Deuxième voyage (10) — Ai-je fait le bon choix ?
Hedera helix
Gangrène et moi quittons la maison étudiante, marchant avec une légère vitesse dans l’immense couloir longeant l’appartement de Taxus. Plusieurs élèves en tunique noire se déplacent avec hâte, tentant de trouver une salle de cours au plus vite. Le brouhaha environnant suffit à crisper le visage du Désastre, j’espère sincèrement qu’il pourra tenir le coup. Après un petit temps de recherche, nous nous arrêtons devant une bâtisse décorée d’un jardin empli de plantes mortes. Le numéro « 101 » orne le sommet de la porte, éveillant ma certitude quant à l’appartenance du lieu.
- C’est ici, dis-je au Désastre avant de frapper.
J’effectue plusieurs coups sur la porte, mais aucune réponse ne vient troubler mon mouvement. Après avoir enclenché la poignée, et constaté la fermeture du verrou, je sors de ma poche un morceau de fil de fer. À défaut de saucissonner des fées avec, je devrais pouvoir rapidement ouvrir cette porte. Cette compétence m’a été donnée durant mon apprentissage à la base des voyageurs. Cette technique est certes, criminelle, bien que mes supérieurs m’aient autorisé à le faire si « la situation l’exigeait ». Évidemment, comme cette phrase peut être utilisée dans bon nombre de contexte, je ne ressens aucune culpabilité à utiliser cette technique.
La porte s’ouvre après quelques maigre essais au fil de fer. Décidément, ce verrou était facile, j’espère seulement ne pas avoir perdu trop de temps.
— Merci, reprend mon partenaire. Va rejoindre l’amphithéâtre, je m’occupe des choses ici.
Je fais signe de ma reconnaissance par un bref mouvement de tête. Heureusement que Gangrène est là pour m’aider, sa compréhension m’est bien utile dans ce genre de situation. Je me déplace avec hâte dans le couloir, jusqu’à trouver la sortie débouchant sur l’amphithéâtre « Ukzim Zwarri ». Un nom étrange pour un monde à l’apparence familière. D’ailleurs, j’avais presque oublié le handicap de cette mer : son paysage. Quoi qu’il arrive, je dois éviter les colonnes de verre. Dans mon monde d’origine, j’avais visité quelques universités et tous leurs amphithéâtre n’avaient que très peu de fenêtre, en espérant qu’il devrait en être de même ici.
Je pose ma main sur la poignée, les oreilles concentrées sur les bruits aux alentours. Des étudiants parlent de façon désordonnée, une voix plus grave essaye d’obtenir de l’attention, c’est sûrement un professeur. Il semblerait que je ne sois pas très en retard, c’est pour le mieux. De cette manière, j’aurais plus d’informations. J’entre dans le bâtiment, découvrant avec stupeur la superficie de l’amphithéâtre. Cette salle d’une taille immense possède de nombreux sièges, dont certains sont installés à une dizaine de mètres de sol. Les lumières du plafond éclairent efficacement le bâtiment. Les fenêtres sont toutes obstruées par des volets, cachant la moindre vue sur l’extérieur. Je lâche un soupir de soulagement, aucune réminiscence ne devrait me hanter pendant le cours.
Mon regard analyse les personnes présentes dans cet amphithéâtre. Il y a en tout, une bonne centaine d’élèves, un professeur devant un tableau noir et enfin Taxus, assise à la première rangée de droite. Ses yeux sombres me fixent avec stupéfaction, sa bouche arrondie trahit sa surprise. L’esquisse d’un sourire prend place sur mon visage, la voir prise de court me rend fière. Cela suffit à me convaincre que mon plan est le bon. Je m’installe aux côtés d’autres élèves, en bout de rangée, quelques sièges derrière ma cible. Après quelques rappels incessants, l’enseignant parvient enfin à obtenir l’attention de son public. Ses plaintes visant l’irrespect des élèves suffisent à me faire remonter dans le temps.
Avant mon entrée chez les voyageurs, je me trouvais assise sur des bancs semblables à ceux d’aujourd’hui, écoutant les cours que m’offraient la licence qui avait daigné accepter ma candidature. J’avais beau attendre d’avoir l’âge légal d’entrer à la base, je ne pouvais m’empêcher de m’idéaliser dans une vie prenant ces études comme carrière. Ces hommes de loi, ces personnages historiques, les erreurs commises par l’humanité, la place de la nature, tous ces sujets m’intéressaient. Je m’étais inscrite à des activités, rencontré des personnes avec qui j’ai partagé de bons moments. À l’époque, je me considérais comme en dehors du stress de la vie étudiante. Je savais que ce maigre temps d’attente allait se terminer par mon entrée chez les voyageurs.
