Voyage Zéro (3) — Une main tendue vers l'espoir
Hedera helix
La prochaine étape est le Désastre. Je déglutis en constatant l’obscurité autour de moi. Je m’avance et pose le pied sur le pas de la porte. Un craquement se fait entendre, je recule brusquement. Une chaude lumière jaillit de la pièce scellée. Des feux s’allument les uns après les autres, dévoilant avec efficacité la salle où repose ma cible.
Les murs en bois sont recouverts de plantes grimpantes, des stèles rocheuses forment un cercle. Au centre de cette pièce, au creux de ces pierres, se trouve une silhouette sombre. C’est étrange, je m’attendais à une forme beaucoup plus monstrueuse. À le regarder comme ça, on dirait que le Désastre est humain. Mais pour quelle raison est-il aussi obscur ?
Ma cible relève son corps avec difficulté. L’étonnement prend possession de mon visage. L’être abominable que me décrivait la fée, n’est rien de plus qu’un homme quasiment recouvert de bandages noircis. Seuls ses cheveux d’ébène et son œil droit sont visibles. Constater une telle chose me fait mal au cœur. Comment a-t-on pu offrir un tel traitement à une personne ? Être seul, ici au milieu de ces pierres, pour un temps incertain. Comment a-t-on pu faire une chose pareille ?!
- Je me disais que tu mettais du temps à venir, dit-il d’une voix rauque.
La gêne s’installe dans mon esprit. Ça y est ! Je ne suis plus en compagnie de la fée, ma mission débute enfin ! Maintenant, je n’ai pas besoin de jouer la démone. Peu importe son apparence, devant moi se trouve le Désastre, le salut de l’Univers ! Je dois impérativement me montrer professionnelle. Sinon, tous les efforts des voyageurs seront réduits à néant.
- Voyageuse numéro soixante-quatorze ! Ravie de faire votre connaissance messire Désastre !
Mince ! J’ai sûrement parlé trop vite ! Et puis ça s’entendait que j’étais timide ! Que faire si ma salutation ne lui a pas plu ?
Je regarde mon interlocuteur d’un œil curieux. Celui-ci est en train de soupirer. Oh non ! J’en étais sûre, je l’ai…
- Une jeune femme, hein ? C’est désolant de constater à quel point ces types n’ont aucune pitié.
Pardon ? Ces types ? Mais de qui parle-t-il ?
- Je me fiche de savoir le numéro, donne-moi ton nom. Et arrête tout de suite avec “messire”, appelle moi Gangrène.
Je le regarde d’un air abasourdie. Ce prénom, je n’arrive pas à croire qu’une personne ose le porter. Après tout, il s’agit d’une odieuse nécrose des tissus. Une répugnante maladie ! Quel rapport avec le Désastre ?
- Ton nom, je me suis présenté, maintenant c’est à toi, me rappelle-t-il.
Au diable les questions ! Pour l’instant, je me dois de faire bonne figure. Le sort de l’Univers en dépend.
- Je me nomme Hedera helix, enchantée de faire votre rencontre, Gangrène.
Pour être honnête, je déteste ce surnom. Bien qu’il soit une couverture, je n’ai pas d’autre choix que de le porter. C’est une règle des voyageurs.
- Pas de formalité entre nous, tutoie-moi, Hedera. Je suis également ravi de te connaître, même si j’aurais aimé que ce soit dans d’autres circonstances.
Je soupire de soulagement. Heureusement que cette étape s’est déroulée sans accroc. Le Désastre, non, Gangrène n’a rien d’un monstre. Je suis soulagée qu’il puisse me parler calmement. Il n’a pas l’air désagréable non plus. Tant mieux ! Durant les voyages intra-universels, la bonne entente permet une survie plus efficace face à l’imprévu.
Bien sûr, il ne faut pas se contenter des premières impressions. Son comportement peut très bien cacher des pensées encore plus sombres que son corps. D’ailleurs, les paroles qu’il a échappées à l’instant me perturbent.
- Que veux-tu dire par “d’autres circonstances” ?
- Tu es venue ici sans le savoir ? Si, une voyageuse vient voir un Désastre, c’est bien pour lui demander de mourir.
La surprise prend possession de mon être. Ce n’est pas du tout la raison de ma venue ! Au contraire, Il doit survivre !
- C’est faux ! Je suis ici pour t’emmener vers d’autres mondes, afin que tu puisses dévorer les malédictions.
