont le même.
Il regarde par-dessus ses verres et son papier en direction de la femelle :
— Vous êtes Kwypp, c’est ça ?
— Oui, Votre Honneur.
À l’adresse du mâle :
— Donc vous, c’est Sorwkk, je présume ?
L’interpelé acquiesce d’un hochement de tête. Son avocat lui donne un coup de coude peu discret, l’obligeant à prononcer :
— Euh… oui, Votre Honneur.
Tout en poursuivant sa lecture, le magistrat prononce ce qui est à la fois une réflexion pour lui-même et une question adressée aux époux :
— Alors, pourquoi vous souhaitez vous séparer ?
Dans la culture autracienne, les divorces sont relativement rares. Pour preuve, un seul fonctionnaire est affecté à leur gestion dans chaque clan, même les plus peuplés. La principale raison fait suite à une action en justice pour « cause d’accident de procréation » parmi les couples qui n’y sont pas autorisés, afin que l’incident ne se reproduise pas.
Haussant ses sourcils fournis et en bataille, Fhhk se dit que, finalement, sa journée ne sera pas si morose qu’elle semblait avoir commencé.
— Adultère ?
Les yeux du juge reviennent sur le mâle puis la femelle, sautant volontairement les avocats toujours silencieux.
Le premier est serein et laisse la partie adverse épuiser tous ses arguments avant de les démolir un par un.
La seconde est particulièrement remontée. C’est d’ailleurs à son initiative que la procédure a été mise en œuvre. Elle sait, parce que son défenseur le lui a expliqué en détail, qu’elle s’expose à des sanctions sévères si son accusation ne parvient pas à être avérée.
Elle se lance :
— J’ai des preuves, Votre Honneur !
Son mari ne peut contenir un hoquet, prémisse d’un rire qu’il finit par maîtriser.
Le juge devine que s’il ne contrôle pas le couple tout de suite, la situation va dégénérer. D’une voix posée, il les ramène à la raison, en insistant sur le mâle :
— Allons, allons, du calme.
Ajustant ses lunettes qui glissent inexorablement sur son nez fin, il cherche quelque chose dans son dossier, mais abandonne, et préfère connaitre la version de chacun.
— Voyons comment tout ceci a commencé, voulez-vous ?
Sorwkk est agacé par la fainéantise du magistrat :
— Mais tout est là, dans le dossier…
Son avocat, une nouvelle fois, le pousse du coude, afin qu’il termine sa phrase.
— Euh… Votre Honneur.
Un regard appuyé lui répond.
— Commençons plutôt par l’accusation. Vous pouvez me raconter l’histoire, Kwypp ?
Surprise d’être interpelée de la sorte, la femelle a besoin de plusieurs secondes avant de remettre un peu d’ordre dans ses idées.
— Oui… Oui, bien sûr, Votre Honneur.
Tout est encore bien présent dans son esprit, aussi les efforts sont orientés vers la formulation.
— Nous sommes mariés depuis douze ans, maintenant. Quand mon mari a été exclu des fécondeurs – avec l’âge, la semence est de moins bonne qualité…
L’avocat de la partie adverse lève une main :
— Excusez-moi, Votre Honneur, mais ce genre de détail n’a rien à faire ici !
— Avec tout le respect que je vous dois, Maître, la vie sexuelle n’est pas un « détail » dans une affaire de divorce. Poursuivez, Madame.
— Bien. Donc, malgré cela, sa virilité n’a jamais été défaillante et même si la routine s’est installée depuis longtemps, je n’ai aucune raison de me plaindre. Je pensais, moi aussi, être à la hauteur, c’est pour ça que j’ai été très surprise, quand j’ai reçu un appel, il y a trois jours, d’une personne m’affirmant être la maîtresse de mon mari.
Le juge se gratte le menton :
— Mais… on n’est pas en période de vacances, pourtant ?
Il observe minutieusement Sorwkk par-dessus ses lunettes. Hormis quelques rares exceptions de dérèglement hormonal, ni les mâles ni les femelles ne dérogent aux phases à un jour près.
— Je vous assure que je suis tout à fait normal sur ce plan !
Nouveau coup de coude.
— Euh… Votre Honneur.
Le magistrat revient à la narratrice :
— J’imagine que cette personne vous a donné des preuves de ce qu’elle avançait ?
Cette fois, c’est l’avocat de Kwypp qui intervient :
— Vous imaginez bien, Votre Honneur, que nous ne serions pas ici aujourd’hui si tel n’était pas le cas.
— Soit. Qu’a-t-elle dit pour vous convaincre ?
L’avocat poursuit :
— Il a suffi de détails très… intimes qui n’ont laissé aucun doute à la cliente, Votre Honneur.
S’adressant directement à Kwypp, le juge souhaite tout entendre de la bouche de la plaignante :
— Laissez-moi juger par moi-même, je vous prie. Qu’a-t-elle dit ?
— Elle… Elle a fait mention des dimensions de l’appendice de mon mari, ainsi que du fait qu’il…
Elle hésite, et jette un coup d’œil à son époux qui reste impassible.
— Qu’il s’épile intégralement le… l’entrejambe.
