Premier voyage (3) — Le rôle du Désastre

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Hedera helix

 Entre notre chambre et le rez-de-chaussée, il y a en tout deux autres pièces. Malheureusement, les portes sont fermées. Peut-être est-ce d’autres salles réservées aux clients ? Toujours est-il qu’aucun bruit n'en provient. Le silence règne dans cette auberge. Ma recherche s’arrête une fois arrivée au rez-de-chaussée. Notre hôte est assise sur un des sièges aux côtés d'une immense table, me rappelant les bars présents dans certains hôtels.

 Le sol grinçant alerte la villageoise, qui se retourne brusquement dès mes premiers pas. Je sursaute, je ne m’attendais pas à une réaction aussi soudaine.

— C’est vous, dit-elle avec soulagement. Comment va votre frère ?

Sa réaction me turlupine. Il semblerait qu’elle ne s’attendait pas à me voir descendre. Serait-ce parce qu’il y a d’autres personnes dans l’auberge ?

— Il se repose sur l’un des lits. Je l’ai laissé pour plus de tranquillité, répliqué-je en utilisant mon masque de petite sœur.

 Un sourire prend place sur le visage de notre hôte. Sa main gauche frotte doucement la grande table.

— Je vois que monsieur a de la chance. Si j’avais été dans sa situation, j’aurais bien aimé qu’un membre de la famille me soutienne.

Quelle intéressante remarque.

— Vous n’avez plus personne ?

— Non, mon fils et mon mari sont partis depuis un bon moment. On avait l’habitude de tenir cette auberge en famille. Je m’occupais du bar en abreuvant nos clients avec l’alcool du village. Mon mari prenait en charge la cuisine et mon fils le ménage.

 Le ton employé par l’habitante résonne avec mélancolie. Son geste sur la table est également une preuve de sa tristesse envers ce temps qu’elle semble avoir chéri. Ou du moins, si cette personne me dit la vérité. Voir ses yeux bandés me perturbe, j’aurais bien voulu constater la lueur dans ses yeux pour confirmer la véracité de ses dires.

 À l’heure actuelle, je suis une sœur aimante et remplie d’innocence. Ce genre de personnes aurait tout de suite pris ses mots pour des faits avérés. De plus, il y a une information qui m’intéresse dans ces propos : la présence. Selon l’aubergiste, son fils et son mari étaient à ses côtés. Pourquoi n’est-ce plus le cas aujourd’hui ?

— Vous dites que votre famille est partie, pour quelle raison ?

Ma question dévore le sourire de la villageoise, faisant disparaître toute trace de sympathie sur la partie visible de son visage. Au fond, ce n’est pas bien étonnant, qui serait heureux de parler de sa famille disparue ?

 Cela fait un petit moment que mon interrogation est restée sans réponse. Compte-elle me donner davantage d’informations ? Ou bien voudrait-elle esquiver ma question dans le silence ? Si c’est le cas, ce peut être une chance pour moi de reprendre la discussion avec un sujet en lien avec la malédiction. J’ouvre légèrement la bouche, tentant de placer quelques mots, mais l’aubergiste me coupe dans mon élan :

— Ils ont été dévorés par le mal de ce village, gromelle-t-elle en serrant les poings.

Bingo ! Voilà une conversation qui m’intéresse. Il me suffit de continuer sur cette voie, ou du moins, si les choses étaient faciles. Cette réaction me laisse penser qu’elle ne parlera pas de ce sujet si aisément. Pour le moment, autant faire jouer les émotions.

 Mon corps se courbe, mes mains posées sur les épaules. Je baisse la tête, le regard cloué au sol, et tremble légèrement. Je conserve cette position pendant quelques instants. Laissant présager la peur, la tristesse et une certaine compréhension. Puis, une fois ce temps écoulé, je passe la main sur les yeux et le nez, le tout en reniflant.

 Mon regard se pose désormais sur l’habitante, reflétant une fausse empathie. Mes efforts se concentrent sur ma bouche, dictant ces mots avec tristesse :

— C’est horrible, comment est-ce arrivé ?