Un petit rire s’échappe des bandelettes qui recouvrent sa bouche.
- Justement, c’est ce que je dis. Absorber les maléfices n’est pas sans danger. Pas étonnant qu’on confie ce travail aux Désastres. Après tout, ce ne sont que des outils.
Qu’est-ce qu’il raconte ? Aucun voyageur ne le traite de la sorte. Plutôt qu’un objet, nous le considérons comme notre dernier espoir.
- C’est… !
- Faux ? Peux-tu en dire autant ? Toi, qui as utilisé cette fée comme une simple lampe. Je ne disais rien depuis tout à l’heure, mais j’entendais tout.
Non, ce n’est pas la même chose !
- Pas du t…!
- Dis-moi Hedera, sais-tu pourquoi cette pièce est aménagée de la sorte ? C’est pour me retenir. Ces pierres aux multiples runes sont des sceaux visant à entraver l’horreur que je représente aux yeux de l’Univers. Je suis une vermine en cage. Et le simple fait que l’on t’ait demandé de me délivrer est une preuve suffisante pour me qualifier d’outil. Mon corps est un réservoir à maléfices. Pour éviter que ce fléau ne s’abatte sur les mondes, ils m’enferment ici. Je n’ai pas d’autre choix que d’attendre ma mort dans la souffrance.
Comment peut-il penser une chose pareille ? C’est totalement…
- Stu...
- Par contre, ne pense pas que cela m’empêche de t’accompagner. Au contraire, c’est une aubaine. De cette manière, je pourrais atteindre la mort plus rapidement. Je veux en finir le plus possible avec cette vie de souffr…
- J’EN AI MARRE !
Gangrène recule légèrement, poussé par la surprise, je continue ma gueulante :
- Tu n’as pas fini de me couper la parole ?! J’ai beau avoir un masque à gaz, je peux toujours respirer tes conneries !
L’œil du Désastre me regarde d’un air mauvais. Les bandelettes autour de sa bouche s’animent afin de former ce mot :
- Tu…
- Arrête donc de déprimer, je ne suis pas venue ici pour travailler avec un emo ! Nous allons sauver l’Univers, non pas parce que tu es un bon outil, mais parce que tu es notre espoir ! Est-ce que c’est clair ?!
Au diable le professionnalisme et le respect, la situation a changé ! Si, cette créature veut réellement en finir avec sa vie, alors ma mission est foutue ! Non, l’Univers est condamné ! Après tout, comment survivre lorsque l’on attend gentiment que la mort vienne nous chercher ? Rien que pour lui faire comprendre mes pensées, je suis prête à continuer le jeu qu’il a commencé !
- Sto…
- Tu as certes envie de mourir, mais tu crois que ce sentiment est réciproque ? Tu te trompes ! Moi, j’ai envie de vivre, de tout mon corps, de tout mon cœur, de toute mon âme ! Je ne le crierai jamais assez, je vivrai et je me relèverai autant de fois qu’il le faut. C’est pour cela que je suis devenue voyageuse ! Si jamais, je traversais les mondes en présence d’un suicidaire, qui me protégera ?! Non, qui sauvera l’Univers ?! Toutes les vies de tous les mondes comptent sur nous deux, et tu crois que tes envies de mourir les aideront ?! Toi aussi, tu aimerais que l’on t’abandonne comme ça ?!
L’unique œil de Gangrène s’agrandit, faisant dilater sa pupille. C’est tout ce que je peux décrire, les bandages recouvrant son visage ne laissent présager aucune émotion.
De mon côté, je halète avec exaspération. C’est la première fois que je crie autant sur quelqu'un. Néanmoins, je ne regrette absolument pas de m’être énervée de la sorte. Il fallait que je dise ces paroles. Pour moi, comme pour les autres.
- Tu n’as pas besoin de hurler. Certes, mes envies suicidaires sont néfastes pour le déroulement de notre mission. Mais, que veux-tu que j’y fasse ? C’est le seul et unique désir qu’il m’est permis d’obtenir, reprend-il d’un ton exaspéré. Si vraiment, tu souhaites la protection, aucun souci, je peux t’en donner. Seulement, lorsqu’il sera venu pour moi le moment de partir, ne m’en veux pas.
