Cependant, quelque chose ne va pas dans cette histoire. Si Tsiru-ja peut enlever la vie par les mots, pourquoi ne l’a-t-elle pas fait à ma partenaire ? C’est vrai, j’ai une compagne. Hedera cette jeune femme naïve. Cette personne si lumineuse, si vive, mon total opposé. Si je n’étais pas Désastre, et elle voyageuse, il n’y aurait eu aucune rencontre. C’est exact, ce lien est voulu par l’Univers. Nous œuvrons ensemble pour le sauver, quand bien même ma partenaire ignore la véritable nature des maléfices, je ne peux pas l’abandonner.

 Finalement, Taxus n’avait pas tort. J’évolue à mon rythme, je prends forme sans l’aide de ces bandages. Je rencontre une lumière, celle de ma partenaire, si chaude et éblouissante. Jusqu’à présent, je ne faisais qu’observer cette lueur de loin en plissant les yeux. Maintenant, j’ai effectué un pas en avant. Je m’habitue à cet éclat et j’espère un jour pouvoir l’alimenter.

Hedera, si jamais tu tombes sur cet écrit, sache que je te dois mes plus sincères remerciements. Tu n’es pas ma première partenaire, mais tu es l’unique personne m’ayant traité à part égale, comme si j’étais de la même souche que toi. Lorsque tu me taquines, lorsque tu te montres désagréable, lorsque tu t’inquiètes, lorsque tu partages tes repas, je me sens heureux. J’ai l’impression d’être si simple et pourtant si spécial. Je me développe, je regarde ces paysages que nous explorons et surtout, je tiens ta main, petite et chaude. Peu importe tes efforts, tu ne cacheras jamais les émotions qui t’habitent. Tu es honnête jusqu’à la moelle, et j’aime cette qualité que tu considères à tort comme un défaut.

 Vraiment, je remercie l’Univers de m’avoir donné la partenaire que tu es. Crois-moi, j’irais bien au-delà du serment. Je veux te protéger, te voir en bonne santé. Non pas par obligation, mais parce que je le souhaite, tout simplement. Voilà une réponse qui me ressemble, moi qui suis plutôt simplet.

• Je suis navré Taxus, mais il s’avère que j’ai une partenaire amplement suffisante pour ce travail. Et je refuse de l’effectuer avec qui que ce soit d’autre, déclarais-je avec sérénité.
• Tu es vraiment sûr d’abandonner l’espoir de mourir ? Tu veux te sacrifier pour une inconnue ? demande Tsiru-ja avec méfiance.

Il est vrai que ma décision peut paraître paradoxale. Et pourtant, il n’en est rien. Certes, je ne connais Hedera que depuis deux voyages. J’ai toutes les raisons du monde de la considérer comme une étrangère. Tout comme je pourrais l’abandonner afin de réaliser mon rêve. Cependant, cette action m’est impossible. Lors de notre précédent périple, ma partenaire m’a donné des mots que personne n’avait osé me déclarer :

« Dans ce cas, tiens bon encore un moment ! Lorsque nous aurons éradiqué toutes les malédictions de l’Univers, je trouverais un remède capable de te guérir. À ce moment-là, tu seras libre de mener la vie que tu veux, quand tu veux et avec qui tu veux ! »

Dès cet instant, j’ai senti quelque chose bouger en moi, comme si je sentais mon cœur battre pour la première fois depuis longtemps. J’ai eu envie de pleurer, j’ai eu envie de croire. Ces paroles, bien qu’extrêmement naïves, m’ont fait espérer. Ce carburant qui faisait tambouriner le muscle dans ma poitrine n’était autre que de l’espoir.

 Depuis ce moment j’ai cessé de penser que toutes nos actions étaient vaines. Je sais très bien ce que pense Hedera : l’Univers est infini, et contient des possibilités identiques à sa taille. Là-dessus, je ne peux que rejoindre son avis.

• Je n’abandonne aucun espoir, au contraire je l’accueille. Je veux espérer trouver ma propre fin dans les mondes qui nous attende. Je décide de parier sur l’incertitude qui peuple cet Univers.

Et dès que j’aurais trouvé ce moyen de mourir, j’attendrais que ma partenaire soit en sécurité avant de la quitter. Peut-être versera-t-elle des larmes pour moi le jour de notre séparation. Honnêtement, ce geste me ferait plaisir.

 Je regarde Taxus avec attention. Aucune contestation ne vient modifier les traits de son visage. Tout ce que sa bouche traduit n’est autre qu’un maigre soupir. L’étonnement et l’absurdité haussent mes sourcils, c’est tout ? Actuellement, je suis fier de cette résolution personnelle. Grâce à elle, j’ai pu refuser la proposition de cette femme sans même le regretter. Et tout ce que j’obtiens c’est un regard dubitatif et un maigre soupir ? Cette réaction me déçoit, je m’attendais à une nouvelle réplique de sa part.

• Quel intérêt de répondre si tu es déterminé de la sorte ? demande Taxus avec exaspération.

L’étonnement me picore de nouveau. Il est vrai que j’analyse également les faits et gestes d’Hedera pour deviner ses pensées. Cependant, je suis loin d’être au niveau de Tsiru-ja en termes de lecture corporelle. Dans tous les cas, cette compréhension m’arrange. De cette manière je n’aurais pas besoin d’essayer de la convaincre.