Les lèvre de la villageoise s’affaissent, je souris intérieurement. Il semblerait que mon stratagème ait fonctionné. Maintenant, je vais avoir la réponse que j’attends.

— Autrefois, notre communauté était un lieu paisible. Les voyageurs, qui empruntaient une route religieuse, séjournaient dans notre établissement. Ces céréales qu’abritent nos champs fournissent un très bon alcool, j’abreuvais ces clients avec joie et professionnalisme. Puis quelque chose s'est produit. Certains de mes voisins disparaissaient du jour au lendemain. Éteignant petit à petit les lumières de notre village.

La femme fit une pause. Ses dents se serrent, les ongles plantés dans le bois de la table.

— J’aurais dû y faire attention ! J’aurais dû partir depuis longtemps ! À cause de mon ignorance, mon mari s’est volatilisé et mon enfant… Mon fils, je l’ai vu se faire dévorer !

Son discours se termine par un cri de désespoir. Aucun mot ne sort de mes lèvres. Je ne peux qu’observer cette pauvre femme pleurer sa famille manquante. Voici donc le drame qu’apportent les malédictions. Gangrène disait que celle-ci était faible, et pourtant sa présence amène autant de disparitions. Dans ce cas, à quoi ressemble un puissant maléfice ? Si nous réussissons à détruire ce mal, les villageois reviendront-ils ? Tant de mystère dont je n’ai pas la réponse.

 Cela fait un moment que mon interlocutrice reste silencieuse. Tout montre que c’est à mon tour de parler. En revanche, je ne dois pas oublier ma place. Vu sa réaction, je ne peux plus me permettre de douter. Son histoire, son désespoir, tout est vrai.

— Je suis navrée, répliqué-je en posant mon regard sur le sol. Je ne peux que vous donner mes sincères condoléances.

À l’écoute de mes paroles, l’aubergiste effectue quelques pas dans ma direction, puis me saisit les épaules. Mon regard se lève aussitôt, se concentrant sur le tissu autour de ses yeux.

— Ne vous excusez pas ! Je suis heureuse que vous soyez venue. Et qui plus est, j’ai pu vous raconter mon histoire. J’ai beau être seule ici, j’ai tout de même votre agréable compagnie. Vous héberger dans cette auberge me rappelle le bon vieux temps, dit la femme avec tristesse et énergie.

Ces mots me donnent envie de pleurer avec elle. Pratique, dans un sens, cela m’évite de me forcer à verser quelques larmes.

— Puis-je vous demander un service ?

— Bien sûr, déclaré-je avec émotion

La mélancolie s'installe sur son visage

— Voulez-vous goûter l’alcool qu’il me reste ? Je voudrais servir quelqu’un une dernière fois.

J’aurais dû m’en douter. Dans un sens, cette demande n’est pas surprenante. Cette personne aimait son travail, il lui rappelle un temps où le bonheur régnait sur son quotidien. Et puis, cela me fera un souvenir de voyage.

— J’ai hâte de boire votre breuvage.

La joie recouvre des traits.

— Nous devrions en apporter pour votre frère aussi. Venez ! Vous allez m’aider à tout transporter !

À ces mots, la villageoise me prend par le bras et m’emmène hors de l’auberge.

 Je n’ai pas oublié une partie de ses paroles. Lorsqu’elle a affirmé vouloir servir quelqu’un, elle a ensuite précisé : “pour la dernière fois”. Cela signifie donc la fin de ses services en tant qu’aubergiste. Peut-être que cette femme s’est décidée à quitter le village et à mener une nouvelle vie ; ou du moins, je l’espère sincèrement pour elle, Gangrène et moi-même.

 J’accompagne silencieusement l’habitante entre les sombres bâtisses. J’ai beau connaître son histoire et les dégâts causés par le maléfice, il y a encore des choses que j’ignore sur cette communauté. Pourquoi les maisons ont aussi peu de fenêtre ? Pour quelle raison notre hôte camoufle ses yeux ? Étrange, j’ai l’impression d’oublier quelque chose. Une autre interrogation… Mais bien sûr : l’heure ! Gangrène me l’avait rappelé avant que je ne quitte la chambre, je me sens ridicule tout à coup. Je m’étais promis de m’en souvenir. Cette information donne mon temps d’action, je ne dois en aucun cas la négliger. Il fait encore jour, mais mieux vaut tard que jamais. L’aubergiste devrait être capable de me donner la réponse.

