Esprit, es-tu las ?
Les deux tons de la sonnette saturent les tympans d’Olivie. Elle émerge difficilement d’une léthargie consécutive à une nuit très courte et à l’inhalation de certaines substances.
Le temps qu’elle réalise qu’elle se trouve au travail, et la cendre de son joint tombe sur le tapis. En posant son mégot sur le bord du récipient, elle se dit qu’elle nettoiera plus tard. Un bond lui suffit pour se retrouver sur ses pattes. Ses sabots raclent le plancher.
Quelques rayons de soleil filtrent entre les lattes des volets, indiquant le début d’après-midi. Il ne peut donc s’agir que d’un client. Chouette ! Depuis le temps qu’une telle chose ne s’est pas produite, ses muqueuses se sont asséchées.
En contournant son bureau, elle se cogne contre une chaise. Olivie va devoir penser à embaucher un domestique, dès que ses moyens le lui permettront. Ou alors, faire installer l’électricité. Toutes ces bougies donnent une ambiance très à propos, mais en rognant sur le côté pratique. D’autant plus que son mobilier a la fâcheuse habitude de jouer à cache-cache dans tous les coins d’ombres.
Une fois la porte d’entrée ouverte, elle lâche un frigorifique :
— C’est pour quoi ?
Malgré ce ton acerbe, ceux qui nécessitent ses services sont rarement rebutés. Elle essaie de se construire un personnage retors et distant pour entretenir le mystère. Aujourd’hui, elle n’a pas besoin d’exagérer, son humeur est juste au bon niveau, et ses cordes vocales râpeuses à souhait.
— Bonjour Mada…
Le visiteur s’interrompt. En face de lui, Olivie fronce les sourcils, inquiète, renforçant une ride verticale qui se dresse depuis le sommet de son nez. Elle demande ce qui se passe.
— Non, rien, je ne m’attendais pas à une Dipylon, c’est tout.
— Oui, je suis une Dip, et alors ? Ça vous pose un problème ? C’est mes deux jambes de cheval, mon buste d’humain, ou mes cornes, qui vous gênent ?
S’il insiste un peu trop, comme en mentionnant la couleur violacée de la peau ou la grande taille d’Olivie, celle-ci est fermement décidée à le jeter dehors, client ou pas ! Quand elle est mal réveillée, il ne faut pas la titiller.
— Vous êtes bien humain des cheveux jusqu’aux orteils, vous, et j’en fais pas toute une histoire, si ?
— Non, rien du tout. Rien ne me gêne… Si ce n’est… On dit quoi ? Madame ?
— De toute façon, c’est Mademoiselle ! Mais vous bilez pas, tout le monde fait la même erreur.
Elle braque sur lui un regard interrogateur, dans l’attente d’une raison valable à sa présence.
— Oui, je cherche le cabinet…
Il fouille sa mémoire. La Dip craint une nouvelle confusion avec le médecin d’en face. Cela se produit régulièrement. Une plaie d’avoir un tel voisin.
— Le cabinet du chamane Olivier, vous connaissez ?
— C’est ici ! D’ailleurs, c’est écrit là-haut, vous voyez ?
— C’est que… je ne sais pas lire…
— Ah, pardon. Ben, c’est moi ! Enfin, non, je suis Olivie, pas Olivier, mais ne vous inquiétez pas, tout le monde fait la même erreur… Venez vous installer.
— Merci.
La chamane dodeline de la croupe devant son client le long du petit couloir. Une fois dans le vif du sujet, elle lui indique la chaise qui porte des lambeaux de la peau de son genou, tandis qu’elle prend place dans le grand fauteuil en cuir, luisant de sa transpiration morphéique.
— Bien, qu’est-ce qui vous amène ?
— Voilà, j’ai perdu ma femme la semaine passée.
Le visage dipylonien reste de marbre, cependant elle préfère montrer un minimum de compassion.
— Toutes mes condoléances !
— Merci, Mada… moiselle.
Encore un qui cherche à avouer un adultère ou, plus pathétique, dire à la défunte personne chérie qu’il l’aimera toujours et qu’il ne se remariera jamais. Tous les moyens sont bons pour gagner de quoi se nourrir et se vaporiser les neurones.
— C’était une grosse perte, et pas uniquement pour son poids : elle me faisait ch… enfin, elle me menait la vie dure, si vous voyez.
Voilà qui change un peu.
— Maintenant qu’elle n’est plus là, je ne… Il m’est impossible de… Il faudrait que je puisse…
Olivie tombe toujours sur les plus tarés de la Terre. Elle espère que cette fois ce ne sera pas aussi le plus pervers.
