L’art de la queue
La queue chez Market, c’est n’importe quoi. Au début, elle longe le magasin et la palissade derrière la pompe à essence, ensuite elle entrave les vois d’accès depuis la route, bifurque et retraverse le parking. Les clients errent avec leur chariot afin d’en trouver l’extrémité. Comme ça avance en accordéon, on a quelquefois l’impression d’y être et puis non, quelqu’un se dépêche de rattraper sa place. Malheur à celui qui engendre à son corps défendant une ramification. Il y a les tendus du slip qui n’attendent qu’une étincelle pour partir en vrille, les loquaces qui, sous prétexte qu’on est à trois mètres, hurlent leurs anecdotes, et l’immense majorité (dont je fais partie) éteinte, résignée. Le même mécanisme que lors de mes trajets en métro : cerveau en pause, attention aux autres inexistante, seul stimuli externe, le déplacement du caddie de devant.
Mon bouquin de queue c’est « La vengeance de la pelouse » de Richard Brautigan, de courtes histoires dont la durée correspond singulièrement à la station entre deux avancées de la file, des nouvelles d’une à trois pages dont l’absurdité entre en résonnance avec la situation.
Quand je suis arrivé, ils essayaient à nouveau d’enterrer le lion dans la cour, derrière [..] Comme d’habitude, le lion prenait les choses avec stoïcisme. Comme il avait été enterré dans cette cour au moins cinquante fois durant les deux dernières années, il avait fini par en prendre son parti. (extrait de Besoin de jardin).
La queue érigée en art, c’est au Japon. Les longues attentes, au temple, au stade, devant les toilettes publiques, sont pourvues d’un employé dédié qui en organise la géographie : un joli serpentin très régulier, aux rangs bien parallèles et aux virages alignés. Figurez-vous une file d’aéroport sans les rubans, une progression régulière et hypnotique les uns derrière les autres. Dans les gares, le marquage au sol ordonne le mouvement. Ailleurs, le schéma est à ce point intégré que les colonnes se constituent toutes seules selon le même modèle. A leur bout une personne, souvent un homme très âgé, brandit bien haut une pancarte indiquant End of queue, ou end of line (quand elle est traduite en anglais). Cet homme avance avec la queue, et se recule à chaque nouvelle arrivée. Délire ! Pour l’avoir expérimenté, on adopte la technique spontanément au bout de quelques jours, même si nos réflexes à nous, supporters de Rugby des autres pays, perdurent : essayer de dénicher un raccourci. Se rassembler côte à côte ou en grappes pour tromper l’attente en discutant. Les Japonais nous lâchent parfois un coup d’œil interloqué par en-dessous, plus surpris qu’offusqués par nos curieuses pratiques.
Là, devant mon supermarché, me viennent des questions : serions-nous capables, en France, de nous plier à cette science de la queue ? Accepterions-nous de voir nos personnes âgées porter de lourdes pancartes en pleine rue afin de veiller au respect des règles (ou à genoux sur les pelouses pour en extraire les mauvaises herbes à la pince à épiler, ou sur les quais des trains pour prévenir de l’arrivée des rames… exemples à multiplier, mais ce serait un autre propos) ?
J’ai une idée de thèse en géographie humaine, un sujet parfait pour un jeune aimant les voyages : la queue à travers le monde, en ce qu’elle révèle des sociétés.
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