— Excusez-moi, demandé-je en suivant ses pas. Je voudrais savoir, combien de temps reste-t-il avant la venue du crépuscule ?

La villageoise continue sa marche en me répondant :

— Approximativement, il reste vbeuiqlkjvb avant le coucher du soleil.

Pardon ? Qu’est-ce qu’elle vient de dire ?

— Je n’ai pas très bien compris, pouvez-vous répéter s’il vous plaît ?

— J’ai dit qu’il restait vbeuiqlkjvb, répète-t-elle.

— Aaah !

Un cri sort de ma gorge, mes jambes me lâchent subitement. Je me retrouve à genoux derrière notre hôte, les mains sur les oreilles.

 Cette position, on dirait celle qu’avait Gangrène lorsqu'il entendait les paroles de cette habitante. C’est étrange, techniquement je peux la comprendre. Alors pourquoi ?!

— Qu’est-ce qui vous prends ? demande-t-elle en se tournant vers moi. Je n’ai fait que vous dire le temps restant avant le crépuscule, à savoir vbeuiqlkjvb. Vous savez, c’est vb!n:hei moins µGFBUI .

Je continue d’écouter ses paroles en grinçant des dents. Je comprends mieux à présent. Les seuls mots qui me sont incompréhensibles sont ceux en rapport avec le temps. Mais pourquoi ? Si je peux comprendre les autres mots, pour quelle raison ne puis-je les entendre ? Cette situation est handicapante. Cependant, rien n’est encore perdu, je peux toujours me fier à la position du soleil.

— Ce n’est rien, juste une migraine due à la fatigue, dis-je en me relevant.

Mieux vaut en parler plus tard à mon partenaire. Peut-être que dans le plus grand des hasards, Gangrène est capable d’entendre ces mots. Je lui poserais la question tout à l’heure, une fois que nous aurons ramené l’alcool.

 La villageoise s’arrête devant un petit coin couvert avec deux murs, soutenant de nombreux tonneaux. Une lampe contenant une petite bougie est attachée sur une colonne de bois, cette dernière parvient à maintenir la structure.

— C’est ici ! Nous allons prendre deux tonneaux. Récupérez donc le petit à droite, je m’occupe de l’autre.

Deux tonneaux ?! Notre hôte est un peu trop gourmande à mon goût. Un seul suffit largement pour nous trois. À croire qu’elle cherche à nous rendre ivres mort.

 J’effectue ses indications et entoure le récipient de mes deux mains, je force avec difficulté, ce tonneau pèse bien son poids. Ah ! Ce n’est pas bon ! Je me sens faiblir, dans peu de temps, mes bras lâcheront l’alcool ! Hors de question d’abandonner cette charge, je vais le poser sur le sol et le reprendre dans une meilleure position. Mes mains relâchent doucement la boisson. Je m’étire, me préparant à reporter le tonneau. Mon regard scrute rapidement le ciel, sa couleur suffit à me figer sur place. Le crépuscule est arrivé.

 Non, ce n’est pas possible ! Il y a à peine quelques instants, le ciel était encore clair ! Comment la nuit a-t-elle pu arriver aussi vite ?! Un son retentit derrière moi, c’est le bruit d’un tonneau qui rencontre le sol. Ma tête se tourne dans un geste presque mécanique.

Je n’aime pas ça.

L’autre récipient est à terre, l’aubergiste me regarde en silence.

J’ai un mauvais pressentiment.

La villageoise effectue un pas dans ma direction, mon corps pivote dans l’autre sens.

Pourquoi ai-je si peur ?

Cette femme, qu’est-ce qu’elle...

— Il semblerait que l’on n’ait pas besoin d’amener ses tonneaux finalement, déclare-t-elle avec un sourire narquois.

Mes yeux s’écarquillent. La personne qui est en face de moi n’est plus l’aimante mère de famille qui pleurait la mort de son fils.