C’est étrange, ce n’est que notre première rencontre et pourtant, je déteste le voir parler comme ça. Dire que moi aussi, j’ai failli devenir comme lui. Heureusement qu'il m’a tendu la main. Alors, le mieux que je puisse faire est de réaliser cette même action. Bien sûr, je ne chercherais pas à copier son geste avec perfection, mais simplement à le reproduire à ma manière.
- Gangrène, en toute honnêteté, je ne pourrais m’empêcher de t’en vouloir. Car je ne chercherais pas à te laisser mourir. Ce que je veux, pour toi, c’est que tu puisses apprécier le fait d’être en vie.
La tête du Désastre sursaute de surprise, je suis contente d’avoir son attention à ce moment précis.
- Comment comptes-tu t’y prendre ?
Un sourire satisfait prend place sur mon visage. Quel dommage que ce masque à gaz camoufle mes expressions. Je tends vers lui ma main droite et épelle ces mots avec sincérité et douceur :
- C’est simple, ce voyage est une aubaine. Je vais te montrer les plus beaux paysages de l’Univers. La vie dans sa simplicité et son charme le plus irrésistible. Toi et moi, traversons les mondes, sauvons ces derniers et apprécions nos efforts. Nous ferons de nouvelles rencontres, goûterons de nouveaux plats, apprendrons de nouvelles choses. Et à la fin de ce voyage, nous serons heureux de constater que l’Univers a été sauvé par notre intervention. À ce moment, tu pourras toujours me dire si tu as envie de mourir ou non.
J’arrête cette tirade et regarde Gangrène d’un œil attentif. Celui-ci ne dit rien, et pourtant, j’ai l’impression de voir une larme couler de son seul et unique iris. J’espère de tout cœur que mes paroles l’ont atteint.
- C’est la première fois, murmure-t-il d'une voix chevrotante. C’est la première fois que l’on me dit ces mots. J’ai déjà traversé moult mondes auparavant, mais aucune beauté ne m’est apparue. Hedera, peux-tu réellement me montrer ces choses merveilleuses dont tu me parles ?
Je suis soulagée de constater à quel point cette personne se raccroche à mes paroles, et ce, malgré son sombre souhait.
- Bien sûr, on voyage mieux en bonne compagnie. Allons-y Gangrène, vivons ensemble.
Les bandelettes entourant ses joues s’humidifient.
- Tu voudras bien d’un être aussi répugnant que moi à tes côtés ?
Je souris de toutes mes dents derrière mon masque.
- Évidemment !
Vraiment, je suis heureuse d’avoir pu redonner de l’espoir à cette personne. Je sens que cette mission va se terminer avec brio.
À présent, il ne me reste plus qu’à quitter ce monde en compagnie de mon partenaire. Je touche le petit cube pendouillant à ma hanche droite. Cet objet de couleur bleu métallique est mon navigateur. C’est grâce à cette chose, que je peux voyager à travers les mondes. Je râpe mon pouce sur la petite lame incrustée sur l’une des faces.
- Qu’est-ce que tu fais ?
- Je nous prépare pour le voyage ! Cette petite chose en forme de rubik's cube va nous emmener vers un monde abritant une malédiction. Pour l’activer, j’ai besoin d’une goutte de mon sang.
Un bruit mécanique se fait entendre. Le cube se décompose, et prend la forme d’un cadre gigantesque. L’intérieur du polygone reflète la pièce. Soudainement, l’image change et dévoile une prairie verte bordée d’arbres et de champs.
- Voici le monde qui nous attend. Il nous reste plus qu’à sauter dans le portail.
Heureusement, le paysage illustré me paraît familier. On pourrait presque croire que je retourne dans mon monde.
Bien sûr, il ne faut pas baisser sa prudence. Comme dit un vieux dicton de mon pays : “Ne pas juger un livre à sa couverture”. Pour un voyageur, se fier aux apparences peut amener rapidement à la mort. Si le monde illustré est réellement maudit, alors il faut s’attendre au pire.
- Qui aurait cru que c’était aussi simple ? demande Gangrène, en admiration devant l’objet.
- La technologie fait des miracles sur ma planète d’origine. Maintenant allons-y !
Je pose le pied sur le bord du portail, la main droite tendue vers mon partenaire. Les pierres autour de lui se fissurent, faisant disparaître son entrave. Le Désastre amène sa paume et saisit la mienne avec ferveur. Je l’entraîne avec moi dans le portail, en voyage vers un autre monde. C’est sur cette action, que débute notre aventure.
Annotations