Il soupire :
— Je savais que j’aurais du mal à exprimer ma requête, alors je l’ai fait écrire. Tenez.
Il tend un feuillet roulé, que la chamane parcourt rapidement. Le trait est fin et régulier. Le scribe qui s’en est occupé dispose d’un talent certain, il doit sûrement coûter cher.
— Voyons… oui… d’accord… mmmh… très bien… Pas de soucis particuliers. Euh… je vous demanderai de rester à votre place, immobile et silencieux, durant toute la séance. Par contre, j’ai l’habitude de faire payer d’avance.
— Pas de problème.
Elle croit bon de se justifier :
— Parfois certains s’en vont en plein milieu et…
— Oui, je comprends.
Il dépose quelques pièces dans la coupelle en bois d’olivier qu’elle lui tend. L’air de rien, elle les compte. Elle veut en donner aux clients pour leur argent, même si elle n’impose aucune restriction. Par contre, elle met un point d’honneur à faire payer plus cher les plus aisés, question de principe.
— Vous avez quelque chose à ajouter avant que je commence ?
— Non, vous pouv… Ah, si ! Dites-lui quand même que je l’aime… enfin, un peu, quoi…
Il possède un reste d’humanité, finalement. Olivie aurait presque pitié. Avec tout le mal qu’il peut penser de sa défunte, et qu’il reconnaît honnêtement, il devait ressentir quelque chose de profond pour elle. La chamane décide alors de faire comme s’il avait mis un peu plus d’argent.
De ses doigts longilignes, Olivie craque une allumette et ramène son joint à la vie. Plusieurs bouffées lui emplissent les poumons. Ses oreilles bourdonnent. Malgré toutes ces années de pratique, elle éprouve chaque fois le même plaisir. L’odeur enivrante envahit toute la pièce, et elle entend son client se racler la gorge. Son regard dipylonien s’éteint quand ses paupières se baissent. Sa concentration est proportionnelle au nombre de chimères qui gambadent dans son cerveau.
Petit à petit, elle perd le contact avec la réalité. Ses membres deviennent plus légers que les volutes s’échappant par sa bouche entrouverte. Se cambrant brusquement comme si elle ressentait un orgasme incroyable, elle bascule dans un autre monde.
Elle distingue beaucoup de chuchotements incompréhensibles, pareils à un nuage de mouches tournant autour d’une large tartine recouverte d’une épaisse couche de confiture à la fraise. Il fait encore plus noir que dans son cabinet sans lampe. Elle focalise avec facilité son attention, et commence à discerner quelques formes blanchâtres et floues.
Avant même de pouvoir se situer, et déterminer où elle doit se rendre, un esprit l’interpelle :
— Tiens, un nouveau… Ah, non, c’est une nouvelle, excusez-moi.
— Ne vous inquiétez pas, tout le monde fait la même… Laissez tomber !
— C’est qu’elle est désorientée, la nouvelle, on dirait ! Tss-tss, tout va très bien se passer, tu verras. Il ne peut plus t’arriver grand-chose, ici, tu sais.
— Non, non, vous faites erreur : je ne suis pas morte ! Je suis chamane… Une simple visiteuse.
— Ah ! Faudrait qu’ils pensent à vous donner des badges pour qu’on puisse vous reconnaître. C’est pas pratique du tout, comme ça. D’autant que certains sont plutôt excités, ces temps-ci, et si vous traînez, vous risquez d’être submergée de demandes en tous genres.
— Depuis le temps que je fais des allers et retours, ceux qui ne me connaissent pas sont de moins en moins nombreux. Donc, pour votre information : je ne travaille que pour les vivants !
— Ne nous en voulez pas, on perd un peu l’esprit, à force d’être ici !
Elle est encore tombée sur un comique.
— Bon, vous cherchez qui exactem…
Il se fait sauvagement couper la parole par un autre esprit, qui vient se placer entre lui et Olivie :
— Vous pourriez pas faire une exception pour moi ? J’aimerais transmettre un message à ma fille qui…
Un troisième arrive à toute allure :
— J’étais là avant, alors si elle doit faire quelque chose, c’est pour mon frèr…
Olivie met rapidement tout le monde d’accord, avant que ce ne soit la cohue dans sa tête :
— STOP ! J’en ai marre de votre esprit de famille ! Je ne peux rien faire pour vous et vous le savez : c’est la règle !
Ils sont lourds, aujourd’hui. Elle s’empresse de se débarrasser des esprits hystériques et explore les environs en quête de celui qu’elle est venue rencontrer.