— Tu ne dis rien ? Allons, il serait temps de faire tomber le masque. Vous êtes venue pour mourir, n’est-ce pas ? continue-t-elle en retirant le bandeau autour de ses yeux.

Ma vision est absorbée par la révélation de son visage. Ses yeux sont tout ce qu’il y a de plus normal. Alors, pourquoi les cacher ?! Non, je dois me calmer. La peur doit être facilement lisible sur mon visage. Tout comme vient de le suggérer cette étrange femme, il semblerait que je n’ai plus besoin du masque de petite sœur. Dévoiler ma vraie nature serait plus avantageux pour lui faire cracher la vérité.

— Il semblerait que vous me devez des explications, madame, répliqué-je d’un ton sec.

— C’est plutôt à moi de te dire ça ! Je peux comprendre que tu veuilles abréger les souffrances de ton frère, mais les tiennes ? Chercher la mort alors qu’on a la santé, tu es si pathétique !

Il y a quelque chose que je ne comprends pas dans son raisonnement. Apparemment, cette étrange femme est persuadée que ma venue ici équivaut à un suicide.

 Je ricane. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Moi, mourir ? Ha ha ha… JAMAIS ! Je me revois encore faire mon discours au Désastre le jour de notre rencontre. C’est stupide, parler avec une aubergiste pour chercher la mort, ça ne tient pas debout ! À moins que cette personne ait un lien avec la malédiction ? C’est fort probable. Dans ce cas-là, cette histoire d’alcool ne serait qu’un piège pour m’emmener hors de l’auberge pendant la venue du crépuscule. Quelle idiote ! Si seulement j’avais compris ses mots en parlant de l’heure, j’aurais pu réagir face à la tromperie. Non, pas nécessairement. Il y a des chances qu’elle me mente. D'ailleurs, l'histoire concernant sa famille peut être également une invention.

— Vous vous méprenez sur mes intentions. Je suis simplement venue passer la nuit chez vous. Je ne compte pas mourir, et encore moins abandonner Gangrène.

L'habitante rit de désespoir, son regard fou me donne l’impression qu’elle est au bord du gouffre.

— Bien, bien ! Il aime les personnes pleines de vitalité, cette envie de vivre se reflète dans les iris des gens. C’est ce qu’il aime le plus ! glousse-t-elle d'un air désespéré.

Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— De qui parlez-vous ? Qui est-t-il ?

La villageoise stoppe soudainement son rire.

— Le mal. Le démon. Celui qui a dévoré mon village. Il aime les douces lumières. Les lueurs présentes dans les yeux sont ses préférées. J’ai compris ce fait en regardant la mort de tous ces gens.

Elle arrive à dire ces mots avec un calme aussi morne. Comment peut-on expliquer les choses de cette manière après avoir assisté à tous ces événements ? Ce comportement me dégoute. Même si, grâce à ces explications, j’ai pu percer la vérité derrière ce village. L’absence de fenêtre n’était pas pour empêcher la lumière de rentrer, c’était pour qu’elle n’en ressorte pas ! Le maléfice est attiré par ces lueurs, les cibles qui en possédaient étaient les premières victimes.

— Cela doit vous faire un sacré choc, reprend-elle avec calme, les yeux larmoyants. Votre hôte n’est rien de plus que votre futur assassin. Moi-même, j’attends ce jour avec impatience. J’ai vu tous les habitants partir, mais ce mal m’a toujours épargnée.

Le corps de l’étrange femme se met soudainement à trembler, ses mains se posent avec ferveur sur son crâne, les iris concentrés sur l’éclat de la lampe.

— Pourquoi ?! Qu’est-ce que j’ai fait ?! C’est parce que je ne suis pas assez vivante ?! C’était parce que mon mari me battait ?! Le fait que mon fils m’ignorait ?! Les clients ne se souciaient que de l’alcool, ils n’avaient jamais d’yeux pour moi ! Personne, personne ne me donnait l’envie de vivre ! Et pourtant, j’ai tenu ! Je suis ici, je suis la dernière, je suis l’oubliée, je suis la délaissée, aaah !