En un instant, j’ai brisé cette vie estudiantine remplie d’insouciance. Désormais, je voyage à travers les mondes, tentant de sauver ces derniers des menaces qui pèsent sur eux. Tout cela dans le but de le rejoindre lui. À regarder les élèves ici, je sens les regrets monter en moi. Une interrogation soudaine s’accroche à mon esprit. Ai-je bien fait de devenir voyageuse ? Je risque ma vie à chaque instant, je côtoie un partenaire dont je ne sais rien, je lutte contre mon passé, et surtout j’atterris dans le seul département qui voulait de moi. Ce n’était pas mon but, ce n’était pas mon rêve ! Pourquoi cette vision si utopique de mon avenir se transforme petit à petit en un paysage sombre où le Lierre domine ? Comment en suis-je arrivée ici ? Puis-je me libérer de ce bourbier dans lequel je m’enfonce ? Pourrais-je un jour reprendre place sur les gradins de l’université ?
Non, en aucun cas et je le sais très bien. Je n’ai aucune raison de regretter mon choix, après tout je fais quelque chose d’important ! Je sauve des vies, c’est bien plus valorisant que d’écouter passivement un professeur ! Alors pourquoi ? Pourquoi est-ce que ce quotidien insouciant me manque ?!
- Maintenant que j’ai enfin obtenu votre attention autant commencer sans tarder. Nous avons déjà du retard, dit l’enseignant.
C’est vrai, je ne devrais pas faire le point sur moi-même en ce moment. J’ai une mission à accomplir, un plan à suivre. Actuellement, je suis sensée surveiller Taxus et en apprendre davantage sur la malédiction. Autant se concentrer sur l’essentiel.
- Tout d’abord, une petite introduction, reprend le professeur. Comme vos parents ont dû vous l’apprendre, notre communauté s’est retrouvée menacée par le fléau qui hante les cieux. Nos ancêtres se sont retrouvés à concevoir une technologie permettant à l’humanité de vivre sous l’eau. Pourquoi cela ?
- Car toute la surface n’avait plus la moindre once de vie, seule une mer était mystérieusement épargnée, répond un élève.
L’étonnement écarquille mes orbites, je n’arrive pas à croire qu’un tel scénario soit possible ! L’humanité est contrainte de vivre dans le seul lieu à l’abri de la malédiction, à savoir une zone sous-marine. J’espérais une meilleure réalité pour ce monde. Seulement, je n’ai pas le choix d’admettre cette vérité. Les informations que Gangrène a su obtenir évoquaient la même chose.
- Exact, ce qui nous amène à deux principales questions : comment l’humanité a-t-elle pu développer une technologie pareille si rapidement et quelle est la cause de l’immunité de cette mer ? Le but de ce cours est de réfléchir à la deuxième interrogation. Je vous parlerai de différentes théories pouvant y répondre.
S’ils n’en sont qu’au stade théorique, cela signifie que les habitants ne sont pas en possession d’une réponse certaine. Voilà qui est bien problématique. Cependant, il y a une chance que mon savoir de voyageuse puisse aider ces indigènes. Enfin je dis ça mais, je connais assez peu de choses sur les malédictions. Je pensais que seuls les Désastres représentaient une menace pour elles.
Dans ce cas, peut-être y a-t-il un lien avec la présence de Gangrène ? Non, impossible. D’après le professeur, il est question d’ancêtres, et l’académie était déjà là à notre arrivée. La cause est extérieure à notre duo.
- Première théorie, l’eau de mer repousserait le fléau céleste. Cette possibilité a été démontée par nos explorateurs. L’océan à proximité est dépouillé de toute forme de vie, continue l’enseignant.
Ce professeur fait le travail à ma place, je n’ai même plus besoin de réfléchir aux possibilités à ce rythme.
- Deuxième théorie, les êtres vivants ici auraient une immunité génétique face au fléau. D’après les recherches scientifiques les plus avancées à ce sujet, le code génétique des poissons volants se serait mis à changer de manière étonnante ces derniers temps. Lorsqu’ils quittent l’eau, le fléau ne s’attaque pas à eux.
En voilà une information intéressante, je me demande si une malédiction aussi puissante serait capable de faiblir selon le type de proie ingérée. Peut-être que cette supposition explique la survie de ces espèces marines.
- Et troisième théorie, celle que je vais davantage développer, reprend le professeur. Celle comme quoi cette mer serait protégée par un énigmatique sanctuaire.
La surprise attise ma curiosité, serait-il possible que ce soit le bâtiment auquel je pense ?
- Mais plutôt que de vous l’expliquer de manière conventionnelle, je préférerais attirer votre attention sur le paysage qui nous entoure.
Après avoir dicté ces mots, le maître de conférences appuie sur une petite télécommande, faisant aussitôt monter les volets de l’amphithéâtre. Mon regard se pose automatiquement sur les fenêtres dévoilées du bâtiment. Une sueur froide descend le long de mon front. Comment aurais-je pu prévoir un tel dénouement ? Ce genre d’action est totalement imprévisible ! Si j’avais su, je me serais préparée à l’avance !
