Deuxième voyage (5) — Premier songe
Hedera helix
J’entends des sons étranges, comme des bulles qui tourbillonnent près de mes oreilles. Une eau verte m’entoure, mon corps flottant est prisonnier de ce liquide. Je n’ai pas de problème pour respirer, un masque m’entoure le visage. Aucune panique ne me monte à la tête. Et pourtant, il en est de même avec la tranquillité. Je me sens juste extrêmement fatiguée.
Quel est cet endroit ? Il me semble qu’un peu plus tôt, j’étais… ailleurs. À vrai dire, je ne me rappelle de rien. Où étais-je avant d’arriver ici ? Quel est le nom que l’on m’a donné ? Qu’en est-il de mon âge ? Comment suis-je arrivée dans cette eau ? Qui suis-je réellement ?
Pour le moment il vaut mieux partir d’ici. Dans ce liquide verdâtre, je ne discerne rien, si ce ne sont quelques bulles d’air. Où se trouve la sortie ? Mes mains tournent aléatoirement dans l’eau. Je tends ma paume droite vers l’avant, un obstacle lisse me fait face. Qu’est-ce que c’est ? J’ai beau tendre le bras dans toutes les directions, le contact reste le même.
- Si je m’attendais à te trouver ici ! L’impatience te pousse à l’insomnie visiblement.
Qu’est-ce que c’est ? J’entends une voix féminine.
- De l’impatience ? Cela fait une semaine que j’attends ! Le délai est passé, son incubation devrait être terminée !
À en juger par ces nouvelles paroles, un homme aussi est présent. Les sources sonores proviennent de l’obstacle lisse. Seraient-ils derrière ?
- Effectivement, je me demande si l’épreuve n’aurait pas échouée.
En revanche, je me demande de quoi parlent ces personnes. Pourquoi m’ignorent-ils de la sorte ? Je suis ici pourtant.
- Échouée ?! Non, ce n’est pas possible ! Pas mon enfant ! Pourquoi me prévenir seulement maintenant Berberis ?!
Visiblement cet homme est en colère après cette femme. Comment l’a-t-il appelé, déjà ?
- Je n’ai pas préféré me prononcer. Comme tu le vois, le temps d’incubation est trop long. En revanche, le sujet n’est pas mort, ta fille continue son combat.
Je ne comprends pas cette histoire d’incubation, de temps et d’enfant. Peu importe, rien de tout cela me concerne. Je devrais leur faire part de ma présence. S’ils sont derrière l’obstacle, il me suffit de le frapper.
- Tu ne peux rien faire pour elle ? Regarde la couleur de l’eau, elle va mourir à ce rythme !
- Mon intervention est inutile. C’est sa bataille, ni toi ni moi ne devons intervenir.
Je tends une nouvelle fois la paume vers le mur lisse, mon majeur l’effleure. Parfait, je devrais pouvoir frapper.
- Laisse-moi espérer, n’est-ce pas la seule chose qui est autorisée aux voyageurs ?
- C’est amusant de constater à quel point, tu es devenu si faible. Dire que tu es allé vendre ta fille pour courir après des chimères, pauvre Ginkgo.
Mon corps s’immobilise à l’entente de ce dernier mot. Qu’est-ce que c’est ? Ce nom, je le connais ! Où l’ai-je entendu ? Ce serait cet homme ? Sûrement, je ne vois que ça. Si ces dernières paroles ont un lien avec mes souvenirs, alors j’ai le droit de savoir ! Je dois détruire cet obstacle au plus vite !
- Ne prends pas ce ton condescendant avec moi, tu sais bien que c’est inutile. En revanche, je t’interdis de comparer mon but à une utopie. Au sein même de l’Univers, tout est possible !
- Je ne peux qu’être d’accord avec toi. La preuve, on y trouve même des pères capables de vendre leurs enfants pour accomplir l’impensable, hi hi.
Un bruit de coup retentit au-delà de l’obstacle. Je dois m’activer ! Mon bras gauche se dirige avec force vers le mur. Je dois mettre toute ma puissance dans ce coup, il faut que ces gens me remarquent. Je dois sortir d’ici !
Mauvaise idée…
Mon poing s’immobilise dans l’eau verte, mon corps entier est paralysé. Qu’est-ce qui se passe ?! Quelle est cette voix ?! C’est horrible, je n’aime pas ça !
Tu pensais pouvoir m’échapper ?
Ma main gauche pivote sur elle-même avec force. D’horribles craquements osseux se font entendre. Je ne contrôle plus mon membre. Arrête ! Je t’en prie ! C’est douloureux ! Lâche mon bras ! Libère moi !
Mon regard affolé se concentre sur ma main prête à me faire face. Une horrible couleur verte-foncée teint mon avant-bras. La douleur s’intensifie et pourtant, aucun son ne sort du fond de ma gorge. Pourquoi ne puis-je pas crier ?! Cela m’aiderait à me faire remarquer !
- J’avais oublié à quel point, il était insupportable de discuter avec les monstres de ton espèce ! Je m’en vais pour aujourd’hui. Tu as intérêt à ramener ma fille demain !
Non, ne pars pas ! J’ai besoin de savoir, j’ai besoin d’aide !
- Quelle importance qu’elle puisse se réveiller demain ou jamais ? La mort serait préférable pour elle.
Arrêtez de parler, regardez-moi ! Je dois crier, il faut que je me manifeste ! Peu importe cette horrible voix qui me tord la main. Je dois me battre !
Je prends une grande inspiration malgré l’atroce douleur et les craquements d’os. Allez, je dois parler !
- A…aid, soufflé-je.
Un horrible son se fait entendre dans l’eau verte. Ma main gauche s’est totalement retournée sur elle-même. Ma volonté me quitte, comme si un monstre la dévorait. Mes paupières tombent, je ne peux plus résister. Sauve moi Ginkgo…
Je me relève brusquement de mon lit, la peau couverte de sueur. Ma respiration saccadée peine à trouver un rythme stable. Mes muscles tremblent, incapables de se calmer. Qu’est-ce que c’était ?! Un rêve, aucun doute possible. Et pourtant, il me paraissait si réel. Pourquoi ai-je été amnésique ? Où étais-je ? Les voix que j’entendais, c’étaient celle de Berberis et de cet homme. Quelle déception, je pensais que le voyage avait calmé mes cauchemars. Depuis que j’ai quitté la base, je n’ai eu aucune mauvaise nuit. Alors, pourquoi seulement maintenant ?!
Non justement, il n’y a rien de plus logique. Lorsque je suis partie chercher Gangrène, je n’avais que mon objectif en tête, ma mission assiégeais mes peurs. Seulement, avec mon arrivée dans ce monde, des souvenirs m’ont assaillies. Ces réminiscences venaient me balayer l’esprit, au même rythme que des vagues recouvrant le rivage. Ce sont elles, la cause de ce songe. Cette académie sous-marine est plus dangereuse que je ne le pensais. Le paysage qu’elle dévoile est toxique, écumant mon corps de peur et de regrets.
D’ailleurs, qu’est-ce que c’était ? D’habitude mes cauchemars se ressemblent. Et pourtant, celui-ci était bien différent. Si réel, comme si je l’avais déjà vécu auparavant. Non, ce n’est pas logique. À l’intérieur de ce songe, je n’avais aucun souvenir. Il ne m’est jamais arrivé d’amnésie auparavant, du moins je pense. Un soupir s’échappe de mes lèvres, cela ne sert à rien de se torturer inutilement l’esprit. Un rêve est un rêve, ce n’était pas la réalité.
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