Ces dernières paroles suffisent à changer mon expression. Désormais, cette femme me paraît plus accessible. Ce désespoir, qu’elle garde cachée au fond d’elle, sa profonde solitude, je les comprends. C’est triste à dire mais, parmi toutes les victimes, c’est elle qui aurait dû partir en premier. Aujourd’hui, ce soir, cette aubergiste ne veut qu’une chose : s’en aller.

— Je vous en prie ! Venez avec moi, je ne veux pas mourir seule ! Avec vous, je ne serais plus laissée pour compte !

Peu importe à quelle point sa demande est pleine de désespoir, je ne peux pas accepter. Je ne veux pas mourir, c’est mon désir et mon souhait le plus salvateur.

— Pardonnez-moi, déclaré-je avec tristesse, je ne peux pas vous accompagner.

À ces mots, le visage de l’aubergiste se fige ; la bouche ouverte, les joues humides et le regard inondé de désespoir. Le ciel autour d’elle s'assombrit, jusqu’à prendre une teinte entièrement noir. L’étonnement s’installe sur mon visage. L’obscurité entoure la villageoise. La panique sort de ma gorge :

— Attention !

La femme tourne la tête vers l’arrière avant de lâcher un cri de terreur. Les ténèbres entourent son corps avec efficacité, seule sa main droite parvient à en sortir. Je la saisis avec force. Pas de doute, cette masse sombre doit être la malédiction ! Je tire sur le bras, je ne dois pas lâcher prise ! Si seulement cette personne luttait, elle pourrait échapper rapidement à l’étreinte du maléfice.

— Tenez bon ! Je vais vous sortir de là !

Je tire davantage, la résistance s’allège puis devient soudainement inexistante. Mon geste me fait tomber à l’arrière, l’horreur encrasse mon visage. Ce n’est pas possible ! Ce que je tiens dans les mains, c’est un bras coupé à la plaie sanguinolente !

 Je lâche un cri strident, rejette le membre, et me relève avec vitesse. Mes pieds reculent, mon regard ne quitte pas la malédiction qui s’étend vers moi. J’ai beau ne pas croire aux événements, la vérité est là ! L’aubergiste n’existe plus, cette chose l’a dévorée !

Je suis la prochaine.

Non, hors de question ! Je ne veux pas mourir !

 Soudain, un contact se fait ressentir au-dessus de ma hanche droite. Je sursaute avec peur et constate qu’une main bandée m’entoure la taille. Mon corps est emporté quelques mètres en arrière. Ma tête se tourne, me permettant d’analyser le visage de mon partenaire. Le regard noir de Gangrène est posé fixement sur la créature, son bras m’empoigne avec force sans lâcher prise. Le soulagement enveloppe mon esprit, j’ai envie de pleurer.

— Quelle idiote, lâche-il d'un ton froid. Je t’avais dit de revenir au crépuscule !

Le regret me monte à la tête. Je comprends sa colère, j’aurais réagi de la même manière si j’avais été à sa place. Cependant, je suis incapable de générer la moindre excuse.

— Ne prends pas tout sur toi, reprend-il avec plus de calme. Je comprends que tu souhaites te rendre utile. Néanmoins, il faut savoir où s’arrêter. Il est temps pour toi de voir ce dont est capable un Désastre.

Gangrène relâche son emprise sur ma taille avant de se positionner face à la créature, me donnant une large vue de son dos. Sa main gauche saisit un bandage de sa paume droite et le déroule avec violence, dénudant avec rapidité ses deux bras, son torse et son visage. Je lâche un cri de terreur à la vue de son corps à moitié nu.

 Horrible. Voici le seul mot qui me servirait à définir l’état de son dos. Sa peau blanche est parsemée de taches noirâtres, creusant sa chair sanguinolente et dévoilant une petite partie de ses os. Ces nécroses se multiplient également sur ses bras et sa nuque. C’est immonde ! Comment peut-on vivre avec ces choses ?! Serait-ce à cause de cela que l’on appelle ce Désastre : Gangrène ?! C’est lorsque que je parviens à détourner le regard qu’un bruit vient picorer ma curiosité. J’ai l’impression d’entendre une nuée de claquements secs. Mes yeux se concentre avec difficulté sur le corps de Gangrène, mon regard s’arrondit d’horreur. Le dégoût me pousse à vomir. Chacune de ses nécroses s’est transformée en petite “bouche” aux dents pointues, claquants frénétiquement leurs mâchoires.