Sa chance – ou est-ce un autre don ? – lui permet, comme bien souvent, de trouver rapidement ce qu’elle cherche. Elle s’en approche en douceur, afin de ne pas l’effrayer.
— Bonjour. N’ayez pas peur, je ne vous veux pas de mal. Vous êtes perdue, c’est tout à fait normal.
— Qu’est-ce qui se passe ? Je suis où ? Et mon mari, il ne lui est rien arrivé ?
— Euh… À lui, rien, je vous rassure, mais… ça fait une semaine, vous n’avez toujours pas eu la réunion d’accueil ?
— D’accueil de quoi ? Vous savez ce qui m’arrive ? Dites-moi comment partir, je vous en prie ! Mon mari doit s’inquiéter…
— Ho, non, il ne s’inquiète pas… En tout cas pas pour vous. Gardez votre calme… Tout ça est parfaitement normal, et chaque être humain y passe forcément un jour ou l’autre, enfin à de rares exceptions près.
— Qu’est-ce que vous entendez par là ? Un peu comme le baptême, la communion et le mariage ?
— Dans un sens, oui. C’est l’étape suivante. Celle-là est plus… définitive ! En d’autres mots, vous en avez pris pour une éternité !
Un esprit de bébé, bien connu d’Olivie, s’approche et lui chuchote dans ce qui ressemble le plus à son oreille :
— Bon, tu lui avoues qu’elle est clamsée, la vieille ? Sinon ça va durer des plombes avant qu’elle pige !
La Dip lui répond sur le même ton :
— Robin, s’il te plaît, un peu de tenue, j’essaie de la ménager.
Le nourrisson disparaît, laissant la nouvelle arrivée réaliser sa situation :
— Quoi ? Vous voulez dire que… je… je serais morte ?
— Oui, dans l’esprit, c’est un peu ça, effectivement. Vous n’êtes plus une femme, vous êtes devenue un esprit… Ou une esprite, s’il y a un féminin. Remarquez, au point où vous en êtes, vous pouvez tout vous permettre.
— HO MON DIEU !
À ce moment, une énorme voix caverneuse semble venir de tous les côtés à la fois :
— Quoi ?
— Non, non, rien, fausse alerte, nous sommes désolées ! C’est une nouvelle recrue qui n’a pas encore l’habitude…
— Ne vous inquiétez pas, tout le monde fait la même…
La chamane est un peu agacée :
— Oui, bon, ça va, hein !
La femme commence à paniquer :
— Mais… qu’est-ce que je deviens ?
— J’ai peur qu’il n’y ait plus beaucoup de changement. Par contre, si je peux me permettre, j’ai une petite demande de la part de votre mari…
— Mon mari ? Il va bien ?
— Oui, il va bien, lui… il a l’air très en forme. Tenez, il a fait mettre sa question sur ce parchemin.
La défunte le parcourt d’un trait.
— Et comment je peux lui répondre ?
— Voici une plume, vous n’avez qu’à utiliser la place libre en bas.
Elle gratte quelques mots avant de poursuivre :
— Vous savez, il ne sait pas lire, alors il faudra…
— Oui, oui, je suis au courant, ne vous inquiétez pas.
Après une seconde, elle conclut :
— Il a ajouté qu’il vous aimait.
— Merci et adieu.
La grosse voix résonne à nouveau :
— Quoi encore ?
Bon, il est temps de partir. Olivie la laisse se débrouiller toute seule. Elle s’éclipse sans autre forme de procès, et retrouve son corps dans une inspiration subite, qui fait sursauter son client. Il se ressaisit rapidement :
— Alors, comment ça s’est passé ? Vous l’avez vue ? Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Ses idées encore confuses, elle se frotte le visage d’une main pour essuyer des perles brillantes et suintantes, tandis qu’elle demande un moment à son interlocuteur d’un geste.
— Elle a dit quoi ?
— Je… je dois vous avouer que votre femme a du mal à admettre qu’elle n’est plus de ce monde.
— Euh… oui, mais… elle a répondu ?
— Elle a commencé par manifester de l’inquiétude à votre égard. Je pense qu’elle vous aime toujours, elle.
— Je la reconnais bien là, ma câlinette ! Mais vous lui avez montré le parchemin ?
— J’ai rempli ma mission, rassurez-vous.
— Et ?
Olivie découvre la phrase en la lisant :
— “Pour le linge délicat, utiliser le petit filet et prendre la lessive qui est dans le flacon vert.”
— Ah ! Merci beaucoup ! Vous me sauvez la vie ! Ma maîtresse vient d’emménager à la maison et ses petites culottes en dentelle sont vraiment très fragiles, vous savez !
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