Prologue
Avec le recul, je ne sais plus à quel âge tout a commencé. Après tout, d'autant que je m'en souvienne, on m'a toujours considéré comme un fou, un monstre. Le dernier de la famille, maigre, squelettique, un peu benêt... Mais jamais malade. Pas une quinte de toux, pas un rhume... J'étais trop en bonne santé pour eux. J'imagine que c'est la raison qui les a poussé à me malmener ? A leur place, j'aurais fait pareil, en un sens. Un énième enfant, une énième bouche à nourrir, frêle et faible, mais toujours d'une santé irréprochable ? C'est angoissant, de la manière dont je me l'imagine.
De toute manière, ma bizarrerie ne s'arrêtait pas là pour eux. Entre deux trois coups de ceinture, quelques éléments sont venus ponctuer mon enfance idéale. Un Halloween, celui de mes huit ans. Les voisins nous avaient gâté, mes frères et moi, et nous avions récupéré une quantité de friandises assez... invraisemblable. En bons fripons, nous retardîment notre retour à la maison pour s'empifrer de sucreries. On mangea, mangea, et mangea encore... Si bien que mes frères firent une indigestion à cause de tout le sucre ingéré. Tous, sans exception. Enfin, tous sauf moi. J'avais même dû en manger plus que le plus vieux d'entre nous, et lui en est mort. Moi ? Je m'en étais sorti avec une nuit de coups et de cris, et de l'enterrement de l'un de mes frères, le premier d'une belle liste. Cette première mort m'a fortement atteint, en tant qu'enfant. Imaginez, à huit ans, voir sa fratrie tomber dangereusement malade et l'aîné mourir, tandis que nous, fragile cadet, nous en sortons sans aucun souci de santé ? C'est traumatisant, pour un jeune. Toujours est-il, c'est à ce moment que j'ai compris que quelque chose n'allait pas avec moi. Et ma famille me le faisait comprendre de manière percutante.
Je me suis mis à faire attention au moindre détail, à la moindre once de réaction provenant de chaque personne que je croisais. Pour éviter de me prendre plus de coups que les traditionnelles embrassades familiales. La maladie frappait à répétition mes proches, entre l'alcoolisme grandissant de mon père, le cancer de ma mère, ou les infections de mes frères, du moins de ceux qu'il restait. Les frais médicaux pesaient sur le budget, mais j'étais celui qui coûtait le plus cher : il a fallu que je sois décelé comme "surdoué". Bonjour les frais de scolarité, pour me faire avoir la meilleure éducation possible... C'est là que tout s'est accéléré.
Je me sentais mal, évidemment. Du haut de mes quatorze ans, j'excellais dans mes études, ayant sauté deux classes, mais je passais plus de temps à penser aux moyens de me donner la mort que de réfléchir à mon futur. En un sens, j'avais du temps pour y penser à la maison... Nous n'étions plus que trois. Deux fils, et une mère. Mes sept autres frères y sont passés en cinq ans, un par un, en plus de mon père. Entre les maladies, le suicide par balle, ou des coups un peu trop bien délivré par notre géniteur... Mais moi, je ne mourrais pas. L'overdose et le coma semblaient m'éviter. Le noeud de la corde qui me tenait par le cou était défait dès que je revenais à moi. A mon réveil, la balle dans ma tête était par terre, me laissant une belle bosse et un mal de crâne carabiné. Ironiquement, la seule qui semblait ne pas pouvoir mourir à part moi était ma mère. Elle tenait bon, ou du moins, la vie tenait à elle. Elle faisait en sorte de subvenir aux besoins de ses deux enfants, malgré sa maladie, qui la rongeait depuis si longtemps. Les dernières années de sa vie, j'aurais juré pouvoir dire qu'elle... m'aimait. J'en étais content, bien sûr. Je me sentais léger. Désiré.
A seize ans, peu après mon Baccalauréat, mon grand frère Arthur nous annonça qu'il partait vivre en Norvège. Notre mère étant sur son lit de mort, il fuyait plus la mort de sa mère qu'il ne recherchait sa propre vie, selon moi, mais soit. Je me souviens encore de ces derniers instants avec ma mère. De son souffle faible, soutenu par l'aide respiratoire. De ce bip régulier. Mais pas de larmes de mon côté. Elle avait bien vécu, en un sens. Même plus que ce qu'on aurait pu penser. C'en devenait même intrigant... Alors je lui ai posé la question. "Comment as-tu fait pour rester en vie aussi longtemps ?", une simple question. Et sa réponse m'ouvrit les yeux.
"Je n'ai pas eu le choix, mon corps ne voulait pas mourir... Quoi que je fasse... Comme le tien..."
Elle m'a ensuite tout expliqué. Qu'elle tentait de mourir depuis des décennies, mais que la vie ne voulait pas la lâcher. De toutes ses tentatives pour se blesser, pour tomber malade, pour mourir... Mais aucune n'avait fonctionné. Jamais. Et, tandis qu'elle pleurait, elle me dit que la seule maladie qui s'accrochait à elle était la vie. Du moins, jusqu'à ce cancer. Enfin, après sa vie de tentatives pour disparaître, la mort allait la récompenser. Enfin libre.
J'étais bien évidemment heureux pour elle, mais je compris que cette malédiction s'était transmise à moi. Pas d'explication selon elle, simplement celle que son cancer soit apparu aux alentours de ma naissance. A croire que cette résilience s'était décrochée d'elle pour s'accrocher à moi. Mais surtout, qu'elle me remerciait de l'avoir libérée de ce poids. J'étais donc, en somme, le seul fils qu'elle aimait... Ce sentiment de fierté me libéra de mes chaînes. Et alors que le dernier bip résonnait dans la pièce, je me rendis compte de ma chance. Je ne pourrai que difficilement mourir. Alors tout était possible, non ? Tout est à tester, essayer, apprécier... Elle m'a transmis sa malédiction, alors autant en profiter au maximum.
Les douze années suivantes furent des années de débauche secrète, en parallèle de mes études. Un cursus en médecine légale exemplaire, ponctué de soirées privées, interdites, arrosées d'alcool et de drogues dures. Que de souvenirs... J'en avais même trouvé un comme moi. Ce bon Ronan. Pendant que j'étais dans mon domaine, il se complaisait dans la psychiatrie. Et comme moi, il était... Béni par la maladie de la vie.
Du moins, c'est ce que je pensais.
~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~~
"Monsieur, il est l'heure, je dois vous demander de vous écarter."
Ramené à moi par la voix du maître de cérémonie, je regarde le cercueil que je surplombe. La photo de Ronan posé sur l'ébène, je m'éloigne pour les laisser enterrer le tout, sous une pluie maussade.
Annotations
Versions