Essentiellement pour des raisons d’hygiène et de commodité, les fécondeurs et les pondeuses subissent un rituel consistant, entre autres, à éradiquer tous les poils des zones concernées par leur activité de reproduction. Sorwkk était habitué à cette pratique et l’a maintenue même une fois qu’il est revenu à la vie civile.
Fhhk s’étonne :
— Le fait que votre mari a été fécondeur n’est un secret pour personne. Quiconque voulant lui nuire pourrait vous dire la même chose.
— Elle a mentionné la forme en étoile de l’épilation, ce qu’il ne fait que depuis quelques mois. Auparavant c’était en cercle et dégradé. Sans compter qu’elle m’a décrit quelques pratiques peu courantes auxquelles mon mari s’adonne…
Le juge s’exaspère de devoir extirper chaque nouvel élément de sa plaignante et soupire.
— Il aime mettre un… une poche autour de son appendice pour… pour avoir son plaisir en moi tout en restant dans la légalité. Si vous voyez ce que je veux dire.
— Oui, oui, je vois très bien. Qu’est-ce que cette personne vous a demandé ? Ou a-t-elle dit pourquoi elle vous révélait son existence ? J’imagine qu’elle n’a pas fait cela sans raison.
— D’après ce que j’ai compris, elle s’est fait éconduire et ne l’a pas supporté.
Tandis que Sorwkk se plonge dans une réflexion profonde afin de déterminer quelle femelle vexée pourrait lui en vouloir à ce point, le juge demande :
— Vous savez qu’il va falloir que cette personne vienne témoigner devant moi pour valider votre requête ?
— Oui, bien sûr, mon avocat me l’a dit.
— Elle est venue ? Je veux dire elle est ici, et on peut la recevoir maintenant ?
— En fait, elle n’a pas pu entrer dans le bâtiment.
Tout le monde comprend alors instantanément la teneur du problème.
Fhhk prononce de manière intelligible :
— Chez les Hoooj, seuls les humains sont interdits dans les établissements officiels. Il s’agit donc d’une humaine ?
— Oui, Votre Honneur.
Dans son coin, le mari éclate de rire, et son voisin tente de le calmer.
Le juge s’adresse ensuite à l’avocat de la plaignante :
— Pourquoi vous ne lui avez pas conseillé d’abandonner les charges ?
— Votre Honneur, j’ignorais ce détail jusqu’à l’instant !
Kwypp ouvre de grands yeux :
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Votre Honneur, je vous assure que je ne savais pas…
Sur fond de rire sonore, le juge explique alors :
— Dans notre clan, la parole des humains ne peut servir de preuve, quelle que soit l’affaire.
En poussant son client du coude pour qu’il se calme, l’avocat de la défense lève la main et patiente jusqu’à ce que le maître des lieux lui donne la parole.
— Votre Honneur, mon client demande, en plus de la peine dont son épouse devra s’acquitter, la prononciation du divorce en sa faveur, ainsi que de conséquents dommages et intérêts pour le préjudice moral.
— C’est la moindre des choses, Maître.
Éberluée, Kwypp a peur de comprendre la situation.
Le juge se tourne vers elle, et prend un ton grave :
— Je prononce le divorce aux torts de l’épouse.
Une telle décision est la pire des choses qui puissent arriver à une Autracienne. À son âge, se retrouver célibataire est l’humiliation ultime. Ses amis vont se détourner, sa famille la répudier. Si elle n’est déchue d’aucun de ses droits civiques, ce sera bien tout ce qui va lui rester.
— De plus, une somme de quinze mille pièces sera versée à la partie adverse au titre de dommages et intérêts du préjudice.
Un tel montant correspond à un salaire moyen de plusieurs années. La mise en commun des biens et possessions est une règle immuable chez les Autraciens. Kwypp va devoir se trouver un travail, et se serrer la ceinture afin de s’acquitter de sa peine. Difficulté supplémentaire si elle souhaite se refaire une vie de famille.
— Et que ça vous serve de leçon !
Effondrée, elle parvient à peine à articuler :
— Mais… J’ai pas voulu tout ça, moi… C’est lui qui a… Je t’aime toujours, Sorwkk ! Je voulais pas tout ça ! C’est ta faute ! Pourquoi tu me fais ça ? M’abandonne pas !
En entrant dans le bureau, elle était prête à l’abandonner parce qu’il avait fauté – un crime relativement important même pour les mâles – mais maintenant qu’elle ne peut plus le prouver, il la laisse comme une vulgaire Humaine.
Elle n’a plus rien, y compris l’espoir.
L’Autracienne en vient à penser qu’elle aurait préféré une peine de mort, voire – comble de la déchéance – une exclusion du clan, plutôt que devoir supporter sa nouvelle situation pour le reste de sa vie.
Sans comprendre ce qu’elle a pu faire pour mériter une sanction pareille, elle n’aura vraisemblablement d’autre choix que rejoindre un ghetto d’Humains, dans les quartiers mal famés de la ville, et accepter les pires outrages en échange de quelques miettes.
N’oublions pas la somme énorme qu’elle ne pourra jamais payer et la cantonnera dans son statut de paria.
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