Tout va bien, je dois cesser tout tremblement, je dois me décrocher de cette vue sous-marine. Il suffit juste que je ferme les yeux, je pourrais me concentrer facilement sur les mots de l’enseignant. Je force sur mes paupières, plongeant mes iris dans le noir. Le souffle court, je tente de retrouver mon calme, il ne faut pas que je perde face à cet imprévu.
- Ce sanctuaire serait d’un temps antérieur à celui de nos ancêtres, vous pouvez le voir à l’horizon montré par les fenêtres à ma gauche.
Ce n’est pas bon, le peu d’informations dites sont largement insuffisantes. Je dois savoir si ce bâtiment est bien celui où se trouve l’Avarice. Aller, juste un coup d’œil, cela ne me fera pas de mal. J’ouvre doucement mes paupières et pose avec vitesse mon regard sur l’horizon. Je vois un immense couloir aux colonnes bleutées. Pas de doute, c’est bien celui-ci ! Cependant, quelque chose cloche, vu de loin ce sanctuaire me paraît bien délabré, rien à voir avec la vision que j’ai eu lors de mon maigre voyage.
- Nous ignorons les contextes de sa création, mais apparemment il aurait été construit pour une divinité que les textes contenus sur les colonnes de glace qualifiaient « d’associée à la vie ».
Une divinité associée à la vie, ces simples mots suffisent à faire remonter en moi cette sensation de déjà-vu.
- La superficie du sanctuaire est colossale, celui-ci entoure la mer dans laquelle se trouve l’académie. Ce qui amène l’hypothèse que ce lieu religieux nous protège du fléau, continue le professeur.
Je comprends mieux à présent la raison pour laquelle cette mer est immunisé face à la malédiction, cela ne fait aucun doute. La Naissance protège cette endroit, mais comment ? Qui est-elle pour arriver à une telle prouesse ? On lui attribue le titre de divinité mais, est-ce vraiment le cas ? L’Univers ne possède pas de dieux, c’est juste…
« Aujourd’hui, c’est une leçon très spéciale. Je voudrais vous parler de quelque chose que tout voyageur se doit de connaître. »
Oh non ! J’aurais dû refermer les yeux plus tôt ! Sans même m’en rendre compte, je suis restée les yeux posés sur le paysage. Ma simple réflexion suffit à me faire oublier ce fait, quelle idiote ! Je dois quitter cette vision au plus vite !
« Ce savoir pourrait vous sauver la vie, n’envisagez même pas de l’oublier. »
C’est inutile, je n’y arrive pas ! Cette voix, c’est celle de mon professeur à la base. La nostalgie du cours m’aurait ramené à ce souvenir ? Quoi qu’il en soit, je dois au moins détourner les yeux. Les paroles de l’enseignant présent ici me semblent si lointaines, je ne parviens qu’à entendre de maigres bribes.
« L’Univers est un amas spatial possédant des êtres uniques. Fort heureusement, le navigateur peut vous sauver la peau face à la majorité, mais pas lorsque vous affrontez cette espèce. »
J’ai honte de l’avouer mais ce souvenir me paraît vague, pas de doute j’en ai oublié le contenu. Ce genres d’informations auraient pu m’être utiles dans un autre contexte, en revanche le moment est mal choisi. Je dois me concentrer, il ne faut pas oublier la présence de Taxus, je dois la surveiller.
Je réussis enfin à tourner la tête, posant le regard sur ma cible. Un soupir de soulagement s’échappe de ma bouche, elle n’a pas quitté sa place. Maintenant que cette chose est faite, il ne me reste plus qu’à reposer mon attention sur l’enseignant de cette salle.
— D’après les résultats des recherches, il y aurait eu une découverte concernant les…
CRAC !
Non, dites-moi que je rêve ! Mes yeux ne regardent pas le paysage !
« N’ayez crainte elles sont au nombre de trois. »
« Leur activité est limitée, vous avez peu de chance d’en rencontrer une mais, il vaut mieux être prudent. »
Je dois arrêter cette réminiscence, je dois garder le contrôle !
« N’envisagez même pas d’être leur ami. »
« Ne les prenez pas de haut. »
« Évitez-les, un point c’est tout ! »
« Ne les laissez pas s’intéresser à vous. »
Arrête ! Repends-toi !
« Ne leur dites rien sur les voyageurs. »
« La fuite est inutile, quel que soit le monde, elles vous rattraperont. »
« L’Univers n’est qu’un terrain de jeu pour elles. »
« Souvent considérés comme des divi… par des hum… »
« Parfois accompagnées par des gard… »
« Elles sont capables de vous retirer la vie en un… »
« Elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles, elles… »
…veulent te tuer !
Un cri de douleur s'échappe de mes lèvres tremblante. Mes mains se posent fermement sur mon crâne, essayant de contenir l'ignoble souffrance qui m'assaille. Le paysage autour de moi s'obscurcit, détruisant avec aisance le moindre repère.
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