 C’est immonde ! Je ne veux pas regarder ça ! Mais ce n’est pas comme si je pouvais fuir la vérité éternellement. Gangrène est mon associé, et ce, malgré son apparence. Ce n’est pas notre dernière mission, je reverrais ce corps un nombre incalculable de fois.

— Arh ! grogne le Désastre

Mon regard se pose sur la malédiction. Celle-ci entoure Gangrène, sans pour autant l’annihiler. Mon associé essaye de la saisir avec ses deux bras, ses “bouches” dévorent le peu d’obscurité qu’elles arrivent à attraper. C’est inutile, son ennemi a beaucoup trop de surface et de souplesse. Si, ça continue, Gangrène va perdre.

 Je me claque les deux joues et secoue la tête. Il est grand temps de se ressaisir ! Je suis sa partenaire, il est de mon devoir de le soutenir et de l’aider !

— Gangrène ! Y-a-t-il quelque chose que je puisse faire ?!

Le Désastre tourne maigrement la tête dans ma direction. Ses cheveux sombres parviennent néanmoins à cacher son visage de profil.

— La lumière ! Cette chose se nourrit de faible luminosité, mais craint les plus fortes. Un feu devrait suffire à l’affaiblir ! hurle-t-il entre quelques grognements.

Pour obtenir une grande lueur, il faudrait se contenter de bien plus qu’une petite bougie. Comment puis-je… Ma pensée s’arrête en regardant les tonneaux. J’ai trouvé !

 Je prends un récipient que je vide de peu, afin de faciliter son transport. Il faudrait entourer la malédiction avec cet alcool. Seulement, un seul faux pas et je finirais comme la villageoise. Gangrène a beau la maintenir, je… je ne trouve pas le courage. C’est inutile, je n’y arriverais pas !

— Dépêche-toi poltronne ! Je ne la retiendrais pas longtemps. Sans moi, il y a bien longtemps que tu serais morte !

Je sursaute de peur en entendant les mots de mon partenaire. Le Désastre a raison, je dois me dépêcher. C’est maintenant ou jamais !

 Je déglutis avant d'entamer ma course, portant dans mes bras un tonneau se vidant d’alcool. Celui-ci se termine, formant un arc de cercle autour du maléfice. Ça devrait pouvoir faire l’affaire ! J’attrape la lampe accrochée à la colonne de bois soutenant le toit et retire la bougie avec rapidité. Je jette la mèche dans la flaque après mon avertissement :

— Attention, Gangrène !

Le feu se déclenche avec célérité, je m’éloigne en haletant. Les flammes se propagent autour du maléfice. Un cri de douleur retentit. La malédiction rapetisse, mon partenaire l’entoure entièrement et la dévore avec ses “bouches”. Après quelques claquements suivi d’affreuses mastications, le mal qui sévissait dans le village est complètement éradiqué.

 Mon corps s’immobilise pendant cette mise à mort. Je ne peux qu’observer mon partenaire, au creux des flammes, terminant un repas bien macabre. L’épuisement et la tristesse s’écoulent de mes iris. Enfin... c’est terminé. L’aubergiste, ce village, tout ce petit monde s’est volatilisé en même temps que cette ombre. Plus jamais ils ne pourront accueillir de voyageurs.

 Tiens ? C’est étrange, ma vision se brouille. J'ai l’impression que le paysage entier devient flou. Mes sens me quittent, je ne vais pas tarder à perdre conscience. Non, c’est mauvais ! Le danger n’est pas encore écarté. Le feu est proche des autres tonneaux, une déflagration peut se déclencher ! Je dois le dire à Gangrène. Mais mon corps ne bouge pas. Dans ce cas, je n’ai plus qu’à crier:

— Gan…

Hein ? Non, ma bouche ne répond plus ! Tout devient noir. Pas maintenant, je ne peux pas m’évanouir.

Je ne veux pas mourir.

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