• Finalement les choses vont être plus complexes que prévu, reprend Taxus d’un air embêté. Si tu avais accepté ma proposition, les choses se seraient mieux passées.
• Que veux-tu dire par là ?

Mon interlocutrice soupire de nouveau.

• Tu pensais sincèrement que j’allais accepter ta réponse sans broncher ? Je suis venue ici avec un objectif, et je n’ai aucune raison de l’abandonner. Même si l’action de ma sœur m’oblige à changer mes plans.

Je comprends mieux à présent. Lorsque ma partenaire m’avait raconté son histoire avec la Naissance, elle avait évoqué quelque chose sur une phrase l’interdisant de mourir. Tout comme Tsiru-ja est capable de tuer par la voix, l’Avarice serait apparemment dotée du même don. Il me semble que Hedera avait appelé cela « le pouvoir des mots ». Dans ce cas, si Taxus est incapable de tuer ma partenaire à l’heure actuelle, ce serait à cause de la phrase dictée dans le sanctuaire? Intéressant, je dirais même qu’il s’agit d’une bonne nouvelle.

• Je ne me réjouirais pas de cette situation si je tenais à elle, continue Tsiru-ja. Elle aurait tout à gagner à mourir maintenant.

Cette phrase attise ma colère et ma curiosité, quelle vérité se cache derrière ses paroles ?

— Qu’est-ce que…

— Enfin je t’ai retrouvé, sale garce !

Je tourne la tête vers la voix ayant brusquement coupé mon interrogation. Le regard posé sur ma partenaire, haletant avec colère. Son visage présente un bleu au niveau de son nez, une légère panique secoue mon esprit, qui a bien pu lui infliger cette blessure ?

— Oh oh, bien essayé Hedera. Malheureusement, les clowns ont le nez rouge, pas bleu, ricane Taxus.

La colère qui anime les yeux de ma partenaire s’intensifie. Ses jambes l’élancent dans notre direction. Son corps se positionne entre Tsiru-ja et moi-même. À sa venue, la dénommée Évolution recule de quelques pas.

• N’ose même pas toucher mon partenaire, déclare-t-elle avec hostilité. Je suis prête à manger tous les tableaux noir de l’Univers pour t’empêcher de toucher le moindre de ses cheveux.

Le comportement de ma partenaire m’interloque. Qu’est-ce que ça veut dire ? À l’entendre, on croirait que c’est moi qui suis en danger.

• Tu as pris ton temps, susurre Taxus derrière sa manche.
• Parce que quelqu’un a eu la politesse de couper le courant et cacher cette fichue trappe sous un lit, reprend Hedera d’un ton sec.

Cette déclaration m’étonne, je ne me rappelle pas avoir remis le lit en place ni avoir touché au moindre interrupteur. Pas de doute, Tsiru-ja est la responsable. Dans ce cas, depuis combien de temps est-elle dans l’appartement ? Avait-elle anticipé l’arrivée de Hedera ? Bon sang, que s’est-il passé entre ses deux-là ?!

• Navrée ma chère, mais je devais impérativement parler avec le charmant Désastre ici présent.

À l’écoute de ces mots, Hedera tourne violemment la tête vers moi, le regard brûlant de colère.

— De quoi avez-vous parlé ?!

La panique secouant mon esprit s’intensifie, une lourde rancune prend place sur mon regard, que je pose avec insistance sur Tsiru-ja. Cette chose rigole derrière sa manche d’un air amusé. Comment a-t-elle osé me tendre un coup pareil ?! Lors de son réveil, Hedera s’était méfiée de la conversation que j’avais eu avec Taxus. Elle avait senti mon mensonge, bien que j’eusse réussi à focaliser son intérêt sur le plus important : sa santé. Maintenant, je n’ai aucune excuse, auquel cas je risque de perdre la petite confiance qu’elle m’accorde.

• Je vous laisse discuter entre partenaires, reprend Tsiru-ja, prête à s’en aller en nous tournant le dos.

L’attention de ma partenaire se reconcentre aussitôt sur la femme bleue :

• Voilà qui est étonnant, je pensais que tu nous massacrerais bien gentiment pour avoir posé pied sur ton territoire. Où comptes-tu aller ?

L’amusement s’évanouit du visage de Taxus.

• Il y a une malédiction là-haut, et je compte bien la détruire. Ne t’en fais pas Hedera, je m’occuperais de ton cas.

Dès la fin de sa phrase, Tsiru-ja se met une nouvelle fois à siffler, d’un son aussi doux que lorsqu’elle avait retiré ma paralysie. Un bruit mécanique vient troubler cette sonorité. Le mur faisant face à la femme bleu s’enfonce partiellement, créant un petit escalier ascendant.

• D’ailleurs, je vous invite à me rejoindre. Il vaut mieux que cette petite ignorante voit les choses par elle-même, dit Taxus en pointant le doigt vers ma partenaire.

Son corps blanchit soudainement, faisant disparaître ses courbes. En un instant, la présence de Tsiru-ja s’évapore, ne laissant dans son sillage qu’une petite écume ratatinée sur le sol. La pression qui animait ma partenaire se relâche en un énorme soupir, tandis que je peine difficilement à faire de même. Le temps n’est pas à la détente. Notre ennemi l’a certifié avant son départ, elle ne négligera en aucun cas le sort de ma partenaire. Ce qui nous attends au sommet de ces marches risque de briser le lien, que nous entretenons cette voyageuse et moi.